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Le Nid de cigognes/XXVII

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XXVII


Le baron n’avait plus cet attirail d’armes dont, il s’était affublé précédemment dans un caprice de sa fôlie, mais son aspect n’était pas moins effrayant. Ses traits décomposés exprimaient là férocité mêlée à une sorte de joie idiote.

Il tenait à la main un morceau de pérchemin sur lequel étaient tracés de grands caractères rouges avec du sang. Il s’avança vers les deux jeunes gens, et les regarda fixement en faisant entendre son rire sauvage et hébété.

— Il m’a exaucé ! murmura-t-il d’une voix creuse ; il accepte mon pacte… les voici l’un et l’autre, et voici le Flucht-veg que j’ai tant cherché ! À merveille, maître, continua-t-il en s’adressant à l’être invisible dont il se croyait toujours poursuivi, tu n’as pas tardé à remplir tes engagemens. Ah ! ah ! ah ! tu veux mon âme, avare esprit du mal, tu l’auras ! j’irai de franc jeu avec toi comme avec les autres. Tiens d’abord, voici notre pacte… Il est signé de mon sang. Ah ! je connais tes formes de procédure, vieux lion rugissant, je sais comment te faire parvenir tes lettres… ! il n’a pas manqué de vieilles femmes autour de mon enfance.

En même temps il jeta par-dessus son épaule gauche, sans se retourner, l’objet qu’il tenait à la main. Le parchemin voltigea un moment au souffle léger qui venait de la porte enir’ouverte, puis il disparut dans l’escalier obscur de la tourelle avec un faible frémissement.

Wilhelmine et Frantz, muets d’élonnement, de douleur et d’effroi, se pressaient l’un contre l’autre.

— Ferme la porte, Fritz Reutner, reprit l’insensé-en s’adressant au fils de Madeleine, ferme la porte et veille à ce que personne ne puisse entrer ou sortir… Mon nouvel allié aime assez à reprendre d’une main ce qu’il donne de l’autre ; malgré ses airs de bonne foi, je ne me fie pas complétement à lui.

Fritz obéit ponctuellement, comme s’il eût reçu l’ordre le plus raisonnable ; le sentiment du devoir était tout puissant sur cette épaisse intelligence. Il eût saisi au collet Satan lui-même sur un signe de son maître, si Satan avait pris une forme palpable. Rien à ses yeux, pas même la folie, ne pouvait le relever de l’obéissance passive qu’il croyait devoir au baron de Steinberg. Il s’empressa donc de verouiller la porte, contre laquelle il s’adossa pour plus de précautions.

Wilhelmine voulut essayer encore de combattre cette affreuse aberration mentale. Se dégageant des bras de son mari, elle s’avança vers le major.

— Henri, dit-elle de sa voix douée et mélancolique, chassez de cruelles visions ; revenez à vous, mon frère… c’est moi, c’est Wilhelmine qui vous en prie.

— Paix, jeune fille ! dit le baron en la repoussant avec rudesse, prétendrais-tu m’en imposer ?… Je te connais bien : tu es Bertha de Steinberg, la belle Bertha aux yeux pers ! … Lui, continua-t-il en désignant Frantz, c’est Carl de Stoffensels, surnommé le Bel Ecuyer… Moi, je suis le baron Emmanuel, votre juge et votre maître.

Wilhelmine entrevit avec épouvante le danger de laisser l’imagination de son frère se complaire dans cette étrange erreur.

— Henri ! Henri ! s’écria-t-elle d’une voix étouffée, reconnaissez-moi…je ne suis pas Bertha… la pauvre Bertha est morte il y a plusieurs siècles, je suis Wilhelmine, votre jeune sœur.

— Tu es Bertha ! interrompit brusquement l’insensé ; je n’ai pas de sœur ; j’ai une fille coupable… Elle m’a trompé, elle s’est laissé séduire par Stoffensels, mon ennemi… D’ailleurs tu connais la loi inexorable imposée de temps immémorial aux seigneurs de Steinberg : quiconque a pénétré le secret du Flucht-Veg doit mourir… Ton amant et toi, vous allez mourir.

La jeune fille recula toute tremblante vers son mari ; elle commençait à comprendre les horribles projets de son frère.

Mais les paroles du major n’avaient aucun sens raisonnable pour Frantz, et il examinait d’un air de profonde affliction le malheureux Steinberg. Les tentatives de Wilhelmine pour ranimer cette intelligence éteinte avaient été infructueuses. Cependant l’étudiant crut que la force de la vérité matérielle mettrait un frein aux déréglemens d’un esprit malade :

— Major de Steinberg, dit-il avec un accent de sincère pitié, des passions aveugles et injustes ont troublé votre raison… Repoussez d’absurdes visions, reprenez ce calme, cette dignité qui conviennent à un gentilhomme, à un brave officier, à un homme du monde. Reconnaissez-moi, moi qui vous parle ; je suis ce jeune étudiant qui, pendant votre absence, a osé aimer votre sœur Wilhelmine et se faire aimer d’elle… un mariage secret nous a unis… Nous sommes coupables sans doute de n’avoir pas sollicité votre consentement, mais nous avons été cruellement punis de cette faute. Voyez comme cette pauvre Wilhelmine est encore pâle et faible des suites de sa blessure ! Quant à moi, mon frère, si vous me connaissiez mieux, vous ne me jugeriez pas indigne peut-être de votre estime, de votre amitié.

Le baron écoutait d’un air égaré, mais attentivement. Il se frappa le front, comme si sa mémoire se réveillait pour un moment.

— Ah ! oui, murmura-t-il, l’étudiant d’Heidelberg… le fils du tonnelier.

Cette parole, insignifiante en apparence, indiquait pourtant une faible réaction de l’intelligence contre les rêves fiévreux de la folie. Whilelmine conçut uu peu d’espoir ; elle suivait avec anxiété chaque mouvement de son frère. Frantz continua :

— Je ne suis pas le fils d’un pauvre artisan, major, quoique j’aie été forcé un moment d’affirmer cette fable. Je me repens aujourd’hui de ne vous avoir pas appris franchement la vérité malgré lé danger de cet aveu pour moi… Ce danger existe encore ; mais si la connaissance de mon véritable nom doit calmer les susceptibilités de votre fierté, je ne vous le cacherai pas plus longtemps. Je suis le comte Frédéric de Hohenzollern, second fils du prince régnant de Hohenzollern.

Il s’arrêta pour juger de l’effet de cette révélation.

— Hohenzollern ? répéta machinalement l’insensé. Wilhelmine regarda son mari avec étonnement.

— Vous, noble et de naissance illustre ! murmura-t-elle d’un ton de reproche. Frantz ! Frantz ! mon amour pour vous avait-il besoin d’être éprouvé ?

— Vous m’avez aimé malgré ma condition obscure, malgré ma pauvreté, dit le jeune homme avec tendresse ; cette circonstance, Wilhelmine, fera toujours mon orgueil et ma joie. Mais, continua-t-il en se reprenant, ce n’est pas le moment de nous arrêter sur ce sujet… Major de Steinberg, je vous ai donné des explications loyales, complètes ; persisterez-vous dans ces sentimens de haine et de vengeance indignes d’un cœur généreux comme le vôtre ?

Le baron semblait réfléchir, et cherchait dans les ténèbres de son esprit une pensée fugace toujours insaisissable.

— Hum ! hum ! dit-il enfin avec un sourire malin, s’il n’avait pas été transporté ici par le pouvoir du diable, mon allié, comment se trouveraii-il chez moi au milieu de la nuit ?

Cette rechute arracha un gémissementà la pauvre Wilhelmine ; mais Frantz ne voulait pas encore se rendre à l’évidence.

— Major de Steinberg, mon ami, mon frère, reprit-il avec chaleur, je suis parvenu jusqu’ici au moyen de ce passage secret dont j’ai eu le bonheur de découvrir l’entrée ; rien que de simple et de naturel dans ma présence à la tour.

— Et tu as découvert le trésor de ma famille ? il t’a été permis, à toi, de voir les immenses richesses accumulées par mes aïeux ? Tu as usurpé le droit antique des barons de Steinberg !

— Ne vous faites pas illusion, major, ce trésor consiste en quelques papiers pourris et sans valeur. Le caveau où je les ai trouvés a pu contenir autrefois des sommes d’or et d’argent considérables, mais il est vide ; on dirait aujourd’hui d’un sombre et triste cachot.

— Bertha et le Bel Ecuyer y sont morts de faim, murmura le major. Après un moment de silence, il ajouta :

— Ainsi donc, c’est Satan, mon allié, qui t’a montré le redoutable Flucht-veg du Steinberg ?

— Encore une fois, ce n’est pas le démon… à moins qu’il n’ait pris la forme d’une pauvre cigogne blessée et mourante.

Ce seul mot de cigogne rejeta le baron dans toutes ses folies, dans toutes ses fureurs.

— L’entendez-vous ? dit-il avec force, il avoue enfin la vérité… Oui, oui, j’ai reconnu ton doigt dans tout ceci, esprit du mail tu as tenu ta parole, je dois accomplir mon devoir. Je suis Emmannel, voici le sire de Stoffensels et la coupable Bertha… voici le Flucht-veg… C’est bien, c’est bien, cigogne de Steinberg, tu seras obéie !

Frantz se retourna en faisant un signe de découragement ; mais Wilhelmine suivait au milieu du désordre des idées de son frère la trace d’une pensée de vengeance à laquelle Henri tenait avec l’obstination du monomane. Si elle avait un doute à ce sujet, bientôt le doute ne fut plus possible.

— Fritz Reutner, dit le baron d’un ton solennel en se tournant vers le fils de Madeleine, tu es un serviteur fidèle de la baronnie, tu vas m’aider à venger l’honneur outragé des Steinberg… Es-tu prêt ?

— Qu’ordonne monseigneur ? demanda Fritz aussi tranquillement que s’il eût pris les ordres de son maître pour une partie de chasse.

Le baron se taisait, et, regardant sournoisement les deux jeunes gens, semblait méditer un plan d’attaque.


— Monsieur le major, s’écria Frantz avec véhémence, honte sur vous si vous employez la violence contre votre malheureuse sœur ! Tournez plutôt votre colère contre moi, contre moi seul.


— Contre toi, oui, contre toi seul, gronda le baron. Fritz, charge-toi de Bertha… je ne saurais porter la main sur ma fille, sur l’enfant de ma vieillesse… À nous deux, Carl de Stoffensels !

Il s’élança sur Frantz avant que celui-ci eût le temps de se mettre en défense ; une lutte acharnée et corps à corps commença entre eux. Wilhelmine, dans cet horrible conflit, voulait séparer les combattans, mais elle se sentit elle- même entraînée en arrière ; le robuste Fritz exécutait à la lettre les ordres de son maître.

Au milieu même de ses terreurs, elle repoussa Reutner avec une énergique fierté.

— Comment, misérable ! s’écria-t-elle, tu oses manquer de respect, toi, serviteur de Steinberg, à une baronne de Steinberg ?

Le rustre s’arrêta confus et embarrassé.

— Mademoiselle, dit-il d’un ton rude, monseigneur est le chef de la famille… il est donc le maître et je dois lui obéir.

— Ne suis-je pas ta maîtresse aussi, ne suis-je pas une Steinberg comme lui ?… D’ailleurs, ajouta-t-elle plus bas, ne vois-tu pas qu’il est fou… fou jusqu’à la frénésie, jusqu’à la rage ? Cette dernière raison n’était pas concluante pour Fritz Reutner ; cependant le cas lui semblait épineux. Auquel obéir du frère ou de la sœur ? Dans sa perplexité, il restait immobile. Wilhelmine crut l’avoir soumis à ses volontés.

— Sépare-les, au nom de Dieu, au nom de ta mère ! s’écria-t-elle en désignant du doigt, les deux adversaires qui se roulaient à ses pieds ; il te sera demandé compte des maux que tu aurais pu empêcher. Lâche imbécile ! ne le vois-tu pas ? il va se commettre un crime.

Elle voulut, de ses mains débiles, séparer les combattans ; mais Fritz ne fit pas un mouvement pour lui venir en aide. Il ruminait dans son étroit cerveau la conduite qu’il devait tenir dans cette circonstance difficile.

Tout à coup une voix rauque, profonde, semblable à un rugissement de lion, lui cria :

— Des cordes !… des cordes !… Fritz Reutner. L’issue de la lutte, en effet, n’avait pas été longtemps douteuse entre le terrible maniaque et le pauvre étudiant.

Celui-ci était plus jeune, il est vrai, mais il était affaibli par une longue maladie, par des fatigues récentes ; le colossal major, au contraire, sentait ses forces doublées par la fièvre de ia vengeance, par la folie ; plusieurs hommes de vigueur ordinaire n’eussent pu le contenir en ce moment.

Aussi n’avait-il pas eu de peine à terrasser le malheureux Frantz, malgré les efforts impuissans de Wilhelmine.

À l’appel de son maître, Fritz, revenant à ses habitudes d’obéissance passive, secoua tous ses scrupules ; il arracha de la muraille un bout de corde qui retenait la tapisserie délabrée, et se mit à garrotter le jeune homme renversé sous le major.

— En les voyant l’un et l’autre s’acharner contre Frantz, Wilhelmine essayait tour à tour de les repousser, de les attendrir.

— Henri ! s’écria-t-elle, que faites-vous ? que voulezvous de lui ?… C’est mon mari, c’est votre frère !… Oh ! les lâches ! ils se mettent deux contre lui seul… Fritz ! misérable ingrat, est-ce là la récompense de mon indulgence, de mes bontés pour toi ? Mon frère a perdu la raison, mais toi tu peux me comprendre, tu sais combien cette violence est coupable… Et vous, Henri, ajouta-t-elle aussitôt en démentant elle-même ses paroles, Henri, par pitié, au nom de notre père, au nom de l’honneur, au nom de Dieu, ne vous souillez pas d’un crime abominable !

— Wilhelmine, murmura Frantz à demi suffoqué, ne pensez pas à moi… fuyez, fuyez, si vous le pouvez encore.

— Je ne fuirai pas ; quel que soit votre sort, Frantz, je le partagerai… Mais mon frère ne sera pas assez cruel pour attenter à vos jours… il n’a jamais été méchant… Henri ! Henri ! vous avez un bon cœur ; vous serez clément, vous… — Elle s’interrompit et se cacha le visage avec horreur. Henri de Steinberg venait de se relever après avoir mis Frantz dans l’impuissance de faire un mouvement. Il était effrayant à voir ; une écume blanche se montrait aux deux coins de sa bouche ; les muscles de sa face se crispaient convulsivement ; ses yeux étaient injectés de sang ; il n’avait plus rien d’humain. — Oh ! mon Dieu ! ç’écria Wilhelmine terrifiée, ce n’est plus mon frère.

Le major la désigna par un geste farouche.

— Fritz, commanda-t-il,’charge-toi de Bertha… moi je prends le sire de Stoffensels.

Reutnerresta immobileet regarda son maître ; peut-être allait-il enfin résister aux volontés de l’insensé ; Wilhelmine eut un éclair d’espoir.

— Elle ! elle ! répéta Henri de Steinberg en désignant toujours sa sœur ; prends-la dans tes bras et suis-moi. Le stupide Reutner ne balança pas un instant ; la première fois il n’avait pas compris l’ordre du major ; c’était la seule cause de son hésitation. Il saisit la jeune fille et l’enleva dans ses bras nerveux.

De son côté, Henri avait chargé comme une masse inerte, sur ses puissantes épaules, le corps du malheureux Frantz.

Les deux jeunes époux poussaient des cris déchirans. Mais qui pouvait entendre ces cris dans cette masure isolée, habitée seulement par une vieille femme faible et timide ? Au milieu du désordre, Fritz renversa la table ; la lampe tomba et s’éteignit. Alors la chambre ne fut plus éclairée que par un pâle rayon de lune. La lanterne de Frantz brûlait encore au milieu des pierres amoncelées sur les premières marches du Flucht-veg. À cette incertaine et sinistre lueur, on voyait l’escalier s’enfoncersous terre comme l’escalier d’un sépulcre.

Le baron se dirigea rapidement vers l’ouverture pratiquée dans la muraille ; mais Fritz s’effraya de cette obscurité subite.

— Que faut-il faire, monseigneur ?

— Suis-moi.

— Et où allons-nous, je vous prie ?

— En enfer… ne le vois-tu pas ?

Déjà l’insensé descendait avec son fardeau l’escalier raboteux qui conduisait dans l’intérieur du rocher, quand sa réponse vint éveiller les craintes superstitieuses de Fritz. Wilhelmine sentit frissonner son persécuteur ; mais aussitôt il surmonta cette émotion.

— En enfer ! répéta-t-il ; eh bien ! oui… Il est baron de Steinberg, il est mon seigneur ; je le suivrai !

Il franchit résolument la porte du Flucht-veg, et rejoignit le major dans l’escalier raide et humide du souterrain. Ils marchèrent quelques instans en silence. Frantz et Wilhelmine anéantis semblaient tous les deux privés de l’usagé de leurs sens. Leurs gémissemens étaient trop faibles pour être entendus.

Qpand on atteignit l’endroit où le passage s’élargissant formait une espèce de salle, Henri s’arrêta tout à coup. Il dit à voix haute :

— Esprit du mal, mon allié, mon ami, et bientôt mon maître, désigne-moi le cachot où Emmanuel enfermera la coupable Bertha et le traître Stoffensels.

Un reflet de la lanterne dont le baron s’était charge tomba sur l’épaisse et massive porte de l’ancien trésor de Steinberg. Le major poussa un bruyant éclat de rire, répété tristement par les échos souterrains.

— Ainsi donc, reprit-il avec une joie sauvage, le destin va s’accomplir… Bertha et le Bel Ecuyer mourront de faim dans le Flucht-veg de Steinberg… l’enfer m’a exaucé.