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Le Livre des masques/Jules Laforgue

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 204-209).



JULES LAFORGUE


Il y a dans les Fleurs de bonne Volonté une petite complainte, comme d’autres, appelée Dimanches :


Le ciel pleut sans but, sans que rien l’émeuve,
Il pleut, il pleut, bergère ! sur le fleuve…

Le fleuve a son repos dominical ;
Pas un chaland, en amont, en aval.

Les vêpres carillonnent sur la ville,
Les berges sont désertes, sans une île.

Passe un pensionnat, ô pauvres chairs !
Plusieurs ont déjà leurs manchons d’hiver.

Une qui n’a ni manchon ni fourrure
Fait tout en gris une bien pauvre figure ;

Et la voilà qui s’échappe des rangs
Et court : ô mon Dieu, qu’est-ce qui lui prend ?

Elle va se jeter dans le fleuve.
Pas un batelier, pas un chien de Terre-Neuve…



Et voilà bien, et prophétisée, la mort brusque et absurde, la vie de Laforgue. Il avait trop froid au cœur ; il s’est en allé.

C’était un esprit doué de tous les dons et riche d’acquisitions importantes. Son génie naturel fait de sensibilité, d’ironie, d’imagination et de clairvoyance, il avait voulu le nourrir de connaissances positives, de toutes les philosophies, de toutes les littératures, de toutes les images de nature et d’art ; et même les dernières vues de la science semblent lui avoir été familières. C’était le génie orné et flamboyant, prêt à construire des architectures infiniment diverses et belles, à élever très haut des ogives nouvelles et des dômes inconnus ; mais il avait oublié son manchon d’hiver et il mourut de froid, un jour de neige.

C’est pourquoi son œuvre, déjà magnifique, n’est que le prélude d’un oratorio achevé dans le silence.

De ses vers beaucoup sont comme roussis par une glaciale affectation de naïveté, parler d’enfant trop chéri, de petite fille trop écoutée, — mais signe aussi d’un vrai besoin d’affection et d’une pure douceur de cœur, — adolescent de génie qui eût voulu encore poser sur les genoux de sa mère son « front équatorial, serre d’anomalies » ; — mais beaucoup ont la beauté des topazes flambées, la mélancolie des opales, la fraîcheur des pierres de lune, et telles pages, celle qui commence ainsi :


Noire bise, averse glapissante
Et fleuve noir, et maisons closes…


ont la grâce triste, mais tout de même consolante, des aveux éternels : l’éternellement la même chose, Laforgue la redit en tel mode qu’elle semble rêvée et avouée pour la première fois[1]. Et je songe que ce qu’il faut demander aux traducteurs du rêve c’est, non pas de vouloir fixer pour toujours la fugacité d’une pensée ou d’un air, mais de chanter la chanson de l’heure présente avec tant de force candide qu’elle soit la seule que nous entendions, la seule que nous puissions comprendre. Il faudrait peut-être, à la fin, devenir raisonnables, nous réjouir du présent et des fleurs nouvelles, sans souci, sinon de botaniste, des prairies fanées. Chaque époque de pensée, d’art et de sentiment devrait jouir de soi-même, profondément, et se coucher sur le monde avec l’égoïsme et la langueur d’un lac superbe qui, souriant aux ruisseaux anciens, les reçoit, les calme, et les boit.

Il n’y eut pas de présent pour Laforgue, sinon parmi un groupe d’amis : il mourut comme allaient naître ses Moralités Légendaires, mais offertes encore au petit nombre, et à peine put-il savoir de quelques bouches que ces pages le vouaient inévitablement à vivre, de la vie de gloire, parmi ceux que les Dieux créèrent à leur image, dieux aussi et créateurs. C’est de la littérature entièrement renouvelée et inattendue, et qui déconcerte et qui donne la sensation curieuse (et surtout rare) qu’on n’a jamais rien lu de pareil ; la grappe avec tout son velouté dans la lumière matinale, mais des reflets singuliers et un air comme si les grains du raisin avaient été gelés en dedans par un souffle de vent ironique venu de plus loin que le pôle.

Sur un exemplaire de l’Imitation de Notre-Dame la Lune, offert à M. Bourget (et jeté depuis parmi les vieux papiers du quai) Laforgue écrivait : « Ceci n’est qu’un intermezzo. Attendez donc encore, je vous prie, et donnez-moi jusqu’à mon prochain livre… » ; — mais il était de ceux qui s’attendent toujours eux-mêmes au prochain livre, des nobles insatisfaits qui ont trop à dire pour jamais croire qu’ils ont dit autre chose que des prolégomènes et des préfaces. Si son œuvre interrompue n’est qu’une préface, elle est de celles qui contrebalancent une œuvre.



  1. On lira avec plaisir sur Jules Laforgue l’étude éloquente et de si profonde sympathie écrite récemment par M. Camille Mauclair.