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Le N° 13 de la rue Marlot (Pont-Jest)/V

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V

UN MARCHÉ LUGUBRE.


Pendant ce temps-là, jaloux de se montrer digne de la confiance de son chef et désireux de gagner un nouveau chevron, l’agent de la sûreté guettait l’Américain.

Cet espion était un petit homme maigre, sec, bien jambé, rusé, hardi, tout à fait construit au moral et au physique pour le métier qu’il faisait, métier dangereux, car il arrive parfois que, se sachant filés, les malfaiteurs entraînent leurs surveillants dans quelque endroit bien désert, pour revenir ensuite sur eux, comme le sanglier sur la meute, et s’en débarrasser.

Mais Picot, c’était ainsi qu’on le nommait, avait échappé jusqu’alors à tout guet-apens, et il avait en son étoile une confiance illimitée.

Il s’était posté à trente pas de l’hôtel, à l’angle de la rue, non pas immobile, mais allant et venant, sans perdre de vue la porte de l’établissement.

Il était là depuis déjà près d’une heure, lorsque William Dow, qui savait à quoi s’en tenir, sortit et se dirigea vers les boulevards, où il se promena longtemps, en flânant comme un étranger qui n’a rien de mieux à faire.

À sept heures, Picot le vit entrer chez Brébant, prendre place à une des tables au rez-de-chaussée et commander son dîner avec tout le soin qu’apporte à cette affaire importante l’homme doué d’un bon estomac et qu’une longue promenade a mis en appétit.

Jugeant logiquement que celui qu’il était chargé de surveiller en avait là pour quelque temps avant de bouger, l’agent s’en fut prendre rapidement son repas chez un marchand de vin de la rue Montmartre. Lorsqu’il rejoignit son poste, une vingtaine de minutes après, William Dow, en effet, en était à peine au rôti.

Fort patient, maître Picot acheta un journal et s’installant auprès du kiosque, se mit à lire d’un œil pendant qu’il guettait de l’autre.

Cela dura ainsi près d’une grande heure, et le policier avait fini sa lecture depuis longtemps, lorsque l’Américain se décida enfin à demander son addition.

Quand il l’eut reçue, il l’examina en homme pratique, parut satisfait, paya, puis tout à coup il interrogea sa montre et, comme s’il craignait d’être en retard, sortit précipitamment du restaurant pour sauter dans une voiture en donnant au cocher son adresse.

Picot avait des ordres et carte blanche ; il bondit dans un autre fiacre, et après avoir ordonné à son automédon de suivre son collègue à quelques pas de distance, il se fit cette réflexion, qui prouvait de sa part un certain talent d’observation :

— Si mon individu devait rentrer tout bonnement chez lui pour se coucher, il ne se presserait pas. Ou il va rejoindre quelqu’un, ou il ressortira.

Aussi un quart d’heure plus tard l’agent, plein de confiance, descendit-il de voiture à l’entrée de la rue Marlot, pendant que celle de l’étranger poursuivait sa course jusqu’à l’hôtel du Dauphin.

— J’ai deviné, pensa l’espion, qui avait mis pied à terre et guetté dans le renfoncement d’une porte. Il ne paye pas son cocher, il va descendre.

Au bout de cinq minutes, en effet, William Dow remontait en voiture.

Picot courut à la sienne et les deux fiacres, l’un suivant l’autre à distance, gagnèrent la rue Saint-Antoine, traversèrent la place de la Bastille, longèrent le quai Henri IV et passèrent le pont d’Austerlitz, pour monter au pas le boulevard de l’Hôpital.

— Parfait ! pensa Picot, nous allons décidément en expédition. Allons, M. Meslin sera content !

Et après avoir allumé sa pipe, il se frotta joyeusement les mains en s’étendant en sybarite sur les coussins de cuir de son équipage d’occasion.

Les deux voitures arrivèrent ainsi à la barrière d’Italie, qu’elles franchirent, et les chevaux enfilèrent au trot la grande rue : puis, juste au moment où l’agent de la sûreté se demandait si cette interminable course allait avoir un terme, son cocher, qui avait ses instructions, s’arrêta.

Le fiacre de l’Américain venait de faire halte trente pas en avant.

Picot sauta à terre et crut d’abord qu’il avait suivi une fausse piste : l’individu qui venait de descendre de la voiture filée ne ressemblait plus, de tournure du moins, à celui qu’il y avait vu monter rue Marlot.

Il portait un chapeau mou et un épais veston d’ouvrier.

Assez inquiet, l’agent se hâta de dépasser l’étranger, pour se planter devant un bec de gaz, en feignant de rallumer sa pipe.

William Dow, qui semblait ne se défier de personne, avançait lentement.

Picot le reconnut de suite, bien que sa coiffure lui tombât sur les yeux et que le collet de son veston lui cachât le bas du visage.

— Très-bien ! murmura l’espion, qui aimait à se donner des explications, très-bien ! nous avons fait ce petit changement dans le fiacre. Nous avions ce chapeau mou dans une poche et un grand paletot par-dessus l’autre. Nous ne voulions pas que les gens de l’hôtel nous vissent déguisé. Il est certain que, dans cette tenue-là, nous n’allons pas chez M. le préfet !

Tout en faisant ces réflexions, Picot suivait son homme, qu’il vit disparaître brusquement dans l’arrière-boutique d’un marchand de vin, au coin de la rue Vandrezanne.

Cette arrière-boutique était une petite salle meublée d’une demi-douzaine de tables autour desquelles venaient prendre place, à l’heure des repas, les ouvriers du quartier.

Le soir, elle était presque toujours inoccupée, surtout après neuf heures, ses habitués ordinaires étant gens qui, se levant de grand matin, ne veillaient pas.

Les deux fenêtres qui l’éclairaient ouvraient sur la rue Vandrezanne.

En collant ses yeux à l’une d’elles, Picot aperçut l’Américain qui s’approchait d’un individu dont il ne pouvait voir le visage, car il lui tournait le dos, mais qui s’était hâté, à l’arrivée de William Dow, d’ôter sa pipe de sa bouche.

L’agent aurait bien voulu entendre la conversation de ces deux hommes, mais il eût fallu pour cela qu’il entrât dans le cabaret. Or, il n’y pouvait songer, d’abord parce que c’eût été fournir à celui qu’il filait l’occasion de le dévisager et par conséquent de le reconnaître un jour ou l’autre ; ensuite parce que, bien certainement, les deux interlocuteurs n’auraient pas manqué, à l’entrée d’un nouveau venu, de parler bas ou même de sortir.

L’émissaire de M. Meslin se résigna donc à attendre, quitte à agir selon les circonstances et son inspiration, lorsque les deux personnages qui l’intéressaient se sépareraient.

Il se contentait de ne perdre aucun de leurs mouvements, ce qui lui était facile sans courir le risque d’être découvert, car la rue était déserte, assez sombre, et William Dow, après s’être fait servir une bouteille de vin et deux verres, s’était assis, lui aussi, le dos à la fenêtre, à la même table et tout près de celui qui semblait l’attendre.

C’est alors que Picot vit l’Américain donner à l’inconnu, qui les glissa rapidement dans sa poche, plusieurs pièces de monnaie.

Cet argent était-il les arrhes d’un marché ou le payement d’un service ?

Pour le savoir, laissons l’agent de la sûreté à son poste et pénétrons dans le cabaret.

C’était bien le gardien de la Morgue que William Dow avait retrouvé là, fidèle à son rendez-vous. Tout d’abord, après s’être assis auprès de lui, il lui avait donné les quatre louis promis, en lui disant :

— Voici pour votre exactitude ; maintenant, causons.

L’homme, tout ému de cette bonne fortune, sur laquelle il comptait à peine, fit signe qu’il écoutait.

— Combien gagnez-vous par mois ? lui demanda l’étranger.

— Quatre-vingts francs, monsieur, répondit le pauvre diable, surpris de cette question.

— Pour être de service un jour sur deux ?

— Oui, monsieur.

— Voulez-vous recevoir d’un seul coup plus d’une année de vos gages ?

L’homme crut avoir mal entendu. William Dow répéta sa question.

— Que faudra-t-il faire ? dit-il, en pâlissant.

— Donnez-moi d’abord quelques explications. La nuit, lorsque vous veillez, êtes-vous seul à la Morgue ?

— Tout seul, monsieur.

— S’il arrive un corps lorsque le greffe est fermé ?

— C’est moi qui en donne un reçu aux porteurs.

— Demain, on doit faire l’autopsie du vieillard qu’on a apporté ce matin ?

— Demain à dix heures. M. le greffier m’a prévenu que je devais être là.

— Oui, je sais, le médecin légiste ne doit être assisté que de vous et de votre compagnon. Que fait-on du cadavre après l’autopsie ?

— On le laisse généralement sur la table toute la journée, pour le cas où monsieur le docteur aurait besoin de l’examiner de nouveau, et le soir, on le met dans un des couvre-corps jusqu’au permis d’inhumer.

— À quelle heure prenez-vous votre service demain ?

— À l’heure à laquelle je l’ai quitté aujourd’hui, à huit heures.

— C’est vous alors qui transporterez le cadavre de la table à la salle des couvre-corps ?

— Oui, monsieur, à moins que Louis… c’est mon camarade ; moi, je m’appelle Gabriel… à moins que Louis n’en ait reçu l’ordre de M. le greffier avant mon arrivée.

À ce prénom doux et poétique que portait cet homme qui gardait les victimes du suicide ou de l’assassinat, William Dow, malgré toute sa volonté, n’avait pu réprimer un mouvement de surprise ; ce fut un éclair. Le misérable, qui l’écoutait avec une espèce d’angoisse, ne s’en aperçut même pas.

— Eh bien ! Gabriel, reprit l’Américain, si demain soir, en arrivant à la Morgue, vous ne trouvez plus le cadavre sur la table, il faudra aller le chercher ; si vous l’y trouvez, au contraire, il faudra l’y laisser.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je veux l’examiner, moi aussi.

— Vous !

— Moi-même ! Si vous m’ouvrez la porte de la Morgue la nuit prochaine, je vous donnerai 500 fr., et 500 autres en sortant, une demi-heure après.

Le gardien fixait l’étranger avec épouvante ; il s’en était involontairement éloigné.

— Diable ! ils ne paraissent pas s’entendre, se dit Picot qui avait surpris ce mouvement.

William Dow se rapprocha de Gabriel.

— Vous croyez peut-être que je suis un peu fou, poursuivit-il ; non, je ne suis ni un fou ni un criminel ; je suis médecin, et la blessure qu’a reçue ce vieillard me semble si curieuse que je désire l’étudier de près. Voilà tout ! Or, comme je sais que le docteur chargé de l’autopsie ne peut m’autoriser à y assister, et que votre greffier ne me laissera pas voir le cadavre après l’opération, je vous le demande à vous.

L’Américain avait dit tout cela d’un ton si calme, si simple, que Gabriel s’était senti tout à coup rassuré.

En se donnant comme médecin, William Dow avait subitement fait taire les terreurs et les scrupules de l’employé. Il ne voyait plus que les mille francs à gagner.

Cependant, il hésitait encore.

— Voyons, reprit l’étranger, qu’avez-vous à craindre ? La nuit, vous êtes seul ; vous avez les clefs des portes du passage de service, puisque c’est par là qu’entrent les corps. Qui nous verra ? Personne ! La fenêtre de la salle d’autopsie donne sur le derrière de la Morgue. Une petite lampe et vingt ou vingt-cinq minutes me suffiront. Est-ce convenu ?

— À quelle heure viendrez-vous ? murmura le gardien.

— Vers une heure. À ce moment, le quartier est tout à fait désert. Après m’être assuré qu’il n’y a personne aux environs, je m’approcherai de la porte qui est à gauche sur le quai, vous la tiendrez ouverte en dedans, je gratterai contre le panneau pour que vous soyez bien sûr que c’est moi et non quelque passant attardé ; je vous donnerai les cinq cents francs promis, j’entrerai et vous fermerez derrière moi. Une demi-heure après, je m’en irai par le même chemin, en vous remettant les autres cinq cents francs.

— Vous serez seul ?

— Absolument seul.

— Vous ne le direz à personne ?

— À personne ; je suis étranger et je pars dans quelques jours.

— Eh bien, soit ! monsieur, je ferai comme vous le voulez ; mais je vous jure que c’est la première fois que pareille chose arrive.

— Je vous crois. Alors, à demain, dans la nuit, à une heure.

— À demain, à une heure !

— Ah ! est-ce que les vêtements de la victime restent dans la salle d’autopsie ?

— Oui, monsieur, jusqu’à ce que M. le greffier les envoie au parquet pour servir de pièces de conviction.

— Fort bien ! Maintenant, autre chose.

— Quoi donc encore ?

— Savez-vous courir ?

À cette question bien inattendue, le gardien de la Morgue sentit renaître toutes ses craintes à l’égard de l’état d’esprit de son interlocuteur.

Celui-ci l’arrêta en souriant.

— Vous allez me comprendre, lui dit-il. On me guette, pour des raisons qui ne vous intéressent pas, et tout à l’heure, en sortant, je ne serais pas surpris de rencontrer sur le pas de la porte de ce cabaret un individu curieux de savoir qui vous êtes. On ne vous connaît pas dans cet établissement ?

— Non, monsieur, je n’y suis jamais venu et j’habite assez loin d’ici.

— Eh bien ! je désire déjouer le plan de la personne qui veut savoir ce qui ne me convient pas qu’elle sache. Pour cela, voici ce que nous allons faire. En sortant, vous me direz assez haut pour être entendu de l’homme qui sera là : « À demain, monsieur, à l’arrivée du train de minuit dix à Versailles. » Vous me comprenez bien ?

— Oui : « à demain, à l’arrivée du train de minuit dix à Versailles. »

— Puis, vous vous sauverez de toute la vitesse de vos jambes, du côté que vous voudrez. Voilà pourquoi je vous demande si vous courez bien.

— Oh ! je défie qui que ce soit de m’attraper à la course.

— Alors c’est parfait ; voici vingt francs pour votre course. Ainsi, c’est bien entendu : demain dans la nuit, à une heure, à la porte de gauche de la Morgue ; et là-bas, sur le pas du cabaret : « À demain, à l’arrivée du train de minuit dix à Versailles ; » puis, filez !

— J’ai bien compris.

Après avoir payé la bouteille de vin dont Gabriel avait vidé le dernier verre, en empochant la nouvelle gratification de son inconnu, William Dow s’était levé pour se diriger vers le seuil de l’établissement.

Picot, qui, toujours à son poste, suivait les moindres mouvements de l’Américain et de son compagnon, se glissa le long de la muraille afin d’arriver en même temps qu’eux sur le pas de la porte du marchand de vin.

Les choses se passèrent comme le désirait l’étranger. Le gardien lui dit les mots convenus, et, s’élançant avec la rapidité d’un cerf de l’autre côté de la chaussée, il disparut comme une ombre dans une des rues adjacentes.

William Dow surprit le mouvement de stupeur de l’agent de la sûreté, qui ne s’attendait pas à une séparation aussi brusque de ses deux personnages, mais n’ayant pas même l’air de le voir, il rejoignit tranquillement sa voiture.

Un moment interdit, car il avait formé le projet qu’avait bien prévu l’Américain, de suivre l’ouvrier pour savoir où il demeurait et qui il était, Picot se dit qu’après tout, ce n’était que partie remise puisqu’il devait le retrouver le lendemain à Versailles, et il courut à son fiacre, pour s’assurer au moins que le voyageur de l’hôtel du Dauphin rentrait chez lui.

Enfin, comme il aimait à s’expliquer toutes choses, il pensa que cet homme n’était parti aussi vite que parce qu’il était en retard et non pas pour échapper à un espionnage qu’il ne pouvait soupçonner.

Quant à William Dow, une fois en voiture, il ne put s’empêcher de murmurer avec son sourire ironique :

— Voilà un pauvre diable qui nous attendra demain soir dans la gare de Versailles à minuit dix minutes, et, comme il n’y a plus de train de retour à cette heure-là, il passera la nuit là-bas. Pendant ce temps-là, je serai, moi, où je veux être !

Vingt-cinq minutes après, l’étranger rentrait chez lui et Picot lui envoyait de loin un bonsoir moqueur, en s’applaudissant du résultat de sa soirée.

Le lendemain, en effet, lorsque l’agent de la sûreté alla raconter son expédition à M. Meslin, il en reçut les plus grands éloges et quarante francs, dont le commissaire de police le gratifia en lui disant :

— C’est fort bien, Picot, tu es habile ; nous voilà sur une piste intéressante qu’il s’agit de ne pas perdre. Inutile de surveiller notre homme pendant la journée, il pourrait se défier de quelque chose, mais sois ce soir à Versailles à l’arrivée du train. Prends un camarade avec toi, si tu veux.

— Inutile ! monsieur Meslin, je ferai mon affaire tout seul, si vous le permettez, répondit orgueilleusement l’agent. Les camarades, ça prend le quart de la peine et la moitié des profits !

Et sur le geste de M. Meslin qui le laissait maître d’agir à sa guise, Picot s’en fut, saluant d’une main et serrant gaiement de l’autre ses deux pièces d’or.

Quant au commissaire de police, il se remit au travail, tout en rêvant qu’il marchait à grands pas vers la confusion du juge d’instruction et le poste de chef de la sûreté.