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Le Pain blanc/01

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 5-17).

CHAPITRE PREMIER


L es enfants se disputaient. Quel souvenir, plus tard ! Les moindres détails de ce jour allaient se graver pour jamais dans les mémoires.

La petite Élise, que ses frères appelaient, pour se moquer d’elle, Champs-Élysées ou Élysée tout court, restait inquiète de ne pas voir rentrer sa mère.

Toujours inquiète de quelque chose. C’est le propre des enfants poètes.

Dix ans. C’était donc une petite femme.

On peut affirmer que, jusqu’après sept ans, les enfants restent des bébés. À partir de huit, le corps s’allonge et la figure change. C’est alors qu’on commence à dire : « Quand j’étais petite. »

— Quand j’étais petite, j’avais un lit, je me rappelle très, très bien. Même que je couchais dans la chambre de papa et maman.

— C’te blague !… se récrièrent les deux garçons en glapissant comme des voyous.

Jacques poursuivit avec un ricanement :

— Dis donc ! Tu n’es née qu’en 1902, toi, et nous sommes en 1912. Ça te fait quel âge ? Nous avons sept et cinq ans de plus que toi, nous ! Nous savons mieux que toi, peut-être ! Qu’est-ce que tu étais à cette époque-là ?… Un pauvre gluant ! Tandis que nous, nous étions déjà grands. Il faut croire qu’on était en pleine purée. Car ton berceau, c’était le tiroir du bas de la commode, je te le répète. S’pas, Max ?

— Elle est si bête ;… dit Max. Elle ne te croira pas.

— Je voudrais voir ça !… chantonna Jacques en marchant droit sur sa petite sœur.

Elle avait un peu peur d’eux, quelquefois. Elle crut préférable de se taire. Mais les deux adolescents, désœuvrés :

— Tiens ! Pour te punir, nous allons t’y recoucher, dans ton tiroir !

— Oh ! non !… Max !… Jacques !… Pouce !… Je crois tout ! Je crois tout.

Ils n’y parvinrent pas tout de suite. Elle criait et riait en se débattant, car ils la chatouillaient pour en venir à bout.

Quand elle fut, tête en bas, jambes en l’air, dans le tiroir, ils firent mine de le refermer. Le grand salon encombré de meubles qu’on venait d’emménager, plein de papiers, de paille et de ficelles traînant sur le parquet, se remplit du tapage mené près de cette commode, vieux souvenir de famille, un des rares meubles gardés parmi les nouveaux.

Quel témoin, cette commode ! Elle avait connu l’époque de la grande bohème. Alors, au logis trop étroit, pas encore d’argent, mais déjà des scènes.

Élysée pouvait remonter aussi loin que possible dans le grand au-delà de la première enfance, elle retrouvait toujours les mêmes drames. C’est pourquoi ses idées sur la vie n’avaient jamais varié.

Une mère, ça crie après un père. Un père, c’est gentil, doux, espèce de grand camarade à barbe qu’on ne voit pas assez souvent ; mais il paraît que c’est un monstre. Des frères, c’est beaucoup plus âgé que vous, c’est grand, c’est fort, avec des mains brutales qui vous font mal en jouant. Ça ne sait que combiner des tours pour ennuyer quelqu’un, ça travaille mal au lycée, et, quand on parle d’eux, on dit : « Ces deux apaches-là… »

Mais certes, le personnage le plus étonnant de la maison, c’est la maman. Mon Dieu ! Quand ça ne crie pas, c’est-à-dire quand le mari n’y est pas, ça donne des claques au hasard ; puis, tout à coup, ça se met au piano et ça chante avec une voix si belle qu’on en a la chair de poule. C’est alors que les enfants doivent s’asseoir tous les trois sur le vieux canapé, sans bouger, chose qui ne se réalise jamais, à cause des garçons.

Élysée n’a pas encore écouté comme elle l’aurait voulu. Jacques et Max, chacun d’un côté, faisant des grimaces pour la faire rire, ou la pinçant pour la faire pleurer. Naturellement, maman se lève, exaspérée, et la distribution commence. Élysée a reçu, bien des fois, ce qu’elle n’avait pas du tout mérité. Encore une conclusion : les claques, ça fait partie de la musique.

Il y a une autre occasion où les trois sont encore alignés sur le canapé ; mais, cette fois, ils s’y sont assis d’eux-mêmes pour assister à la scène.

Que c’est affreux, la scène ! On dirait que tout va mal sur la terre, et que c’est la fin du monde. Comment Jacques et Max peuvent-ils rire tout bas au milieu d’une telle catastrophe ?

Il y a des paroles qu’on attend et qui ne manquent jamais de venir. « Alors, dit papa, pourquoi m’as-tu épousé de force ?… » Et maman répond avec des gestes violents : « Fais donc l’innocent ! Tu savais très bien que j’avais des espérances !… » « Ce n’est pas vrai ! répond papa, calme et pâle. J’ai cédé parce que tu me menaçais de te tuer, et parce que j’étais amoureux de ta voix. J’avais vu tout de suite que tu étais jalouse comme une malade que tu es ; mais enfin j’avais cru épouser la musique et non une harpie. »

Alors ce sont les phrases hachées et les grands sanglots, tout ce qui fait qu’on tremble comme un petit animal perdu, pendant que les idiots de garçons s’amusent.

Chaque fois qu’excédé l’homme fait le geste d’aller vers la porte :

— C’est ça !… Va-t’en retrouver tes cocottes !… Quelle honte quand on a trois enfants !

— Je ne te répondrai même pas ! Tu sais aussi bien que moi que je ne pense qu’à mes recherches de laboratoire.

— Écoutez-le !… s’esclaffe maman, prenant les trois gosses à témoin. Les grues qui viennent le réclamer jusque chez nous…

Quelquefois, par bonheur, un coup de sonnette interrompt.

« Un client !… » fait maman, subitement domptée, et comme honteuse. Et c’est le moment où tout le monde retient sa respiration. La bonne (ce n’est la même que pendant huit jours) vient annoncer qu’il y a quelqu’un dans le cabinet de monsieur, et c’est l’attente pendant laquelle on chuchote en marchant sur la pointe des pieds.

Au bout d’un temps qui varie entre dix minutes et une demi-heure, papa revient, l’air heureux, en déclarant :

— Un nouveau malade !

Et voilà la paix rétablie sur ces mots qui ont pourtant l’air d’annoncer une mauvaise nouvelle. Mais quand on n’est qu’un petit médecin de quartier, un nouveau malade c’est un peu d’argent qui tombe du ciel. Les garçons eux-mêmes battent des mains. Maman dit : « Je vais pouvoir donner des acomptes. »

Au milieu de tant de battements de cœur, n’est-il nul refuge pour une petite fille sensible à tout, et qui voudrait tant voir le bonheur régner dans sa famille et sur toute la terre : Une vieille bonne qu’on aurait, comme ce serait bon !

Les filles au rabais qui se succèdent à la maison ont de mauvaises figures fâchées. Il y a les poupées, mais il en faudrait une grande pour en faire une amie. Élysée n’en a que de toutes petites de dix centimes, avec lesquelles elle joue dans les coins, pour se distraire de ses anxiétés. Elle leur a fait des robes grandes comme la moitié d’un doigt. Elles ont aussi leur mobilier. Cela s’achète au bazar, avec les pièces de dix sous données quelquefois par papa.

Dans de vieilles boîtes à chaussures, Élysée organise des ameublements minuscules. Cinq ou six boîtes posées l’une à côté de l’autre constituent les appartements du château.

Il y a aussi une écurie en bois blanc contenant trois chevaux en fer peint. L’imagination travaille. Dans ce monde menu, que d’événements extraordinaires ! Mais chaque fois qu’ils le peuvent, les frères, en rentrant du lycée, profitant d’un instant où la petite n’est pas là, mettent les dames dans l’écurie, les chevaux dans les lits, les meubles à l’envers.

C’est tout à coup un désespoir incommensurable, non pas pour le fait matériel aisément réparable, mais à cause du rêve dérangé, des mystères tournés en ridicule. Élysée ne saurait dire pourquoi de tels sanglots. Les enfants ne se comprennent pas eux-mêmes.

À qui se plaindre ?

À maman, cela va de soi. C’est l’instinct des petits, quelle que soit leur mère, de courir tout de suite à cette sorte de dieu qui sait tout, qui peut tout. Mais ce dieu-là, comme tous les autres, répartit à tort et à travers punitions et récompenses. Encore une fois, c’est Élysée qui reçoit les claques.

« Maman aime mieux ses garçons. »

De bonne heure la fillette a senti cela. Voilà comme elle s’est raccrochée à son père trop rarement présent, et qu’elle aime avec le sentiment d’une obscure culpabilité, puisqu’il est un monstre.

Est-ce par esprit non analysé de revanche ? Câlineries, coquetteries, tant de petits mots tendres et d’œillades complices, tout est pour lui.

— Regardez-les !… gronde la mère. Ils sont tous pareils ! Lui ressemble-t-elle assez ! Ça en est comique !

Élysée est fière de ce mot, encore que ne comprenant pas comment le visage d’un monsieur barbu peut bien ressembler à sa petite figure à elle.

À dix ans, on n’a pas encore le sens des ressemblances. Elle ne sait pas que leurs longs yeux, coupés en biais vers les tempes, sont du même émail noir enchâssés dans du blanc pur, et qu’ils ont pareillement ce regard croisé qui agit comme un charme. Elle ne sait pas que la vie de ces deux paires de prunelles est identique, vie étincelante et rapide dans la nacre mouillée, et que, rieurs un peu, ces yeux si beaux ont une expression si bonne.

Autre point lumineux dans leurs deux faces brunes, les dents en amande, celles du père brillant dans la barbe fine, celles de la fille dans une bouche rouge vif, et précise comme une pierre taillée.

Une si jolie petite fille élevée n’importe comme, bousculée, mal habillée, mal instruite, sabotée, en somme…

Tout à coup, les espérances dont on a tant parlé se réalisent. Hériter, quelle aventure ! Encore un bonheur, un immense, celui-là, venu du malheur de quelqu’un. Une vieille tante qu’on ne connaissait pas est morte quelque part, et voilà toute une fortune, et des meubles, et des malles pleines de choses.

Les malades entretiennent les familles, les morts sont des distributeurs de cadeaux.

Depuis un mois, la vie était sens dessus dessous. Maman, férocement, bazardait tout le passé. Changement d’appartement, mais non de quartier, à cause de la clientèle du docteur Arnaud, bonne à conserver tout de même.

Lui, triste, désapprouvait les reniements, regrettait les vieux meubles de sa misère. Et c’étaient encore des sujets de cris.

— Ne poussez pas le tiroir, Jacques ! Max !… Vous allez me casser les jambes !

La bonne finit par accourir aux cris, suivie de la cuisinière, entrée en service depuis quatre jours. Elles déclarèrent que c’était honteux, et les garçons se tournèrent contre elles, pour la délivrance d’Élysée qui commençait à pleurer.

On avait décidé (idée de maman), qu’ils changeraient de lycée, le leur n’étant plus assez chic pour des jeunes gens riches. Élysée aussi devait changer de cours. En attendant, les trois, subitement en vacances, trouvaient la vie bien amusante, parmi le désordre et les allées et venues du déménagement et de l’emménagement.

Aujourd’hui, pourquoi leur mère ne rentrait-elle pas ? Elle avait dit : « Je m’absente une heure. » Et le chapeau de travers, à son ordinaire, elle était sortie d’un air mauvais.

Élysée savait bien qu’elle ne rentrerait que pour gronder quelqu’un, enfants ou servantes, mais elle souhaitait quand même son retour, sachant que, seuls avec elle dans la maison, les garçons finissaient toujours par la martyriser.

Elle était la dernière, et la fille, par conséquent née humiliée. Elle connaissait la faiblesse de ses petits bras et la force de ceux de Jacques et de Max. Elle aimait ses frères, pourtant, car sa nature était bienveillante et douce. En outre, elle avait pour eux une espèce d’admiration inconsciente. Ils faisaient tant de choses auxquelles elle n’eût même pas osé songer ! Comme ils étaient turbulents, insolents, indisciplinés ! Comme ils parlaient mal ! Comme ils se moquaient de tout ! La mère avec ses cris, le père avec sa gravité n’en venaient pas à bout.

Elle les trouvait beaux. Ils ressemblaient pourtant à leur mère qui passait pour laide. Mais ils avaient des cheveux blonds qui frisaient un peu, des yeux verdâtres qui jetaient des éclairs. Et la petite ombre qui commençait sur leur mince lèvre supérieure leur donnait déjà l’air d’être des hommes.

— Voilà maman !

Elle fit une entrée inoubliable. Pâle et frémissante, elle arracha son

épingle et jeta n’importe où son chapeau, qui tomba dans la paille d’une caisse à demi vidée.

— Ça y est ! dit-elle. J’en ai maintenant la certitude, votre père me trompe !

Par habitude, les trois enfants s’assirent ensemble sur le matelas nu d’un futur divan égaré là.

— Il y a longtemps que je m’en doute, continua Mme Arnaud. Mais il est tellement hypocrite ! Je n’ai jamais pu le prendre. Aujourd’hui, avec une voiture, je l’ai suivi pendant un bon moment. Il faisait ses visites. Mais après ? L’idiot de chauffeur l’a perdu au coin du boulevard Haussmann. Où allait-il ?… il n’a pas de malades par là. Et, vous voyez, il n’est pas encore rentré, à l’heure qu’il est. Ah !… ce soir, il va voir ça !

— Il sera allé se balader !… dit Max en bâillant. Au mois de mai, ça n’a rien d’étonnant !

Jacques, en sifflotant, se leva, comme pour exprimer : « C’est tout ce que tu as à nous raconter ? »

Élysée, les yeux longs et tristes, ne disait rien.

— Vous êtes tous par trop absurdes !… remarqua Mme Arnaud, avec une fureur grandissante.

Et, selon la logique déconcertante du féminin, elle enchaîna, cherchant à tout prix des querelles pour se soulager :

— Et puis, d’abord, qu’est-ce que ces imbéciles de bonnes ont fait toute la journée ? Rien n’est rangé, dans ce sale appartement !

— Savons pas… grognèrent les garçons.

Oubliant qu’elle avait des sonneries électriques, elle cria, trépignante :

— Maria !… Heu… comment s’appelle-t-elle ?… Hortense !…

— Je vais les chercher !… s’empressa gentiment la petite Élise.

— Toi, mêle-toi de ce qui te regarde !… Je veux qu’elles viennent quand je les appelle, ces rosses-là !

— C’est bien la peine de se coller dans le grand luxe pour ne pas s’en servir ! remarqua Jacques en allant sonner, flegmatique.

Ce qui suivit fut bruyant, inutile et compliqué. Les bonnes pleurèrent, les meubles furent bousculés. Élysée trembla, les garçons ricanèrent.

— Je suis sûre que vous n’avez même pas eu le cœur de remettre en ordre le cabinet de monsieur, après sa consultation !

— Mais puisqu’on nous défend de rien y toucher !… protestaient les filles, indignées.

Pour épuiser jusqu’au bout sa crise de nerfs, Mme Arnaud se jeta sur la porte, entra dans le cabinet. Le jour tombait. Les enfants la virent allumer l’électricité. Les bonnes venaient de sortir du salon.

Ils ne comprirent pas ce qui se passait. Leur mère revenait vers eux subitement muette, et si décomposée que même les garçons firent un pas vers elle.

— Voilà ce que je trouve sur son bureau… prononça-t-elle d’une voix blanche.

Max tourna le commutateur. En pleine lumière ils aperçurent la lettre qui tremblait dans les mains de leur mère.

Elle jeta sur les trois jeunes visages qui la fixaient un regard si humain, si proche, et qui demandait si désespérément du secours…

— Vous voyez ce qui est écrit sur l’enveloppe ?… Pour Marcelle… Qu’est-ce que cela veut dire ?

Quelques secondes de silence parfait passèrent. Puis la voix de gouape du plus grand :

— T’as qu’à ouvrir… Tu verras bien !

Ils crurent que jamais elle ne parviendrait à déchirer l’enveloppe. Dès les premières lignes, ses yeux chavirèrent.

— Asseyons-nous… fit-elle faiblement.

Et sur le matelas nu, dans le tohu-bohu de ce salon en préparation, sous la lumière crue tombée de haut, ils furent rassemblés tous trois, serrés les uns contre les autres autour de leur mère, comme des poussins grandis sous les ailes de la poule.

« Marcelle, tu vas trouver cette lettre, et moi je serai déjà loin. Rassure-toi tout de suite. Je ne suis pas parti pour me tuer, je ne suis pas non plus en compagnie d’une femme. Je suis parti tout seul, pour une destinée que tu n’as pas besoin de connaître encore, parti vers la paix, la liberté, le travail.

« Tu sais bien que j’ai toujours rêvé d’abandonner la clientèle pour ne plus m’occuper que de recherches de laboratoire. Mais j’avais une maisonnée à nourrir, je ne pouvais pas vous laisser dans la misère.

« À présent que te voilà riche, personne n’a plus besoin de moi, surtout toi pour qui ma présence est plus que mauvaise.

« Depuis dix-huit ans, ma pauvre chérie, j’ai tout essayé pour vivre heureux avec toi. Tu ne l’as pas voulu. Tu es une magnifique artiste, nous nous aimions bien, nous avions des enfants sains, je gagnais notre vie vaille que vaille, nous avions entre les mains les éléments d’un beau bonheur.

« Mais, je te l’ai dit souvent, je te le répète aujourd’hui plus gravement, je te l’affirme, en médecin, tu es une malheureuse malade, une névropathe, donc torturée et torturante, un être près de qui, désormais, je n’ai plus rien à faire.

« Ne crois pas que je t’accuse, ma pauvre chérie. Je suis sans doute beaucoup plus coupable que toi. Ma première faute a été de t’épouser, malgré mon instinct qui m’avertissait si bien. Ensuite, j’ai eu le tort de laisser tous les jours empirer ton mal, sans employer les moyens violents qui t’eussent guérie, peut-être. Pardonne-moi. Mais il t’eût fallu des coups, ma chérie. Et moi je suis trop doux, trop faible (oh ! si faible !…) pour avoir jamais pu songer à de pareils gestes en face de ton infernale humeur.

« Ta jalousie morbide, injustifiée, ridicule, est la forme la plus évidente de ta maladie. Car moi je suis né pour le foyer, la tranquillité, la vie de famille, les joies à la maison. Tu m’en as donné quelques, trop rares. Et je puis te jurer ici que jamais je n’aurai eu de plus grand, de plus émouvant plaisir qu’à t’entendre chanter, chère grande voix inoubliable. Je puis te jurer aussi que c’est avec un déchirement horrible que je me dis que je ne t’entendrai plus…

« Mais voilà ! La mesure est comble. Je ne peux plus, maintenant que je me sens dégagé de mes devoirs de pourvoyeur, je ne peux plus supporter un jour de plus cette vie détraquée, bousculée, ahurie de cris, de soupçons, de méchanceté.

« Je dis bien méchanceté, Marcelle. La jalousie de ceux de ta sorte, qui pourrait sembler une preuve d’amour, est (j’ai eu le temps d’y réfléchir et d’étudier la question depuis dix-huit ans), est, je l’affirme, une forme de haine larvée.

« À présent que je ne serai plus là, libérée que te voilà de tout souci matériel, j’espère que tu vas enfin consentir à vivre, délivrée de ton absorbante et funeste occupation quotidienne, consentir à te guérir, pour tout dire.

« Retourne à ta musique, Marcelle, retourne à ton intérieur toujours délaissé, retourne à tes enfants qui ont tant besoin de toi. Tâche de transformer tes énergies, veille sur tes garçons qui ne sont pas dans la bonne voie, contre lesquels ma faiblesse maudite n’a rien pu non plus. Penche-toi vers notre douce et ravissante petite Élise qui n’a pas été bien heureuse, jusqu’ici, entre un père abruti de cris et une mère forcenée.

« En écrivant son nom, je pleure. Marcelle, si tu veux, donne-moi Élise ! Tu seras sûre alors que je ne t’ai pas quittée pour une femme (car tout ce que je viens de te dire ne t’a pas convaincue, je te connais trop pour en douter !). Donne-moi Élise. Je sens que je saurai l’élever et la mener à bien, car elle me ressemble, tandis que je ne ferai jamais rien de mes fils. Donne-moi Élise et garde Jacques et Max, qui comprendront peut-être leur devoir envers toi. Donne-moi Élise, et tout sera bien. Chacun de nous gardera ce qu’il a fait à sa ressemblance, et notre vie dédoublée pourra devenir heureuse, enfin.

« Donne-moi Élise ! D’ici quelque temps, je te ferai parvenir une adresse détournée où tu pourras m’écrire que tu acceptes ce partage des enfants. Je te laisse simplement le temps de réfléchir à tout cela.

« Marcelle, ce n’est pas sans un chagrin profond que je te quitte, ma chérie. Je veux que tu saches le mot qui est dans mon cœur, car, dans sa mélancolie affreuse, il résume tout : « Quel dommage ! »

« Marcelle, vas-tu continuer à me haïr, maintenant que tu ne me verras plus ?

« Non, tu vas être plus normale, donc plus heureuse, et sans doute vas-tu commencer à comprendre ce que j’étais.

« Adieu ! ma chérie, ma chérie irresponsable, triste victime de tes nerfs, grande malade, grande artiste, grand bourreau, que je continuerai à aimer de tout mon cœur, que j’aimerai mieux, même, n’étant plus sous la triste férule. Adieu !

« Ton mari, ton pauvre mari,

« Stephen Arnaud. »

Ils avaient lu tous les quatre ensemble, en silence, les têtes rapprochées et penchées sur les feuilles de la lettre.

Laissant retomber la dernière feuille, Mme Arnaud fît entendre un petit rire faux ; puis, entre ses dents :

— C’est joli !

Ce fut tout. Elle se leva, digne et calme, replia la lettre qu’elle glissa dans son corsage, jeta les yeux autour d’elle, et proposa d’une voix douce :

— Si nous arrangions un peu ce salon ? En nous y mettant tous les quatre, ça irait très vite.

Les garçons, comme heureux de se dégourdir les jambes, approuvèrent :

— Allons-y !

Mais Élysée restait, elle, assise sur le matelas, immobile, avec un regard de visionnaire.

Derrière sa stupeur première, une foule de pensées effarées se levait déjà.

Sans s’occuper d’elle, les autres avaient entrepris de faire voyager le piano à queue. Les garçons riaient trop fort. Maman disait de temps en temps une petite parole tranquille.

Était-elle subitement guérie ? Était-ce un conte de fées qui se déroulait depuis moins d’une demi-heure ?

Quand le piano fut dans l’angle qu’il fallait, les fauteuils disposés en rond :

— J’ai un peu mal à la tête, dit maman avec un sourire. Je ne dînerai pas. Je vais me coucher.

Et, lorsqu’elle eut refermé la porte, les trois enfants, écoutant son pas s’éloigner dans le couloir, se regardèrent fixement.

Alors, saccadée, la petite Élise se dressa sur ses pieds :

— Jacques !… Max !…

Elle se croyait déjà dans leurs bras, leurs bras si forts de petits hommes, et sanglotant sur leurs poitrines, sanglotant son épouvante et sa peine, sanglotant de tout son cœur de dix ans, rempli, terriblement, par la grande catastrophe.

Mais, avant d’avoir pu faire un pas vers eux, elle les vit pirouetter ensemble ; et tous deux, comme s’ils se fussent donné le mot, commencèrent, à travers le salon, une sorte de grotesque danse du scalp, tandis qu’imité tout de suite par l’aîné, Max entonnait, avec de grands éclats de rire, un rythme qu’il improvisait :

— Papa a foutu son camp ! Papa a foutu son camp !…