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Le Nid de cigognes/XVI

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XVI


Après la catastrophe qui avait eu lieu à la tour de Steinberg, Frantz avait été transporté par ses deux amis à l’auberge de Zelter.

Là on lui prodigua de prompts secours, et il reprit ses sens ; mais presque aussitôt une fièvre violente s’empara de lui ; pendant plusieurs semaines on désespéra de ses jours. Dans son délire, l’image sanglante de Wilhelmine se représentait sans cesse à son imagination ; il lui parlait, il lui prodiguait les noms les plus doux, puis il se répandait en menaces et en imprécations contre le major, dont la figure sinistre apparaissait aussi dans ses rêves. Parfois il avait des momens lucides, mais alors le souvenir d’une poignante réalité, des angoisses, des terreurs nouvelles ne tardaient pas à causer des rechutes pires que les premières atteintes du mal.

Ses deux compagnons, Sigismond surtout, le soignaient avec zèle et affection. Quand la tête du malade s’exaltait, quand ses paroles incohérentes attestaient le dérangement de ses facultés, Muller, sous différens prétextes, éloignait tous les assistans et Schwartz lui-même ; il semblait craindre de laisser entendre à des indiscrets les propos étranges échappés à son malheureux ami. Du reste, Albert, dont le caractère frivole était peu susceptible d’attachement vif, et qui regrettait la vie turbulente de l’Université, ne restait au Steinberg que pour obéir à l’influence mystérieuse de Muller, il profitait avec empressement de toutes les occasions d’aller folâtrer à la cuisine avec la fille de l’hôté, ou de s’embarquer sur le Rhin pour pêcher le saumon avec les bateliers du voisinage.

Enfin, grâce aux efforts d’un habile médecin que l’on fit venir de Manheim, la force de la maladie diminua peu à peu, et, un mois environ après les événemens que nous avons racontés, Frantz était en pleine convalescence.

Pendant ce long espace de temps, le plus profond mystère avait enveloppé tout ce qui se passait à la tour.

On avait appris du chevalier Ritter, quand il était revenu à l’auberge, le jour même de la catastrophe, que le chirurgien mandé par le baron conservait quelque espoir de sauver Wilhelmine ; mais Ritter était parti le lendemain, après une conversation longue et confidentielle avec Sigismond ; depuis ce temps on n’avait aucune nouvelle du château.

Le major s’était enfermé avec Wilhelmine, madame Reutner et Fritz Reutner dans la vieille tour ; personne ne savait ce qui pouvait se passer derrière ces épaisses et sombres murailles.

Sigismond comprenait combien cette cruelle incertitude serait fatale à Frantz, lorsque le malade recouvrerait la raison ; aussi avait-il essayé plusieurs fois d’apprendre quelque chose de positif sur le sort de la pauvre Wilhelmine ; mais ses tentatives avaient toujours été infructueuses.

Les paysans du voisinage n’avaient même pas connaissance de la blessure de la jeune fille ; voyant le château fermé, ils croyaient mademoiselle Steinberg partie avec son frère pour quelque ville voisine.

N’espérant plus rien de ce côté, Muller épia le moment où le chirurgien qui soignait Wilhelmine sortait du château pour regagner une bourgade voisine. Mais cet homme, assez grossier du reste, et à peine supérieur aux chirurgiens-barbiers de village, refusa obstinément de répondre à ses questions ; il paraissait très effrayé de la démarche que l’on faisait vis-à-vis de lui, comme si de terribles menaces eussent encore été présentes à sa pensée.

Albert Schwartz voulut tenter l’aventure ; il fut encore plus malheureux. Au premier mot qu’il prononça pour s’informer poliment de mademoiselle Steinberg, le chirurgien tira un pistolet de sa poche et ordonna à l’étudiant de lui livrer passage. Albert n’avait rien à répondre à un pareil argument, et il s’éloigna, non toutefois sans exercer sa langue contre ce personnage si peu communicatif. Du reste, à partir de ce moment, soit qu’il se rendît de nuit au Steinberg, soit qu’il eût cessé ses visites, le chirurgien ne reparut plus.

Une autre personne encore eût pu donner des nouvelles du château : c’était Fritz Reutner. Il venait chaque jour au village chercher les provisions nécessaires aux habitans de la tour. Mais ruses, supplications, menaces échouérent contre l’opiniâtreté taciturne de Fritz. À toutes les questions, à toutes les instances il ne répondait rien ; c’était l’impassibilité du soldat russe exécutant une consigne barbare, l’entêtement stupide de la bête de somme qui refuse d’avancer. Sans doute on lui avait fait aussi des menaces terribles ; mais la ponctualité rigide de son caractère semblait être le mobile de sa conduite plutôt que la crainte du châtiment.

Souvent Sigismond, les larmes aux yeux et les mains jointes, l’avait supplié pendant une demi-heure de lui dire si Wilhelmine était hors de danger, et quand le brave étudiant croyait l’avoir attendri par ses prières ou corrompu par ses promesses, l’autre, lui tournant brusquement le dos, regagnait le château sans prononcer une parole. Sigismond, malgré sa froideur apparente, éprouvait des accès de rage contre le fils de Madeleine, et Albert parlait sérieusement de l’assommer ; mais comme Fritz Reutner était un gaillard vigoureusement bâti, le prudent Schwartz avait toujours retardé l’exécution de sa menace.

Cependant les momens lucides de Frantz devenaient de plus en plus fréquens, et quand il avait conscience de lui-même, il interrogeait son ami avec anxiété au sujet de Wilhelmine.

Enfin, Sigismond résolut de tenter une épreuve décisive en se présentant hardiment au château de Steinberg. L’humeur farouche du baron, les précautions dont il s’entourait pour empêcher qu’on ne troublât sa solitude, ne laissaient aucune place à l’illusion quant à la réception probable. Cependant Muller espérait surprendre quelque circonstance indifférente en apparence, recueillir un mot consolant, entrevoir peut-être Wilhelmine ou entendre le son de sa voix ; c’en était assez pour lui faire braver les sombres fureurs d’Henri de Steinberg. Qu’il pût dire seulement à Frantz, en revenant : « Wilhelmine existe, elle vous aime toujours, » et le généreux camarade n’eût pas regretté d’avoir exposé sa vie même pour obtenir cette satisfaction.

Un jour donc que le malade semblait sommeiller paisiblement, Sigismond s’achemina vers le Steinberg. Il était midi ; le soleil ruisselait sur la vieille tour et sur la roche grise qui lui servait de base. La plus profonde solitude régnait à l’entour ; aucun promeneur dans le sentier, aucun travailleur dans la petite vigne qui s’étendait sur le versant méridional et dont les ceps commençaient à se couvrir de jeunes pousses. Château et dépendances semblaient abandonnés ; aucun bruit ne se faisait entendre, excepté le frôlement des lézards dans les herbes sèches.

L’étudiant leva les yeux vers la plate-forme de la tour, il espérait apercevoir par l’embrasure des créneaux la forme gracieuse de Wilhelmine, ou même la mâle silhouette du major ; mais il ne vit rien que les herbes des ruines se balançant à la brise du Rhin, et les cigognes aux longues ailes planant sur la tourelle où elles avaient placé leur nid.

Sigismond, tout préoccupé de l’entrevue qu’il allait avoir avec le baron, s’avança précipitamment vers l’entrée principale du château ; il fut arrêté par un obstacle inattendu.

Autrefois on entrait librement dans la cour devenue jardin potager ; à travers les ruines et les décombres on atteignait sans difficultés la porte toujours ouverte de la tour. Maintenant des poutres et des planches épaisses barricadaient l’entrée du jardin ; une espèce de guichet, pratiqué dans cette clôture grossière, était solidement fermé.

Cette nouvelle preuve de la défiance du major ne présageait rien de bon à l’étudiant pour le succès de sa démarche. Cependant il résolut de pénétrer à tous risques dans cette demeure en apparence si peu hospitalière. Mais comment ? Ni sonnette ni marteau ne fournissait les moyens de se faire entendre à la tour, dont il était séparé par le jardin. À moins d’être muni du cor avec lequel les chevaliers du temps passé sonnaient des fanfares en pareilles circonstances, il n’y avait aucune probabilité de prévenir les habitans du Steinberg qu’un étranger demandait à être admis.

Enfin il allait, à défaut de cor, appeler de toute la force de sa voix, quand un bruit de ferraille retentit de l’autre côté de la porte qui s’ouvrit brusquement ; Muller se trouva face à face avec le baron.

Henri de Steinberg eût été méconnaissable pour ceux qui l’auraient vu trois mois auparavant. Il était maigre, efflanqué, hideux ; ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, avaient une expression de férocité et d’égarement. Sa barbe, qu’il laissait croître depuis son arrivée au Steinberg, lui couvrait la moitié de la figure ; il ressemblait ainsi à l’un de ces sauvages lansquenets auxquels son pays avait autrefois donné naissance. Son vieil uniforme, sale et usé, était débraillé sur la poitrine ; toute sa personne trahissait cet abandon de soi-même, signe d’un profond désespoir. Une de ses mains était armée d’un fusil de chasse ; de l’autre il tenait la porte, afin que Muller ne pût même jeter un regard dans l’enceinte du château.

Sigismond, surpris de cette brusque apparition, contemplait le major en silence ; il avait peine à reconnaître, dans ce campagnard effrayant et sordide, cet Henri de Steinberg qui, naguère encore, passait pour l’officier le plus beau et le mieux fait de toute l’armée prussienne.

Le baron à son tour attacha sur lui son œil hagard : — Je vous ai vu gravir le rocher, jeune homme, dit-il d’une voix rauque et gutturale, et je sais ce qui vous amène… Il est donc guéri de sa maladie ? Il est donc capable de se tenir debout ? C’est bon, c’est bon ! je l’attendais avec impatience… Ce sera une maigre vengeance, mais le démon ne veut pas m’en laisser d’autre !

L’étonnement de Sigismond redoubla en entendant ces paroles, qui témoignaient d’un certain dérangement d’intelligence.