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Le Fire-Fly (Pont-Jest)/XXI

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E. Dentu (p. 349-358).

CHAPITRE XXI


De Whampoa à Canton. — Les rives du fleuve des Perles. — La capitale de la province de Kwang-Thong. — Old et New China’s-Streets.

Aussitôt mon retour à bord du Fire-Fly, je fis part à mon honorable et un peu sceptique commandant du résultat de ma promenade à terre, en n’oubliant pas de lui donner des détails sur la proclamation de Sa Majesté Chinoise, ce qui ne laissa pas que de l’inquiéter un peu. Il craignait, avec raison, que la lutte ne recommençât bientôt contre les Anglais.

En conséquence, nous dûmes remettre de quelques jours notre visite à Canton. Fo-hop, lui aussi, craignait que quelque complot n’attendît qu’une occasion favorable et fût sur le point d’éclater.

En attendant, nous parcourions le voisinage de Whampoa.

Sir John, en Chine, était bien forcé de se contenter du peu dangereux gibier que lui offraient les îles du Si-Kiang. Chaque jour, nous faisions, aux environs du mouillage, de longues chasses aux faisans, aux canards et aux pluviers dorés.

L’unanimité avec laquelle nous étions mal reçus dans les villages était remarquable. Quoique nous ne fussions presque toujours accompagnés que de mon domestique ou de celui de Canon, les portes se fermaient à notre approche, les enfants fuyaient, les femmes se sauvaient, les chiens aboyaient, les hommes criaient. Si vous ajoutez à ces différentes façons d’exprimer la sympathie que notre vue faisait naître, les voix éclatantes des coqs, les cris rauques des paons, la note insupportable des canards barbotant dans les mares, les grognements des porcs si gras et si courts sur pattes qu’ils roulaient en courant, vous aurez l’idée du concert qui, sans exception, saluait notre passage sous chacun de ces petits arcs de triomphe, ces pay-léou que l’on rencontre à l’entrée des villages, espèce d’ex-voto élevés à la mémoire d’un empereur, d’un général ou d’un mandarin bienfaiteur de l’endroit.

Une de nos courses — dans les îles que forment la rade, nous conduisit un jour jusqu’au pied de la grande pagode de Whampoa. De la dunette du Fire-Fly, j’avais depuis longtemps admiré son toit brillant à travers les massifs de cocotiers, en me promettant de monter à l’étage supérieur pour jouir du délicieux coup-d’œil que devaient y offrir la rade et les rives du fleuve.

Il manquait au monument hexagone, pour me permettre de réaliser mon projet, deux choses vraiment indispensables : une porte et un escalier.

Il s’élevait bien à cent cinquante pieds de hauteur, et la largeur de ses six étages superposés et terminés chacun par un petit toit à angles relevés eût rendu très-facile l’établissement d’un escalier intérieur ; mais les Chinois, fort peu amateurs, à ce qu’il paraît, des points de vue, ne l’avaient pas jugé nécessaire ; la pagode était, comme beaucoup d’autres, pleine du premier étage au sommet.

Le rez-de-chaussée était pris par une petite salle où figurait Fo, avec son gros ventre et ses yeux en coulisse. À dix pas, s’élevait la demeure du bonze.

Vous pensez bien que la première fois que je revis Fo-hop après cette désillusion, je m’empressai de lui demander l’usage de ces monuments qui m’avaient l’air, à moi, de ne servir à rien.

Si j’ai bien compris, voilà pourquoi on les élevait çà et là dans les campagnes, parfois loin de toute habitation et surtout sur les collines.

Les Chen, ces génies qui, selon les Chinois, président aux éléments, aux substances, à tous les phénomènes de la matière, habitent l’intérieur de la terre et cherchent toujours pour en sortir et se répandre dans l’univers les endroits élevés, comme les collines et les montagnes. Les Chinois pensent alors leur être agréables par la construction de ces monuments, autour desquels ils croient qu’ils fixent leur demeure en couvrant de leur protection les campagnes voisines.

Malgré toutes les nouvelles difficultés que faisait pressentir la proclamation impériale ; un mois après notre arrivée, nous crûmes cependant un jour pouvoir faire une excursion jusqu’à Canton. Seulement, par mesure de prudence, nous résolûmes de franchir la distance qui sépare Whampoa de la ville dans une des embarcations du bord, au lieu de prendre, comme cela se fait le plus souvent, un bateau du pays. La connaissance parfaite qu’avaient Fo-hop et Canon de la route à suivre nous dispensait de nous faire accompagner d’un pilote. Du reste, ce n’était pas seulement une partie de plaisir qui nous conduisait à Canton. Le commandant du Fire-Fly avait à voir son cosignataire. M. Hope, et voulait se rendre compté, par lui-même de la disposition des esprits à l’égard des Européens.

Un matin donc que la rade dormait encore, nous fîmes armer la baleinière par six de nos meilleurs matelots, et, sir John et moi, en compagnie de notre ami Fo-hop, nous nous lançâmes dans le nord du fleuve.

Nous avions à peine dépassé les bâtiments à l’ancre et doublé la pointe Sulphur, pour prendre entre l’île de Whampoa et celle de Pedder, que nous nous trouvâmes au milieu de cette singulière population qui habite dans des bateaux le long des rives du fleuve. On évalue à plus de cent mille les familles qui vivent ainsi sur l’eau comme des parias, sans rapports avec la terre, se nourrissant de la pêche, et du riz que produisent les rizières artificielles qui entourent ces demeures maritimes, foyers d’épidémie où grouillent des myriades d’enfants.

Lorsque le Si-Kiang couvre de son inondation les campagnes de ses rivages, c’est un singulier spectacle que celui qu’offrent aux yeux cette longue ville flottante, ces bateaux de toutes les tailles, de toutes les formes, surchargés de constructions bizarres élevées suivant l’accroissement de la famille et le besoin du propriétaire, et entourés de leur vert cordon de rizières. Ce n’est plus que dans cette misérable classe qu’on trouve encore des exemples de cette coutume barbare qui fait jeter à l’eau les enfants qui naissent avec des difformités.

Nous suivîmes le rivage de l’île de Whampoa jusqu’à la pointe Howqua, où, traversant le fleuve dans toute sa largeur, nous nous lançâmes sur la rive gauche, le courant y étant moins rapide. Nous donnâmes ensuite dans le passage entre l’île Kupper et la terre, et nous pûmes juger que nous approchions de Canton : Les bateaux mandarins se croisaient dans tous les sens, de lourdes jonques se laissaient aller au courant, la population flottante était plus nombreuse, une foule d’embarcations descendaient vers Whampoa. Bientôt, en effet, nous fûmes par le travers du fort French-Folly, c’est-à-dire à l’entrée de la rade, où le fleuve n’a pas moins de trois quarts de mille de largeur.

Nous avions mis à peu près trois heures pour remonter les huit milles qui séparent le mouillage européen de la capitale de la province du Milieu.

Aucune description ne saurait donner une idée de cette rade qui ne ressemble à aucune des rades du monde.

L’encombrement de la Tyne à Nort-Shield, ou de la Tamise à Greenwich, ne saurait se comparer au bruit, au mouvement qui se fait devant Canton.

Le long du rivage, de French-Folly aux chantiers de construction, se balançaient lourdement des centaines de jonques de guerre avec leurs mâts énormes surmontés de pavillons de mille couleurs. La muraille et les quais disparaissaient derrière elles. Sur l’autre rive, étaient amarrés les navires de commerce. En face de nous, la petite île, où a été construit ce fort qu’on nomme Dulch-Folly, sortait comme une corbeille fleurie du milieu des eaux. Les canons de ses embrasures se devinaient çà et là à travers le feuillage, au-dessus des bateaux de fleurs qui baignaient coquettement leurs avants dorés dans les flots et semblaient une rue de quelque ville magnifique.

Il nous fallut, pour traverser la rade dans toute sa longueur, nous frayer un passage au milieu de cette foule d’embarcations de toutes les formes, de toutes les constructions, qui, chargées à couler bas de caisses de thé, de cannelle et de-sacs de riz, se dirigeaient vers le mouillage de Whampoa.

C’étaient des cris à rendre sourd, une animation et un mouvement à faire perdre la raison.

Là, un chaland mal dirigé venait faire tête sur l’avant d’une jonque ; ici, un bateau mandarin traversant le Tschou-Kiang de l’élan de ses soixante avirons manquait de faire chavirer un sampane conduisant à leur domicile les folles filles de la cité flottante. Plus loin, de ces énormes jonques transformées en maisons à plusieurs étages et terminées par des terrasses et des jardins, sortaient mille cris, mille clameurs se croisant dans l’air et formant le plus étrange et le plus impossible concert. La vie se traduisait par tous les moyens, sous toutes les formes. J’eus vraiment besoin de quelques instants pour me faire à ce bruit qui remplaçait subitement le silence et le calme des rives que nous venions de parcourir.

Nous abordâmes enfin au débarcadère des factoreries européennes.

De l’autre côté de la rade, le Fort-Rouge, construit à l’extrémité de l’île Honan, laissait voir, à travers la forêt des mâtures, les briques de ses murailles et les bouches menaçantes de ses canons de cuivre.

Ce ne fut pas sans peine que nous pûmes mettre pied à terre. Le rivage qui s’étend le long des factoreries étant le seul pourvu de quais, les embarcations y étaient plus nombreuses encore que partout ailleurs.

Sans Fo-hop, nous n’eussions pas manqué d’être assaillis par une foule de fort complaisants cicerone qui, en Chine comme partout, guettent les étangers. Nous parvînmes à nous en débarrasser assez facilement, et, comme notre intention était de ne retourner à Whampoa que le lendemain, nous donnâmes à nos hommes des ordres en conséquence, puis nous nous dirigeâmes, en longeant le quai, vers Old-China’s street, où demeurait notre ami.

Le faubourg où nous étions renferme sur le bord du fleuve les factoreries européennes ; c’est le plus important de Canton, qui n’en a guère d’autre que celui qui s’étend de French-Folly à la porte Ching-tung, c’est-à-dire le long des murailles du côté est de la ville. Le quartier où nous nous trouvions comprend, lui, tout un grand triangle dont le plus grand côté, partant de la porte Ching-se, s’arrête au fort Shameen, pendant que ses deux autres côtés courent, l’un en suivant le rivage, l’autre en s’appuyant sur la muraille du côté ouest.

Les rues vraiment importantes, commercialement parlant, de ce faubourg, sont : New et Old-China’s streets, Hog lane et Lanternen’s street.

Ce sont là les seuls endroits où, en dehors des factoreries, on rencontre des Européens.

Ces rues chinoises ont une physionomie impossible à rendre. D’abord, à proprement parler, New et Old China’s streets, et Hog lane ne sont pas des rues, ce sont de longues galeries dallées auxquelles il ne manque qu’un toit en vitrage. Malheur à l’étranger qui s’y hasarde seul ; c’est un véritable assaut qu’il va supporter !

Chaque marchand se tient d’ordinaire sur le seuil de son magasin, fermé par une porte à hauteur d’appui et à jour, comme les grilles des chœurs de nos églises. De là il guette l’infortuné que la curiosité jette dans son parage. Dès qu’il paraît, chacun l’appelle, se précipite vers lui, le saisit, vantant sa marchandise, prônant ses ivoires, ses soieries, ses crêpes, ses laques. Le malheureux, tiré à droite et à gauche par les bras, par les jambes, par les basques de son vêtement, est bien obligé de céder et de se réfugier chez un des assaillants, qui, à peine en possession de sa proie, l’emporte, pour ainsi dire, au fond de son repaire, et en barricade les portes comme s’il craignait qu’on ne vînt le lui enlever.

Au moment où nous entrions dans Old China’s street, un capitaine américain était l’objet de ce siège en règle. Malgré les nombreux achats qu’attestaient ses poches gonflées, le pauvre Yankee ne put échapper que par la fuite, en jetant un regard de jalousie vers nous que la compagnie de Fo-hop défendait, à peu près du moins.

Nous retrouvâmes à Canton, dans le hong[1] de notre ami, ce que nous avions déjà vu dans sa boutique de Whampoa : le petit autel avec sa grotesque image, les pipes de cuivre, l’indispensable banc le long de la muraille et l’inévitable théière avec ses lilliputiennes tasses bleues. Aussi n’y fîmes-nous pas long séjour. Au risque d’affronter le siège des commerçants de Old China’s street, nous nous décidâmes à nous diriger seuls vers la, factorerie française pour rencontrer M. Hope.

J’avais eu à peine le temps de jeter un coup-d’œil sur les richesses que renfermait le magasin de Fo-hop. Il m’eût fallu plusieurs jours pour tout examiner.

Je me décidai cependant à m’arracher à toutes ces merveilles. Après avoir donné rendez-vous à Fo-hop pour le soir même, nous descendîmes la rue pour nous rendre sur le quai où se trouvait la factorerie française.

M. Hope, prévenu par le domestique de sir John, nous attendait en compagnie de deux de ses amis, les MM. Lauters, riches négociants suisses établis depuis deux années seulement à Canton.

Ils avaient eu, eux aussi, connaissance de la proclamation impériale. Les circonstances leur paraissaient assez graves pour que les Européens dussent se tenir sur leurs gardes. Suivant eux, une catastrophe était imminente et les étrangers n’étaient plus en sûreté à Canton.


  1. Magasin chinois.