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Le Nid de cigognes/XXIX

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XXIX


Le chambellan eut l’air de prendre pour une plaisanterie ces paroles étranges ; il se mit à rire d’un rire forcé.


— Vous me placez là, pardieù ! en belle compagnie ! répliqua-t-il timidement ; mais allons mon cher baron, je suis enchanté de vous trouver raisonnable ; vous prouvez ainsi que vous appréciez la délicatesse de mes procédés à votre égard. Aussi, avant d’inviter ces messieurs adresser l’acte de possession, je vous rappellerai une clause insérée dans nos conventions précédentes : Vous avez le droit de rester propriétaire du Steinberg en payant une modique somme de vingt mille florins… Êtes-vous en mesure d’acquitterà l’instant cette somme ?

Le major secoua la tête.

— Voyons, réfléchissez… N’est-il personne qui puisse vous venir en aide ?

— Personne. J’ai épuisé mon crédit… sur la terre et en enfer.

— Dans ce cas, messieurs, reprit Ritter en s’adressant aux gens de loi, faites votre devoir, monsieur le major vous le permet. — Lejuge et l’huissier s’approchèrent d’une table et se mirent en devoir d’écrire. Le chambellan redoutait fort ce moment ; il s’attendait à une explosion de la part d’Henri de Steinberg. Il reprit, afin de détourner l’attention de l’insensé : — Ah çà ! mon cher major, depuis que j’ai quitté la résidence, je deviens grossier comme un bourgeois. Je ne vous ai pas encore demandé des nouvelles de votre aimable sœur Wilhelmine. Sans doute elle est bien portante et elle est entièrement remise de sa… des suites de l’accident ?

— Elle est guérie, répondit sèchement le baron.

— À merveille, continua Ritter, disposé à ne demander aucune explication et à ne rien contester, quoi que pût dire Henri ; je solliciterai la faveur de lui rendre mes devoirs avant mon départ. Du reste, quoique légalement je devienne de cet instant maître du Steinberg, je serais heureux, major, de vous voir occuper la tour encore quelque temps en qualité d’hôte. Je me contenterais de placer ici un agent qui recevrait mes ordres et gérerait la propriété en mon nom. Quant à vous, vous auriez tout le loisir de chercher une autre demeure… Eh bien ! voyons, quel délai me demandez-vous encore pour abandonner définitivement le Steinberg ? Je tiens à fixer ce point… par simple curiosité.

La figure du baron se rembrunit. Le chambellan craignait de n’avoir pas enveloppé sa pensée de formes assez douces, assez insinuantes ; il allait chercher à l’expliquer, quand Steinberg lui demanda brusquement :

— À votre avis, combien de temps une créature, faible, malade, désespérée, sans air, sans lumière, sans nourriture, pourrait-elle supporter tous ses maux ?."

— Mais je ne sais, répliqua Ritter, attribuant cette étrange question au dérangement des idées de son interlocuteur.

— Dites votre opinion…

— Eh bien !… vingt-quatre heures peut-être.

— Dans vingt-quatreheures donc je quitterai le Steinberg.

Et le baron alla s’asseoir dans l’ombre, à l’autre extrémité de la salle.

Pendant cette conversation, Albert réfléchissait comment il pourrait s’y prendre pour glisser un mot en faveur de Frantz, Les manières d’Henri de Steinberg n’avaient rien d’encourageant. Néanmoins, pendant que Ritter causait avec les gens de loi, déjà occupés de leur procès-verbal, Albert s’approcha du baron :

— Eh bien ! major, dit-il d’un air de familiarité protectrice, êtes-vous toujours en colère contre ces pauvres jeunes gens ? Vous avez été bien sévère pour votre charmante sœur et pour Frantz, mon protégé, lors de ma dernière visite au Steinberg !

Le baron releva lentement la tête et attacha son regard de feu sur l’étudiant. Celui-ci se sentit troublé jusqu’au fond de l’âme.

— Nous pouvons causer d’égal à égal, major, balbutia-t-il ; j’ai repris mon nom et mon titre héréditaires… je suis le comte Frédéric de Hohenzollern.

Ce nom fit tressaillir le baron.

— Hohenzollern ! répéta-t-il d’un air égaré ; j’ai déjà entendu ce nom il n’y a pas longtemps… Hohenzollern ! oui, oui, c’est cela… Il y en a donc deux ?

— Précisément, répliqua l’étourdi ; nous sommes deux frères, sans compter notre vieux bonhomme de père… je veux dire Son Altesse le prince régnant. Certaines vexations de mon frère aîné m’avaient obligé à me cacher sous un déguisement ; mais comme j’ai consenti à me faire chanoine, tout s’est arrangé, et je suis rentré en grâce auprès de mon illustre famille. Ritter vous contera cette histoire… Toujours est-il, mon cher baron, qu’avant de quitter le pays, je voudrais vous réconcilier avec cet honnête garçon de Frantz. Votre sœur l’aime et elle est aimée de lui ; il n’y a pas à s’en dédire, mon pauvre major, d’ailleurs les jeunes gens sont, bien et dûment mariés, je vous en avertis. Je leur ai fait l’honneur de servir de témoin… sous un nom supposé. Aussi vois-je avec déplaisir que vous vous obstiniez à les séparer l’un de l’autre.

— Ils ne sont plus séparés, interrompit le baron avec une ironie sinistre ; je les ai réunis… pour toujours.

— Vraiment ! dit Albert presque fâché de trouver la besogne faite, et ce diable de Frantz qui ne m’avertit pas !…

Il a toujours été mystérieux avec moi ; je finirai un beau jour par lui retirer ma protection.

En ce moment Madeleine Reutner se précipita tout effarée dans l’antichambre.

— Y a-t-il ici un officier de justice ? dit-elle d’une voix tremblante ; quelqu’un ici a-t-il qualité pour recevoir ma déclaration sur un fait important ?

— Que voulez-vous, bonne femme ? demanda Ritter en voyant le juge déposer sa plume ; ces messieurs n’ont pas le temps d’écouter vos sornettes.

— Il s’agit de choses graves, messieurs ; mademoiselle Wilhelmine de Steinberg a disparu de sa chambre ; il est impossible de découvrir ce qu’elle est devenue.

— Soupçonneriez-vous un crime ? demanda le juge.

— Un crime répéta Madeleine en levant les yeux et les mains au ciel ; au prix de ma vie je voudrais épargner cette tache à l’ancienne et vénérable famille de Steinberg… mais je puis me tromper ; peut-être ma maîtresse existe-t-elle encore, peut-être a-t-elle besoin de secours… D’ailleurs, si elle a été victime de quelque attentat, le coupable n’a rien à craindre de la justice des hommes ni même de la justice de Dieu.

Elle indiquait du geste le baron de Steinberg. Il était calme, inattentif, comme s’il eût été complètement étranger à cette nouvelle. Cette insensibilité significative fut remarquée de tous les assistans.

— Je vous comprends, dit Ritter en baissant la voix ; mais expliquez-vous, ma chère ; quelles raisons avez-vous de penser… ? voyons ne se pourrait-il pas que mademoiselle de Steinberg, poussée par de mauvais traitemens de… certaine personne, se fût décidée à quitter furtivement la tour ?

— Elle ne l’a pas pu ! s’écria Madeleine avec désespoir, elle était trop bien gardée… Non, non, messieurs, croyez en ma conviction profonde : ou ma pauvre maîtresse est morte, ou elle est en danger de mort.

Il y eut un moment de silence. Le baron, sur qui tous les regards étaient fixés, s’occupait très sérieusement de fourbir le pommeau de son épée avec la manche de son habit.

— Eh bien ! madame, reprit Ritter, quelqu’un pourrait-il donner des renseignemens sur cette inconcevable disparition ?

— Mon Dieu ! je l’ignore, à moins que mon fils… Réponds, mon enfant, ajouta-t-elle en s’adressant à Fritz, qui se tenait grave et taciturne auprès de la porte ; qu’est-il arrivé hier au soir ? pourquoi m’a-t-on enfermée cette nuit dans ma chambre ? d’où venaient les cris et les plaintes que j’ai entendus ?

— Je n’ai rien vu, je ne sais rien, répliqua Fritz d’un ton bourru. Je vous ai enfermée pour… pour qu’on ne vous fît pas de mal… J’ai obéi à mon maître.

— Mais si ton maître t’a commandé…

— J’ai obéi à mon maître, répéta Fritz avec rudesse, ne m’en demandez pas davantage.

— Il ne parlera pas ! s’écria Madeleine, qui connaissait de longue date l’entêtement de son fils. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ? Ma pauvre maîtresse est perdue. Malheureuse famille de Steinberg ! le frère insensé, la sœur… morte peut-être !

— Wilhelmine morte ! s’écria une voix nouvelle ; miséricorde ! Frantz doit-être mort aussi.

Au même instant entra Sigismond Muller, en costume de voyage et couvert de poussière.