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Le Nid de cigognes/XXVIII

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XXVIII


Le lendemain matin, un peu après le lever du soleil, des coups précipités retentissaient à la porte extérieure du Steinberg. Comme nous l’avons dit plusieurs fois déjà, cette porte était séparée du château par la cour, encombrée de ruines, dont on avait fait un petit jardin potager. Néanmoins, les coups étaient si violens qu’ils furent aisément entendus de Fritz, à la fois intendant, jardinier et concierge. Il quitta le grabat sur lequel il dormait tout habillé, dans une masure attenante au donjon. Puis, les yeux rouges, les cheveux éhouriffés, la démarche appesantie, il se dirigea vers la porte.

On continuait de frapper avec une espèce de rage. Ce fracas extraordinaire acheva de dissiper l’engourdissement contre lequel Reutner luttait encore. IL essaya de reconnaître, à travers les ais mal joints de là porte, les visiteurs qui s’annonçaient d’une manière si bruyante, mais il put seulement s’assurer qu’ils étaient nombreux.

Après avoir ruminé le cas un moment, il finit par demander d’un ton bourru « ce que diable on voulait ! »

Le bruit cessa :

— Je savais bien, moi, que nous aurions raison de leur entêtement, dit une voix émphatique ; ouvre, l’ami, je te l’ordonne au nom du grand-duc, notre souverain.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis le juge de Stoffensels.

— On n’entre pas.

Et Fritz voulut s’éloigner.

— Ouvre, maraud, ouvre à l’instant, dit une-autre voix sur un ton plus élevé encore que celui du juge. Ton maître, ce baron ruiné, ce noble gueux, doit être fort honoré quand un homme de ma qualité daigne lui faire visite. Il te frottera les oreilles pour ton impertinence, et je te promets de l’aider comme il faut,

— Et qui donc êtes-vous ? demanda Fritz en s’arrêtant | de nouveau.

— Je suis fils d’un prince régnant… et tu peux ajouter chanoine de Munster.

— Le fils d’un prince !… un chanoine ! grommela Fritz, diable ! — Il reprit, après un nouveau silence : — On n’entre pas.

Une explosion de murmures et d’imprécations s’éleva de l’autre côté de la porte.

— Laissez-moi parler à cet homme, s’écria une troisième personne ; il ne peut ignorer mes droits sur Le Stein berg ; la consigne qu’il a reçue ne concerne pas le chevalier Ritter. Monsieur Fritz Reutner, continua-t-on d’un ton doucereux, allez prévenir le major de mon arrivée ; je viens réclamer l’exécution de certaines conventions faites entre lui et moi. Dites-lui que je veux lui témoigner tous les égards dus à son rang et à ses infortunes ; mais je suis accompagné de gens fort disposés à me soutenir en cas de résistance. Maintenant allez vite, et ne nous laissez pas attendre trop longtemps ; en récompense, je vous choisirai pour gardien du Steinberg sitôt que j’en aurai pris possession, et ce ne sera pas long, je l’espère.

Fritz avait connaissance de la vente du château ; il ne pouvait donc repousser la demande du chambellan comme il avait repoussé celle des autres. Il annonça qu’il allait prévenir son maître, et reprit le chemin de la tour.

Son absence fut longue ; les visiteurs impatientés se préparaient à recommencer leurs attaques contre la porte, quand un bruit de pas et un cliquetis de clefs annoncèrent qu’ils allaient enfin être introduits. En effet, on entendit bientôt grincer les verrous et les cadenas, la porte tourna sur ses gonds, et ils purent pénétrer dans cette sombre demeure, depuis si longtemps fermée.

Albert Schwartz marchait fièrement le premier, encore vêtu de son piètre costume d’étudiant, qui contrastait avec ses manières insolentes. Derrière lui venait le chevalier Ritter, de l’air grave et majestueux d’un conquérant qui entre par la brèche dans une ville conquise. Un juge ventru, gourmé et taciturne, comme il convient à un magistrat allemand, les suivait assisté d’un husreiter où huissier à cheval. Enfin la marche était fermée par trois ou quatre soldats de police dont Ritter avait cru devoir réclamer la présence pour plus de sûreté.

Tous ces gens envahirent la cour dès que le passage fut libre, mais Fritz ne parut pas vouloir s’opposer à leur introduction dans le Steinberg. Loin de là, il ouvrit la porte à deux battans, sans prononcer une parole, sans même regarder les nouveaux venus ; puis, réunissant en faisceau les clefs et les cadenas, il les jeta loin de lui en bas du rocher.

Ritter l’observait avec étonnement.

— Que fais-tu ? lui dit-il.

— J’obéis à l’ordre de monseigneur ; on pourra désormais entrer ici en toute liberté, comme autrefois… Mais venez, messieurs, monseigneur vous attend.

— Un instant, dit Ritter, dont ce brusque changement réveille la défiance, ton maître est-il… oui, est-il calme, raisonnable ? On dit, vois-tu, qu’il a des momens d’absence… d’égarement. Si cela était, je ne voudrais pas nous exposer à quelque scène désagréable.

— Venez, répliqua Fritz.

— Au fait, pensa le chambellan, nous sommes trop nombreux pour craindre un seul homme… Cependant, messieurs, dit-il tout haut en se tournant vers les gens de police, ne nous quittez point ; on ne peut répondre des actions d’un fou. Veillez sur monsieur le comte, sur monsieur le juge, et…

— Et sur vous, n’est-ce pas, Ritter ? dit Albert avec familiarité en riant ; par la liberté de… je veux dire par la gloire de mes ancêtres ! vous me semblez aussi peu rassuré qu’un mauvais chasseur entrant dans la tanière d’un ours endormi. Pour moi, je regrette seulement de n’avoir pas près de moi ce brave garçon, ce pauvre diable de Frantz ; il désirait tant, hier encore, pénétrer dans cet abominable nid à rats de Steinberg ! À l’abri de mon autorité, il eût trouvé peut-être moyen d’entrevoir sa belle, de lui glisser quelques mots ; le pauvre amoureux perd là une excellente occasion. Enfin je ne suis pas fâché de revoir cet intraitable major. Je ne lui pardonne pas d’avoir voulu m’intimider une fois ; aujourd’hui nous verrons s’il conservera son arrogance en ma présence… Vous le savez, Ritter, je ne désire pas garder l’incognito avec lui ; je compte lui dire deux mots à propos de ee pauvre Frantz et de la demoiselle de Steinberg. Quand il saura mon nom et mon rang, il y regardera peut-être à deux fois avant de molester un de mes protégés.

Comme on le voit, la disparition de Frantz était encore ignorée. Albert et le chambellan avaient passé une partie de la nuit à table ; lorsqu’ils s’étaient retirés, leurs idées n’étaient ni calmes ni lucides, et ils n’avaient pu s’informer du pauvre étudiant. Le matin seulement, Albert avait pensé à son compagnon ; mais, ne le trouvant pas dans sa chambre, il l’avait cru sorti pour une promenade, et ne s’était pas étonné de son absence.

Gonflé de son importance factice, le soi-disant Frédéric d’Hohenzollern avait eu la fantaisie de s’employer pour des intérêts de Frantz. Dans ce but, il avait voulu accompagner Ritter au château, et il comptait essayer sur le baron l’influence de son titre usurpé. Ritter, enchanté d’avoir toujours sous les yeux son précieux prisonnier, avait consenti sans peine à cet arrangement. Cependant l’espèce d’attachement qu’Albert manifestait pour son ancien camarade offusquait fort le chambellan.

— Monsieur le comte, dit-il d’un ton respectueux, je suis surpris que Votre Excellence prenne tant de souci d’un jeune homme appartenant à une condition si basse. Pour l’honneur de votre illustre maison, je vous supplie humblement d’oublier vos relations avec de semblables gens. Songez que s’il arrivait malheur à monseigneur votre frère aîné {ce qu’à Dieu ne plaise !) vous deviendriez prince souverain de Hohenzollern, et il ne serait pas convenable…

— Que voulez-vous, Ritter ? autrefuis je ne dédaignais pas d’admettre ce petit Frantz et son camarade Sigismond dans mon intimité, au risque de déroger. Il fallait, pour dépister les limiers de mon auguste père, prendre les allures d’un véritable étudiant. Aussi ai-je fréquenté les clubs, les tavernes, les réunions du landsmanchaft ; enfin je me suis un peu encanaillé, Mais cela va changer, Ritter, je vous le promels ; cela changera, puisque je consens à devenir chanoine. Et si monseigneur mon frère avait la bonne idée de me faire prince, je… mais il ne faut pas désirer de mal à ses proches !

Pendant cette conversation, la petite troupe, conduite par Fritz Reutner, avait traversé le jardin et s’était engagée dans l’escalier tortueux conduisantaux divers étages de la tour.

À la porte de la chambre de Wilhelmine, une espèce d’ombre examina un moment les visiteurs et disparut aussitôt dans l’obscurité : c’était Madeleine Reutner.

En voyant tant de personnes envahir le Steinberg, elle avait deviné la vérité ; elle allait prévenir sa jeune maîtresse et l’aider dans ses préparatifs de départ.

Les visiteurs continuèrent leur ascension, sans s’occuper de cette rencontre. Cependant, à mesure que l’on approchait de la chambre voûtée où devait se trouver le baron, on marchait plus lentement ; la conversation avait cessé.

Au moment d’entrer, Ritter parut s’apercevoir que l’étiquette lui défendait de précéder le prétendu comte de Hohenzollern. Albert, de son côté, crut devoir céder le pas au gros juge. Celui-ci, ignorant le danger, se confondit en politesses sur l’honneur que lui faisaient un fils de prince régnant et un homme de cour en lui accordant la préséance.

Rien ne justifia néanmoins les défiances du prudent Ritler et du fanfaron Schwartz. La chambre voûtée avait toujours son aspect sombre et triste, mais rien n’y indiquait ce désordre dont s’entoure un fou furieux. Le baron lui-même avait un air assez calme ; debout au milieu de la chambre, il donnait à sa contenance une sorte de dignité. Son vieil uniforme était soigneusement boutonné ; il avait essayé de mettre en ordre son épaisse et rude chevelure. Son épée pendait à son côté ; un lambeau de dentelle flétrie simulait un jabot à l’ouverture de son frac. Malgré ces essais maladroits de toilette, ou peut-être à cause de ces essais mêmes, le dérangement de ses idées était évident. Ses joues caves, son teint plombé, ses yeux rouges et cernés avaient un caractère auquel il était impossible de se tromper.

À la vue des étrangers, il parut se souvenir de son urbanité d’autrefois ; il fit un pas en avant et s’inclina :

— Bonjour, Ritter… Je vous salue, messieurs, dit-il d’une voix qui avait perdu sa sonorité, entrez, entrez ; je sais ce qui vous appelle ici ; je suis préparé à vous recevoir… Sur ma parole, chevalier, vous nous amenez nombreuse compagnie !

Les poltrons avaient craint d’abord que l’insensé ne s’élançât sur eux avant toute explication : cet accueil leur rendit confiance. Ritter fut le plus prompt à reprendre courage.

— Bonjour, mon cher major, dit-il en s’assurant d’un coup d’œil que l’on était à portée de le secourir si une parole malencontreuse réveillait la folie d’Henri, je viens en effet réclamer l’exécution d’une certaine promesse, ou plutôt d’un certain contrat… J’ai pris la liberté de me faire assister de ces honorables personnes, afin de remplir les formalités d’usage.

Mais Henri de Steinberg parut parfaitement comprendre pourquoi les soldats de police, dont l’uniforme lui était bien connu, se trouvaient là.

— Chevalier Ritter, dit-il avec un sourire sardonique, vous vous attendiez à quelque résistance de ma part, convenez-en. Oubliez-vous donc qu’au régiment, à Berlin, aux eaux de Baden, partout, j’ai tenu rigoureusement à ma réputation de beau joueur ? Vous n’aviez pas besoin de vous faire accompagner ainsi… Écoutez, ajouta-t-il d’un air menaçant, si je l’avais voulu, eussiez-vous amené une armée avec vous, j’aurais trouvé des défenseurs encore plus nombreux pour vous chasser d’ici… des défenseurs redoutables, avec des ailes noires et des épées de feu… la légion que Dieu précipita dans les abîmes infernaux après la défaite des esprits rebelles.

Les assistans se regardèrent du coin de l’œil. Ritter n’osait plus souffler mot. Le malheureux insensé reprit au bout d’un moment : — Mais, je vous le répète, chevalier, ma réputation m’est précieuse. Il ne sera pas dit que le major de Steinberg aura jamais triché une partie ou refusé les enjeux après le coup décisif. J’ai perdu mon château, mon nom, mon titre contre vous, je payerai ; j’ai perdu mon âme contre Satan, je payerai de même… À chacun sa part dans ma dépouille.