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Le N° 13 de la rue Marlot (Pont-Jest)/VI

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VI

LES PREMIERS PAS DE L’INSTRUCTION.


Le lendemain des scènes que nous venons de décrire, c’est-à-dire le 5 mars, M. Tissot apprit, en rentrant de son service, le drame dont le paisible domaine des époux Bernier avait été le théâtre.

Nous n’essayerons pas de peindre l’émotion du modeste employé, qui ne connaissait les crimes et les assassins que par les récits de la Gazette des Tribunaux. Comme quantité de gens paisibles, il en était le lecteur assidu. Il s’empressa, on le comprend, de monter chez lui en compagnie du concierge, et, au premier coup d’œil jeté dans son appartement, il s’écria :

— Mais on est entré chez moi ! D’abord ma porte était fermée, je l’affirme ; j’en avais mis la clef sous le paillasson. De plus, voilà une chaise qui n’est pas comme je l’avais placée et mes papiers ont été dérangés.

Après avoir remis un peu d’ordre sur sa table, il ajouta avec terreur :

— On m’a pris mon couteau !

— Votre couteau ? demanda Bernier stupéfait.

— Oui, mon couteau catalan que j’avais posé sur mes dessins pour les maintenir. Un grand couteau à manche de corne !

— Ah ! mon Dieu, c’est une arme de ce genre-là que le docteur a retirée du corps. Tout s’explique, l’assassin s’était caché chez vous !

Le concierge et le locataire étaient également épouvantés. Il leur semblait que cette nouvelle découverte les rendaient pour ainsi dire complices du meurtrier.

Le pauvre Tissot se voyait déjà poursuivi, arrêté, condamné. Bernier, tout ancien soldat qu’il fût, n’était guère plus rassuré.

Car il n’y avait plus de doute possible, quelqu’un s’était servi du signal convenu entre l’employé des postes et ses concierges pour se faire ouvrir la porte de la rue ; cet inconnu s’était caché dans la maison, et c’était même dans l’appartement de l’un des locataires qu’il s’était armé pour commettre son crime.

Il y avait dans ce concours de circonstances étranges plus qu’il n’en fallait pour troubler la raison de deux hommes dont l’existence était si calme et si régulière.

Mais cet inconnu, ce vieillard, comment s’était-il introduit dans la maison ? À quelle heure, par quel moyen, dans quel but ?

C’est ce que ni Bernier ni M. Tissot ne pouvaient s’expliquer.

— Vous n’avez au moins jamais dit à personne comment vous nous préveniez de votre retour pendant la nuit ? demanda tout à coup le concierge à son locataire.

— À personne, monsieur Bernier, à personne ! répondit en tremblant M. Tissot.

— Et vous ne vous êtes jamais aperçu que vous étiez suivi ou guette ?

— Jamais !

— Alors je n’y comprends rien.

Et, pour en finir avec tous ces mystères qui troublaient son cerveau, le concierge ajouta :

— Il faut courir bien vite faire votre déclaration chez le commissaire de police.

— Oh ! je ne vais pas perdre un instant, répondit M. Tissot.

Sans même prendre le temps de changer de vêtements, l’employé des postes descendit ses quatre étages et se dirigea vers le commissariat de police.

Moins d’un quart d’heure plus tard, il était sur le seuil du bureau, mais il hésita un instant avant d’y pénétrer. Il lui semblait qu’il n’en sortirait que pour être envoyé à Mazas, les menottes aux poignets.

Cependant, comme il ne pouvait être venu là pour rien et que, d’ailleurs, il n’eût osé retourner rue Marlot sans avoir tenu la promesse qu’il avait faite à Bernier, il prit son courage à deux mains et franchit, tout ému, la porte du commissariat.

Le secrétaire le prit pour un fou, mais lorsqu’il eut expliqué le but de sa visite, on l’introduisit aussitôt auprès de M. Meslin, à qui il raconta, tant bien que mal, ce qu’il avait à dire.

— Je vous suis reconnaissant de votre empressement à venir éclairer la justice, lui dit celui-ci, après l’avoir attentivement écouté, mais je ne suis plus chargé de suivre cette affaire ; c’est au juge d’instruction commis à cet effet par M. le procureur impérial que vous aurez à donner toutes ces explications. Il est probable que vous serez bientôt invité à vous rendre à son cabinet.

Enchanté d’avoir reçu des compliments au lieu des reproches qu’il craignait, M. Tissot, complètement rassuré, se hâta de prendre congé du commissaire de police et de retourner chez lui, décidé à y attendre, sans nouvelles terreurs, la citation du juge d’instruction.

Le parquet de Paris avait, en effet, confié l’instruction du crime de la rue Marlot à l’un de ses magistrats, M. de Fourmel. C’était un homme d’une trentaine d’années, arrivé de province depuis quelques mois seulement, fort intelligent, distingué, intègre, mais plus ambitieux et plus orgueilleux encore.

Après avoir pris connaissance de l’affaire, il lui avait semblé qu’elle lui offrait ce qu’il attendait avec impatience : l’occasion de déployer tout son zèle, toute sa sagacité, et il en avait pris l’entière direction, sans même laisser à M. Meslin cette part de collaboration que les juges d’instruction acceptent très-volontiers d’ordinaire des commissaires de police,

M. de Fourmel était un magistrat sec et cassant, n’acceptant ni conseils ni observations, d’autant plus jaloux de son autorité qu’il n’en jouissait que depuis peu. C’était un de ces pessimistes qui ne voient partout que des coupables.

Il s’était si complètement identifié à ses fonctions que même chez lui, en famille, il affectait un parler sévère, des regards interrogateurs.

Il suffisait d’entrer dans son cabinet, à quelque titre que ce fût, pour qu’il vous crût sa chose, son jouet. Fort bien élevé et d’une grande distinction, il devenait souvent presque grossier, grâce à la façon dont il dévisageait et interrogeait les gens les plus inoffensifs.

Ses amis les plus intimes avaient cessé d’aller le voir au Palais, car dès qu’il était dans l’exercice de ses redoutables fonctions, il était rare qu’il offrit un siége, qu’il rendit un salut. Son greffier ne l’avait jamais vu sourire.

Il allait même si loin que parfois on le lui avait fait durement sentir. De fort honnêtes gens venus pour lui donner des renseignements avaient mal pris ses manières hautaines et, moins patients que d’autres, avaient répondu à ses insolences en lui tournant le dos, après lui avoir dit qu’ils s’étaient dérangés de leurs affaires pour éclairer la justice et non pour être malmenés comme des criminels.

Une de ces scènes pénibles ayant causé une véritable émotion au Palais, le procureur impérial, jaloux de conserver intacte la tradition d’urbanité et de courtoisie à laquelle a droit la magistrature française, avait fait ses observations à M. de Fourmel, mais cela ne l’avait pas corrigé. Le jeune juge d’instruction était resté le même, omnipotent, impeccable, il le croyait du moins ; et M. Meslin, qui le connaissait pour s’être déjà trouvé en rapport avec lui, s’était promis de ne le revoir que s’il y était absolument obligé.

On comprend alors que, grâce à ces dispositions d’esprit, le commissaire de police du quartier de l’Arsenal se complût dans ce rêve de suivre officieusement, pour son compte particulier, la bonne piste, pendant que M. de Fourmel chercherait, de son côté, le mystérieux assassin de la rue Marlot.

M. de Fourmel paraissait d’ailleurs ne pas vouloir perdre un instant, car, à peine en possession du dossier commencé par M. Meslin et du rapport de la préfecture de police, il donna l’ordre à son greffier de citer tous les locataires du n° 13 de la rue Marlot, les concierges de la maison, le maître de l’hôtel de Dauphin, ses employés et William Dow.

Le parquet l’avait prévenu que le docteur Ravinel était chargé de faire l’autopsie de la victime et que le rapport du célèbre praticien lui parviendrait sans retard.

De plus, on lui avait fait remettre deux excellentes épreuves de la photographie du vieillard, et, bien qu’il regrettât vivement de ne pas avoir eu l’initiative de ces deux opérations, il s’en consolait en songeant que l’affaire était assez grave pour lui fournir mille autres occasions de prouver son habileté.

Laissons M. de Fourmel à ses travaux et à ses espérances, pour retourner auprès de deux de nos personnages auxquels nos lecteurs daignent peut-être s’intéresser : William Dow et maître Picot.