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Le Livre des masques/Jean Moréas

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 212-217).



JEAN MORÉAS


M. Raymond de la Tailhade glorifie ainsi M. Moréas :


Tout un silence d’or vibrant s’est abattu,
Près des sources que des satyres ont troublées,
Claire merveille éclose au profond des vallées,
Si l’oiselet chanteur du bocage s’est tu.

Oubli de flûte, heures de rêves sans alarmes,
Où tu as su trouver pour ton sang amoureux
La douceur d’habiter un séjour odoreux
De roses dont les dieux sylvains te font des armes.

Là tu vas composant ces beaux livres, honneur
Du langage français et de la noble Athènes.


Ces vers sont romans, c’est-à-dire d’un poète pour qui toute la période romantique n’est qu’une nuit de sabbat où s’agitent de sonores et vains gnomes, d’un poète (celui-ci a du talent) qui concentre tout son effort à imiter les Grecs d’anthologie à travers Ronsard et à dérober à Ronsard le secret de sa phrase laborieuse, de ses épithètes botaniques et de son rythme malingre. Quant à ce qu’il y a d’exquis en Ronsard, comme ce peu a passé dans la tradition et dans les mémoires, l’École romane le doit négliger sous peine d’avoir perdu bientôt ce qui seul fait son originalité. Il y a on ne sait quoi de provincial, de pas au courant de la vie, de retardataire dans ce souci d’imitation et de restauration. Quelque part, M. Moréas chante la louange


De ce Sophocle, honneur de la Ferté-Milon,[1]


et c’est bien cela : l’École romane a toujours l’air d’arriver de la Ferté-Milon.

Mais Jean Moréas, qui a rencontré ses amis en chemin, parti de plus loin, s’annonce plus fièrement.

Venu à Paris comme tout autre étudiant valaque ou levantin, et déjà plein d’amour pour la langue française, M. Moréas se mit à l’école des vieux poètes et fréquenta, jusqu’à Jacot de Forest et jusqu’à Benoît de Sainte-Maure. Il voulut faire le chemin auquel devrait se vouer tout jeune sage ambitieux de devenir un bon harpeur ; il jura d’accomplir le plein pèlerinage : à cette heure, parti de la Chanson de Saint-Léger, il en est, dit-on, arrivé au XVIIe siècle, et cela en moins de dix années : ce n’est pas si décourageant qu’on l’a cru. Et maintenant que les textes se font plus familiers, la route s’abrège : d’ici peu de haltes, M. Moréas campera sous le vieux chêne Hugo et, s’il persévère, nous le verrons atteindre le but de son voyage, qui est, sans doute, de se rejoindre lui-même. Alors, rejetant le bâton souvent changé, coupé en des taillis si divers, il s’appuiera sur son propre génie et nous le pourrons juger, si cela nous amuse, avec une certaine sécurité.

Tout ce qu’il faut dire aujourd’hui, c’est que M. Moréas aime passionnément la langue et la poésie françaises et que les deux sœurs au cœur hautain lui ont plus d’une fois souri, contentes de voir sur leurs pas un pèlerin si patient et un chevalier armé de tant de bonne volonté.


Cavalcando l’altrjer per un cammino,
Pensoso dell’ andar che mi sgradia,
Trovai Amor in mezzo della via
In abito legger di pellegrino.


Ainsi s’en va M. Moréas, tout attentif, tout amoureux et « en habit léger de pèlerin ». Lorsqu’il appela un de ses poèmes le Pèlerin passionné, il donna de lui-même, et de son rôle, et de ses jeux parmi nous, une idée excellente et d’un symbolisme très raisonnable.

Il y a de belles choses dans ce Pèlerin, il y en a de belles dans les Syrtes, il y en a d’admirables ou de délicieuses et que (pour ma part) je relirai toujours avec joie, dans les Cantilènes, mais puisque M. Moréas, ayant changé de manière, répudie ces primitives œuvres, je n’insisterai pas. Il reste Ériphyle, mince recueil fait d’un poème et de quatre « sylves », le tout dans le goùt de la Renaissance et destiné à être le cahier d’exemples où les jeunes « Romans », aiguillonnés aussi par les invectives un peu intempérantes de M. Charles Maurras, doivent étudier l’art classique de faire difficilement des vers faciles. En voici une page :


Astre brillant, Phébé aux ailes étendues,
Ô flamme de la nuit qui croîs et diminues,
Favorise la route et les sombres forêts
Où mon ami errant porte ses pas discrets !
Dans la grotte au vain bruit dont l’entrée est tout lierre,
Sur la roche pointue aux chèvres familière,
Sur le lac, sur l’étang, sur leurs tranquilles eaux,
Sur les bords émaillés où plaignent les roseaux,
Dans le cristal rompu des ruisselets obliques,
Il aime à voir trembler tes feux mélancoliques.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



Phébé, ô Cynthia, dés sa saison première,
Mon ami fut épris de ta belle lumière ;
Dans leur cercle observant tes visages divers,
Sous ta douce influence il composait ses vers.
Par dessus Nice, Éryx, Seyre et la sablonneuse
Ioclos, le Tmolus et la grande Épidaure,
Et la verte Cydon, sa piété honore
Ce rocher de Latmos où tu fus amoureuse.


M. Moréas a beau, comme sa Phébé, prendre des visages divers et même couvrir sa face de masques, on le reconnaît toujours entre ses frères : c’est un poète.



  1. Après avoir compulsé des dictionnaires et des manuels, je ne voyais de possibles Sophocles que les deux Robert Garnier, nés à la Ferté-Bernard, quand je songeai à Racine. M. Moréas ne comprendra jamais combien il est ridicule d’appeler Racine le Sophocle de la Ferté-Milon.