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Le Nid de cigognes/XV

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XV


Un profond silence s’établit dans la chambre voûtée ; le major semblait se recueillir pour donner plus de solennité ses paroles.

— Wilhelmine de Steinberg, ma sœur déshonorée, fille coupable de plusieurs générations de héros, je vais vous conduire dans un couvent de l’ordre le plus sévèré : vous n’en sortirez plus et vous ne me reverrez jamais.

— Je ne souffrirai pas qu’on me sépare d’elle ! s’écria Frantz ; je ne le souffrirai pas, tant qu’il me restera un souffle de vie !

— Quant à vous, misérable aventurier, continua le baron avec un accent de rage mêlé d’ironie, vous n’aurez pas invoqué en vain ce titre de frère que vous vous êtez donné vous-même… Vous êtes étudiant, vous savez manier une épée, nons nous battrons, monsieur, et à mort !

Wilhelmine poussa un cri perçant :

— Henri, mon frère ! s’écria-t-elle éperdue, tournez toute votre colère contre moi ; par pitié, ne vous armez pas l’un contre l’autre… Oh mon Dieu, mon Dieu ! voilà ce que je craignais ! Henri, ce serait un crime… Et vous, Frantz, souvenez-vous de votre promesse, de votre serment.

— Je m’en souviens, Wilhelmine, dit l’étudiant avec calme ; votre frère pourra m’assassiner, mais il ne me forcera jamais à diriger la pointe d’une épée contre sa poitrine.

— Oh ! merci, Frantz ; vous êtes sage et généreux, vous !

— Comment ! s’écria le major en grinçant des dents, le misérable fils du tonneller d’Heidelberg refuserait l’honneur de se mesurer avec le baron de Steinberg ?

— Monsieur le baron, le fils d’un pauvre artisan, s’il est honnête et loyal, serait un adversaire trop élevé encore pour un baron orgueilleux qui a joué le nom et l’héritage de ses pères.

Steinberg sauta sur son épée et la tira du fourreau. Wilhelmine le retint par ses vêtemens en poussant des cris de désespoir !

Ritter et Schwartz parlaient à la fois, mais sans approcher, comme si la vue de l’épée nue les eût frappés d’épouvante. Frantz seul restait impassible en face du major.

— Vous pouvez me tuer, dit-il avec fermeté, mais je ne me défendrai pas contre vous.

— Les choses ne doivent pas se passer ainsi, criait d’un autre côté Albert Schwartz ; le Comment ordonne en pareil cas…

Au milieu de ce tumulte, Sigismond s’était élancé vers un de ces trophées qui décoraient la chambre ; il en avait tiré une dague de forme antique.

— À moi, monsieur de Steinberg, dit-il en brandissant son arme encore acérée ; des scrupules honorables empêchent mon ami Frantz de se battre contre vous ; je vous demande raison de vos insolences envers lui et envers moi.

— Je vous défie tous ! s’écria le baron, qui trainait toujours après lui la malheureuse Wilhelmine.

Mais Frantz, en voyant l’intention du brave Muller, sortit tout à coup de son immobilité. Il courut à lui et tenta de le désarmer.

— Non, Sigismond, mon brave camarade, disait-il, tu ne feras pas ce que je ne saurais faire moi-même… Le baron de Steinberg doit être sacré pour moi, pour mes amis… Je l’ai juré à Wilhelmine, je tiendrai à mon serment !

— Frantz, cet homme t’a gravement insulté. Il serait indigne de toi…

— Il serait indigne de moi de souffrir qu’un autre se battît pour ma querelle… Sigismond, au nom de notre vieille amitié, reste calme.

— Il lui arracha la dague.

En ce moment, le baron venait de se débarrasser des étreintes convulsives de Wilhelmine. Il apercut Frantz l’épée à la main, et dit avec une joie féroce :

— Ah ! tu t’es done ravisé à la fin ?… Allons ! défends-toi, infame aventurier… Et vous autres, continua-t-il en s’adressant aux assistans, débarrassez-moi de cette femme !

Frantz, voyant le baron venir sur lui, l’épée nue, releva vivement son arme par un mouvement machinal, et parut prêt à se défendre ; mais presque aussitôt sa détermination l’emporta sur la colère. Il laissa tomber la dague, et, posant le pied dessus afin que personne ne put s’en emparer, il dit avec force :

— Baron de Steinberg, jamais je ne me battrai contre vous.

— Eh bien donc ! s’écria le major dans un inexprimable frénésie, si tu ne veux le battre comme un brave, meurs donc comme un chien !

Et il porta au jeune homme un violent coup d’épée ; mais, prompt comme la pensée, quelqu’un s’était élancé au-devant du coup ; des cris percans se firent entendre… Wilhelmine venait de tomber sanglante aux pieds de son frère.

Le baron, immobile, contemplait d’un œil fixe le sang qui jaillissait en filets rouges de la poitrine de la jeune fille. Schwartz, Ritter, Sigismond, s’approchèrent en frémissant ; personne ne parlait, et ce silence lugubre ajoutait encore à l’horreur de cette scène. Frantz semblait atteint du même coup que sa jeune épouse ; pâle et glacé, il était en proie à un saisissement plus effrayant que la mort même.

La voix faible de Wilhelmine se fit entendre la première :

— Fuyez, Frantz, fuyez ! balbutia-t-elle ; profitez de ce moment… Nous nous reverrons, sinon ici-bas, du moins au ciel.

Au son de cette voix chérie, Frantz tressaillit ; il se baissa, ramassa la dague avec une vivacité extraordinaire, et s’élança sur le baron en murmurant :

— La venger la venger !

Steinberg se mit en garde ; mais presque aussitôt le malheureux Frantz laissa échapper son arme, chiancela, et, succombant à la violence de ses émotions, tomba évanoui à côté de sa chère Wilhelmine.

Telle était la frénésie du baron, qu’en voyant son ennemi renversé, sans défense, il voulut encore le percer de son épée ; mais tous les assistans, se jetant sur lui à la fois, parvinrent à le contenir et à le désarmer. Il rugissait comme un forcené.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure après cette catastrophe, Madeleine Reutner veillait seule auprès du lit sur lequel on avait transporté Wilhelmine. Elle était à genoux, arrosant de ses larmes la main froide et décolorée de la mourante ; elle restai morne, absorbée dans sa douleur silencieuse.

Des formes blanches passaient et repassaient rapidement devant la fenêtre étroite qui éclairait la chambre ; c’étaient les cigognes, qui commençaient à construire leur nid au sommet de la tour.

Madeleine se souleva lentement.

— Oiseaux protecteurs des Steinberg, dit-elle avec un accent de reproche et de désespoir, en étendant : la main sur la jeune fille presque inanimée, était-ce donc là le bonheur que vous apportiez aux derniers rejetons de cette noble famille ?