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Le Mari confident/6

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 43-52).


VI


À ce nom du comte de Bois-Verdun, il se fit une telle révolution dans le sang de Clotilde, qu’elle éprouva un étourdissement complet ; elle porta son mouchoir sur ses yeux comme pour expliquer son aveuglement, et crut un moment avoir mal entendu ; mais le son d’une voix dont les accents étaient restés vivants dans son souvenir, la sortit bientôt de son incertitude. Oui… c’était Adalbert, c’était bien son mari, c’était bien l’homme dont l’injustice, l’abandon, l’avaient livrée aux regrets les plus déchirants, aux soupçons les plus calomniateurs ; c’était le bourreau de son existence, celui qui en rendait le bonheur impossible.

La situation était dramatique et pouvait devenir dangereuse, Clotilde en vit, tout d’un trait, les difficultés, elle se décida, en personne courageuse, à les braver dignement et à se laisser guider dans sa conduite par celle que tiendrait M. de Bois-Verdun.

D’abord tout occupé de répondre aux politesses de la duchesse qui l’engageait à prendre place dans sa loge, le comte ne fit nulle attention aux autres personnes qui se trouvaient là. Il commençait à regarder avec quelqu’intérêt les restes de beauté qui se voyaient encore sur le visage de la marquise d’Almédarès, et devinait son esprit gracieux à son regard fin et doux, lorsque Sosthène s’approcha de son oreille en disant :

— Ah ! mon ami, quelle belle personne.

— Où la vois-tu ?

— Là, dans le fond de la loge.

Adalbert porta aussitôt les yeux sur la femme qu’on lui désignait, et resta dans un étonnement mêlé d’incertitude qui ne lui permit pas de répondre un mot.

— Eh bien, qu’en penses-tu ?

— Oui… oui… fort belle… mais…

— Un peu trop blonde, n’est-ce pas ? voilà ce que tu veux dire ; mais moi j’adore cette couleur, continua M. de Tourbelle, surtout quand elle s’harmonise avec des traits si admirables, un teint si resplendissant.

Pendant ce temps, Adalbert, frappé des changements avantageux qui s’étaient faits dans Clotilde depuis qu’elle avait atteint l’âge où la beauté des femmes est dans tout son éclat, se demandait s’il n’était pas dupe d’une illusion, et si la personne qui lui imposait autant par la noblesse de son profil, son maintien fier et son air calme, était bien la même que cette jeune fille timide, embarrassée, dont le regard toujours baissé ôtait toute expression à son visage et dénotait un secret embarrassant. Il avait peine à croire que cette métamorphose se fût opérée en trois années.

Le silence qu’il gardait en se livrant à ces réflexions, Sosthène le mit sur le compte d’une admiration excessive, et Clotilde l’interpréta comme la preuve d’une indifférence que rien ne pouvait troubler.

— Cette rencontre ne lui donne seulement pas un peu d’humeur, pensa-t-elle ; peut-être m’a-t-il complétement oubliée ? Nous nous sommes vus si peu de temps !… peut-être trouve-t-il plus amusant de n’avoir pas l’air de me reconnaître. Eh bien, qu’il en soit comme il voudra ; et moi aussi je le traiterai en inconnu, aussi bien je ne pourrais faire autrement sans dénoncer son infâme conduite envers moi, sans lui attirer la haine, le mépris des gens qui me portent de l’amitié, et il en résulterait ici quelque scène fâcheuse. Ayons du courage… Il me saura gré, sans doute, de ma discrétion, et de plus, je suis curieuse de voir le parti qu’il prendra dans cette étrange circonstance.

— Je vous trouve bien froide aujourd’hui pour mon opéra favori, cara contessina, dit la duchesse en s’adressant à Clotilde ; pourtant il Matrimonio Segreto vous ravit ordinairement ; peut-être commence-t-il à vous ennuyer ?

— Ah ! je n’ai pas eu le temps ni l’occasion de m’en ennuyer, reprit Clotilde en s’efforçant de sourire, car je l’ai toujours vu et applaudi avec vous. Mais j’ai mal à la tête ce soir, et il faut que vous m’excusiez d’être maussade.

— Soyez tout ce que vous voudrez, nous ne serons pas fâchés de vous voir autrement qu’adorable, dit le général, et cela est peut-être fort heureux pour ces jeunes Messieurs, car on leur a tant vanté la beauté, l’esprit, les grâces de madame la comtesse des Bruyères, qu’ils en avaient déjà la raison fort troublée.

— On la perdrait à moins, dit Adalbert à demi-voix.

Quant à M. de Tourbelle, il était dans une contemplation muette qui en exprimait plus qu’il n’aurait pu dire. La duchesse lui avait déjà parlé deux fois sans qu’il l’eût entendue. Adalbert fut obligé de le tirer par le bras, en disant :

— Madame la duchesse te demande quand arrivera ton père.

— Demain soir, Madame, il a voulu se reposer un jour de plus à Rome ; s’il avait pressenti le bonheur qui l’attendait ici…

— Il ne serait pas venu un moment plus tôt, dit la duchesse en interrompant Sosthène. Le temps passe si vite et si agréablement à Rome. La comtesse de M… y est-elle toujours ?

— Oui, Madame, elle y reste pour prouver à tous ceux qui visitent l’Italie, qu’une femme du monde peut avoir le talent d’un artiste, et qu’une Française aimable est ce qu’il y a de plus aimable sur terre, ajouta Sosthène en regardant madame des Bruyères.

— Voilà qui est plus flatteur pour vous que pour nous, dit la marquise à Clotilde, mais comme nous sommes de l’avis de Monsieur, nous ne nous en fâcherons point, seulement vous êtes forcée de le justifier.

— Ou de me taire, dit Clotilde avec modestie, ce qui me paraît plus facile et plus sûr.

— Ah ! Madame, ne me punissez pas d’une partialité que vous rendez si excusable, s’écria Sosthène, empressé de se mettre en communication directe avec la comtesse. Mais la ritournelle du fameux duo bouffe vint suspendre la conversation. Clotilde l’écouta les yeux baissés, ce qui permit à Sosthène et à son ami de la considérer tout à leur aise.

Pendant cet instant de réflexion obligée, Clotilde s’avoua que le ressentiment lui donnait seul la force de faire bonne contenance, et commença à s’effrayer du danger de sa situation ; elle méditait le projet de partir la nuit même pour Florence, en motivant ce brusque départ sur la maladie grave d’un parent ; puis la crainte du bruit qui résulterait de cette démarche, des conjectures qu’elle ferait naître, la maintenait dans une irrésolution pénible ; elle en était fort tourmentée lorsque M. de Bois-Verdun fit signe à Sosthène qu’il était convenable de terminer leur visite, et que tous deux se retirèrent pour aller voir finir la représentation dans la loge de l’ambassadeur de France.

À peine furent-ils sortis de celle de la duchesse, que chacun donna son avis sur les jeunes secrétaires d’ambassade.

La marquise montra une vive préférence pour M. de Tourbelle, ses regards brillants, son visage fin et sa taille élégante, lui rappelaient certains seigneurs espagnols dont les hommages avaient jadis flatté son amour-propre.

La duchesse, tout en rendant justice aux agréments qui distinguaient Sosthène, à son esprit animé, à ses manières gracieuses, penchait pour la beauté plus sérieuse, la tournure plus noble et les manières plus réservées de M. de Bois-Verdun.

— Je conviens qu’il a l’air d’un homme très-comme il faut, reprit la marquise ; mais vous conviendrez aussi qu’on ne saurait juger de son esprit par son silence, et de sa bienveillance par son sourire.

— N’importe, dit le général, j’aimerais mieux avoir l’autre pour rival. Ces beaux silencieux se font aimer de toutes les femmes. Elles leur supposent autant de mérite que de discrétion, et je vous prédis que le comte de Bois-Verdun aura ici beaucoup plus d’aventures galantes et de succès que son ami ; ne pensez-vous pas comme moi ? ajouta-t-il en s’adressant à Clotilde.

— Je les ai à peine vus, répondit-elle avec embarras, et je ne saurais porter un jugement sur ces messieurs ; pourtant M. de Tourbelle m’a paru fort agréable.

En parlant ainsi, elle éprouva un malaise tel qu’elle demanda la permission de se retirer.

La marquise d’Almédarès, effrayée de la pâleur de Clotilde, voulut l’accompagner jusque chez elle. Ses soins ne furent pas inutiles, car dès que madame des Bruyères ne fut plus soutenue par la présence d’Adalbert, elle se trouva mal au point de perdre connaissance, il fallut la transporter dans son appartement ; le repos du lit lui rendit un peu de calme. Elle se dit beaucoup mieux qu’elle ne l’était effectivement pour empêcher la marquise de la veiller toute la nuit.

Lorsqu’elle fut seule et livrée aux différentes réflexions que devait lui inspirer l’événement de la veille, elle s’excita de nouveau au courage, à la résolution de supporter bravement les inconvénients d’une situation qu’elle n’avait pas choisie ; mais chaque bonne raison qu’elle trouvait pour ne pas fléchir, était accompagnée d’une tout aussi bonne raison pour laisser le champ libre à l’homme dont elle avait trop à se plaindre pour n’en pas redouter encore quelque mauvais procédé.

Le jour la surprit dans ses calculs interminables, et il était déjà tard, lorsqu’ayant sonné sa femme de chambre, celle-ci entra une lettre à la main.

— De quelle part ? demanda Clotilde.

— Je l’ignore, Madame, seulement c’est un domestique portant la livrée de l’ambassadeur de France qui a remis cette lettre à Richard.

À la vue des armes du cachet, Clotilde se sentit oppressée, un nuage passa devant ses yeux, il lui fallut attendre un moment avant de pouvoir lire ce peu de mots :

« Ne craignez rien de mon indiscrétion, Madame, vous avez ma parole, je saurai la tenir, lors même qu’il faudrait tout quitter pour vous ôter la crainte de m’y voir manquer ; un mot de vous sera un ordre de départ.

» J’ai l’honneur d’être, etc.

» Adalbert de Bois-Verdun. »

Clotilde relut plusieurs fois ces lignes en se disant :

— Pas un mot de regret, pas une expression qui laisse supposer qu’il ne recommencerait pas aujourd’hui sa fuite, l’abandon qui a fait mourir de chagrin, il y a trois ans, ma mère, mon père, et qui m’a condamnée à une existence éternellement malheureuse… Sans doute, abusé par son exemple, il me croit consolée… infidèle peut-être !… Laissons-lui son erreur, qu’elle soit ma vengeance. Non, je ne lui donnerai pas la joie de penser que sa présence me trouble au point de ne pouvoir vivre dans la même ville qu’il habite. Je laisserai ce billet sans réponse. Ce sera lui prouver que je n’exige rien de lui, qu’il peut rester ici ou partir sans que je m’en inquiète ; d’ailleurs, si j’ai moins de force que je ne le crois, je serai toujours à temps d’avoir recours à ce mot auquel il jure d’obéir ; mais cet ordre l’enlèverait à son devoir, à sa carrière, au noble but qu’il ne peut manquer d’atteindre, il perdait avec sa place toute espérance, tout moyen de rétablir sa fortune, et ma haine est trop généreuse pour lui vouloir tant de mal.