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Le Mari confident/5

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 35-42).


V


Quinze jours après cet entretien, Clotilde et la marquise d’Almédarès naviguaient sur un bâtiment anglais qui devait relâcher à Naples.

Dans sa piété filiale, madame des Bruyères avait fait ramener en France les vieux serviteurs de son père, après leur avoir assuré une honnête existence par des pensions ; ne voulant pas garder près d’elle aucun témoin de son mariage, aucun domestique qui pût trahir le secret de son veuvage simulé.

Le gérant des nombreuses propriétés de M. Thomassin, à la probité duquel on lui avait conseillé de se fier en toute assurance, l’avait seul suivie en Italie. M. Édouard Fresneval jouissait d’une réputation d’intégrité très-honorable à son âge, car il était à peine âgé de vingt-cinq ans, et l’on prend d’ordinaire ses intendants plus mûrs.

Édouard avait été recommandé, disait-on, à M. Thomassin, par un de ses parents. Cela expliquait pourquoi il était employé si gravement, bien qu’on le trouvât trop jeune. Clotilde savait céder au vœu de son père, en conservant à son protégé la place dont M. Thomassin l’avait cru digne, et elle le chargea de toucher ses revenus et d’administrer tous ses biens.

Les ennuis d’une longue traversée rendent avide de conversation. Celle de l’intimité épuisée, on a recours à celle des passagers et même des marins de l’équipage. Là où la lecture est au premier rang des plaisirs et des fatigues, un bon lecteur est un être précieux ; la marquise ayant plusieurs fois prié M. Fresneval de lui lire des notes imprimées en trop petits caractères, s’était aperçue qu’il lisait à merveille, talent fort rare, et elle conçut aussitôt l’idée de l’employer. Édouard se prêta de bonne grâce à ce désir. Il fut convenu que chaque soir, après avoir pris le thé, il lirait à ces deux dames les nouveaux ouvrages français auxquels l’étranger accorde l’honneur de la contrefaçon, certain qu’ils doivent être les meilleurs.

Rien ne révèle mieux la profondeur, la légèreté, la finesse ou la lourdeur de l’esprit, qu’une lecture en commun. Les réflexions qu’on ne peut s’empêcher de faire sur l’ouvrage, sont autant de professions de foi littéraire, de certificats d’ignorance, ou de connaissance des hommes et de la société, d’indices de froideur ou de sensibilité, de grossièreté ou de délicatesse. Édouard sortit de cette dangereuse épreuve à sa gloire, et madame d’Almédarès félicita franchement Clotilde d’avoir pour ministre de ses finances un homme aussi distingué par ses talents et sa probité, que par ses manières nobles et gracieuses.

Clotilde rendait justice à Édouard, et le remerciait chaque soir de sa complaisance à leur lire ; mais sans cesse préoccupée du même souvenir, elle ne s’intéressait qu’à ce qui l’en rapprochait, soit par la comparaison, soit par la différence. Elle interrompait souvent le lecteur par des acclamations singulières, et qu’elle se refusait à expliquer. La marquise et M. Fresneval se regardaient alors comme pour se demander s’ils la comprenaient ; il se faisait un moment de silence, dont Clotilde ne s’apercevait même pas, tant elle était absorbée dans sa rêverie ; puis Édouard continuait sa lecture d’une voix oppressée, avec l’esprit distrait et des intonations monotones qui prouvaient que son obstination à lire ailleurs le captivait tout entier.

Employer les loisirs d’une longue traversée à soigner, à désennuyer deux femmes belles, spirituelles, et ne pas devenir amoureux de la plus jeune, serait de la part d’un homme agréable et bien élevé, une impolitesse dont M. Fresneval était incapable. Mais tout en cédant au charme invincible qui le rendait si heureux d’obéir aux moindres volontés de la comtesse des Bruyères, il n’avait pas la présomption de pouvoir l’aimer autrement qu’en esclave. La voir souvent, l’adorer en secret, lui semblait une condition préférable à tous les bonheurs faciles auxquels il avait droit de prétendre.

Pour les imaginations poétiques, pour les âmes délicates, un amour sans espoir, bien placé, rapporte plus d’émotions enivrantes qu’un sentiment réciproque obtenu sans peine et cultivé sans gloire. Édouard ne se fit aucune illusion sur le sort qui l’attendait ; mais préférant un noble malheur à des plaisirs communs, il s’enferma dans sa passion comme un avare dans son trésor, et non moins soigneux d’en cacher l’existence, il la revêtit de tant de froideur et de respect, qu’il la crut pour jamais à l’abri du soupçon.

Nulle tempête, nul danger ne vint lui offrir une occasion de se dévouer ni de se trahir. Au débarquement, la marquise jeta un cri de joie en reconnaissant sur la Santa Lucia, au milieu de la foule qui venait saluer leur navire, le général Vascova ; il avait fait de sa canne et de son mouchoir un drapeau pour lui apprendre qu’il était là avec son carrosse prêt à la conduire, ainsi que son amie, dans la belle maison qu’il leur avait retenue, et dont les fenêtres donnaient sur le Jardin-Royal et sur la mer de Naples.

Il n’y a pas de tristesse, de mauvaise humeur qui puissent résister à cet enchantement des yeux qu’on éprouve à la vue du port et des îles de Naples. Édouard en doubla l’effet sur Clotilde, en récitant, comme malgré lui, les beaux vers de Lamartine sur cette terre aimée de Dieu.

— Merci, lui dit-elle, au moment où il l’aidait à descendre dans le canot qui devait les conduire au port ; et ce seul mot le rendit à moitié fou de joie, car il avait deviné le poëte qu’elle préférait, et c’était une sympathie qui en pouvait faire espérer une autre.

Ce fut bientôt la nouvelle de toute la ville, que l’arrivée d’une jeune, belle et riche veuve venant passer l’hiver à Naples, en compagnie d’une amie malade et d’un vieux seigneur espagnol. Le choix qu’on avait fait pour elle du plus magnifique appartement qui fût situé sur la Chiaja, laissait supposer qu’elle avait le projet d’y donner des fêtes, et on se disputait d’avance l’honneur de lui être présenté ; mais la comtesse des Bruyères, bien loin de maintenir cette espérance, ne sortait que pour aller voir, avec ses deux amis, tout ce que Naples et ses environs offre de beautés pittoresques et d’intéressants souvenirs ; puis elle se renfermait chez elle, où la famille de M. d’Acosta, son banquier, et le ministre de France, devaient seuls être admis.

Édouard logeait, à ses frais, dans le même hôtel ; il cumulait les fonctions d’intendant et de secrétaire, et les remplissait dignement ; sa place aurait été marquée à la table de la comtesse, si elle n’avait préféré assurer plus d’indépendance à Édouard et à elle, en doublant ses émoluments pour lui donner la faculté de vivre chez lui, ce que leur jeunesse à tous deux rendait plus convenable.

La marquise d’Almédarès avait reçu la duchesse Monterosso à Madrid, lorsqu’elle y était venue visiter la cour, et cela avec une si gracieuse hospitalité, qu’elle ne pouvait se refuser aux soins que prendrait la duchesse de s’acquitter envers elle.

D’abord il fallut accepter pour elle et son amie les places que la duchesse leur réservait dans sa loge au théâtre Saint-Charles. Clotilde tenta, vainement, de se soustraire à ce plaisir mondain ; mais bientôt le ravissement causé par une si bonne musique si bien exécutée, et de plus écoutée dans une de ces loges discrètes où l’on se montre et se cache à volonté, devint un puissant adoucissement à la tristesse de Clotilde ; elle ne l’arrachait pas à ses cruels souvenirs, mais elle en changeait l’amertume en langueur, et les malheureux savent toute l’étendue de ce bienfait.

Il est d’usage, en Italie, de n’écouter que les morceaux saillants d’un opéra ; pendant le récitatif, on prend des sorbets, on ferme le rideau des loges et l’on cause comme dans son salon. Les visiteurs choisissent ce moment pour aller répandre ou chercher des nouvelles et prodiguer leurs adorations.

Ce soir-là, il n’était bruit que de la prochaine arrivée du nouvel ambassadeur de France. La duchesse de Monterosso s’en réjouissait d’autant plus qu’elle connaissait depuis longtemps le duc de Tourbelle, l’un de nos plus aimables diplomates.

Le général Vascova profita d’un entr’acte de la Semiramide, pour aller recueillir des informations positives sur ce fait, et il revint bientôt demander à la duchesse la permission de lui présenter le fils de l’ambassadeur et l’un des secrétaires d’ambassade, qui avaient précédé le duc de Tourbelle d’un jour, et s’étaient empressés, comme tous les étrangers, de venir admirer les beautés de Saint-Charles.

À cette proposition, madame des Bruyères s’était retirée dans le coin le plus obscur de la loge, évitant toujours les regards des gens qu’elle ne connaissait pas et ne désirait pas connaître.

— Ce cher petit Sosthène !… dit la duchesse, nous n’allons pas retrouver le moindre souvenir de ce que nous étions quand je le faisais danser sur mes genoux et qu’il voulait manger toutes les pastilles de ma bonbonnière ; il y a plus de quinze ans de cela, il est devenu un beau jeune homme, et moi une bonne vieille femme.

En ce moment la ritournelle annonça le grand air de la prima-dona, on repassa sur le devant de la loge. Bientôt après, la porte s’ouvrit, M. Vascova, tenant par la main le jeune marquis de Tourbelle, le présenta à la duchesse, puis se tournant de l’autre côté, en lui montrant le premier secrétaire d’ambassade, il lui nomma le comte de Bois-Verdun.