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Le Pain blanc/02

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 19-26).

CHAPITRE II


E lle resta couchée toute une journée sans voir aucun de ses enfants. Et personne ne sut ce qu’elle pensait pendant de si longues heures.

Les garçons, profitant du désastre, avaient déserté la maison. Au moment du déjeuner, ils ne parurent pas à table. Élysée, servie par les bonnes effarées, déjeuna seule, dans le tohu-bohu de la salle à manger, où dominait une échelle double.

Ensuite, dans le fouillis du grand appartement silencieux, elle rôda, pâlotte et les yeux rouges. Au cours de cette journée, son angoisse devait monter et descendre comme une marée. Quelle occupation absorbante que d’avoir du chagrin !

Le matin, au réveil, après un sommeil hanté, elle s’était dépêchée de faire sa prière. Ce n’était pas son habitude. Mais, quand on naufrage, comment ne pas trouver son Pater et son Ave ?

« Mon Dieu, continuait-elle, faites que ce ne soit pas vrai. » Et puis elle disait : « Faites que papa revienne et que maman ne crie plus. »

Chuchoter ces mots la rassurait.

Dans la petite chambre qui, plus tard, arrangée, devait devenir si gentille, elle avait fait sa toilette en ressassant de beaux espoirs.

« Papa a voulu voir, simplement, si maman ne guérirait pas de cette façon-là. C’est une farce qu’il a arrangée. C’est bien naturel, puisqu’il est médecin et qu’elle est malade… »

Elle avait appris ce mot nouveau : Névropathe. Longtemps elle y pensa, tout étonnée encore.

« Maman est une névropathe. »

Son cœur se serrait. Elle la revoyait, l’autre soir, avec sa figure découragée et ses yeux qui appelaient au secours. Ensuite, tant de douceur, des gestes si calmes…

« Elle est déjà guérie ! Papa va revenir ! Tout le monde va être heureux ! »

Oiseau qui sent trembler le nid, elle ne pouvait pas ne pas croire que ce nouvel appartement, cette richesse subite, ces deux bonnes, ces beaux meubles, tout ne fût pas réuni là pour l’organisation du bonheur.

Quelle joie de revoir son père, bientôt ! Il n’y aurait plus, à la maison, que des sourires.

C’était, dans son cœur de petite fille, un grand besoin d’union familiale, un instinct qui lui disait que l’accord, général était nécessaire pour que son enfance fût bercée comme elle devait l’être, protégée, menée à bien, sa pauvre enfance humaine, aussi fragile que celle du petit oiseau, lequel est encore couvé par son père et sa mère longtemps après qu’il a cessé d’être un œuf.

« Papa et maman s’aiment bien tout de même. Moi, je le sais. Maman nous a raconté souvent son mariage. Elle n’était pas riche, elle donnait des leçons de chant pour nourrir sa mère, qui est morte avant ma naissance. Justement, quand sa mère a commencé à être malade, elle a connu papa, qui venait d’être docteur. C’est comme ça qu’elle l’a aimé. Et ils se sont épousés. Et papa aimait tant maman qu’il n’a plus voulu qu’elle donne des leçons de chant. Alors ils ne peuvent pas se quitter comme ça… »

Dix ans. Assise sur le matelas nu de ce divan qui ne serait peut-être jamais fait, toute seule au milieu du grand salon fou, pensive, elle remuait les problèmes de l’amour conjugal ! C’était elle l’être réfléchi, raisonnable, c’étaient ses parents les impulsifs, les déraisonnables. Elle ne savait pas qu’ils lui volaient son enfance. Vautrés dans l’égoïsme monstrueux de tous ceux qui se permettent de songer au divorce quand ils ont des enfants, ils se croyaient encore un simple couple qui s’unit et se sépare au gré des passions ; ils oubliaient qu’ils n’étaient plus un homme et une femme, mais un père et une mère, et qu’ils avaient, de ce fait, perdu le droit de ne penser qu’à eux-mêmes.

Lasse de tant de songes qui n’étaient pas de son âge, la fillette finit par retourner dans sa chambre.

Tristement, elle essaya de jouer. Elle tira du placard ses poupées minuscules, ses mobiliers, et commença d’installer le fameux château.

Organiser la vie imaginaire de petites poupées de deux sous, quand on vient d’organiser en rêve celle de sa famille !

Après son dîner sinistre, ses frères n’étant toujours pas rentrés ni sa mère levée, elle se dépêcha de retourner jouer dans sa chambre.

Il y avait « la dame bleue », grande héroïne, ses enfants nombreux et tous du même âge, et Nini, la petite poupée préférée, à qui toutes les belles aventures arrivaient.

La porte s’ouvrit. Mme Arnaud, sans passer le seuil, ordonna sèchement :

— Viens ici !

Élysée, levée d’un bond, le cœur en déroute, suivit sa mère dans sa chambre. Le lit était encore défait, les rideaux fermés sur le beau crépuscule du printemps.

Assise dans le clair-obscur, en peignoir et décoiffée, Mme Arnaud laissa sa petite fille debout.

— Puisque tu as lu comme moi sa lettre, j’espère que tu as compris ce qu’a fait ton père ?

Elle ne laissa pas le temps d’une réponse et poursuivit âprement, tout en allumant l’électricité :

— Un monsieur qui fait une chose pareille, on l’appelle infâme. Il m’abandonne après dix-huit ans de ménage, il abandonne ses enfants, juste à l’âge où les garçons ont le plus besoin de leur père ; il t’abandonne, toi qu’il aime tant, soi-disant. D’abord, c’est bien simple ! Il est parti avec une de ses cocottes. Relis sa lettre ! Nulle part, il ne dit qu’il ne me trompait pas.

Élysée, écrasée, baissait la tête. Le petit rire faux la fit tressaillir.

— Le plus beau, c’est de vouloir te prendre avec lui ! Ce serait du propre ! Il te ferait élever par ses grues !

Ironique, elle acheva :

— Il dit que je suis malade. Qui de nous deux est le plus malade ? Moi, me voilà à la maison avec mes enfants, et lui parti comme un aliéné. Alors ?…

Fuyant son regard, Élysée observait à la dérobée les tics rapides qui passaient sur le visage de sa mère. Elle ne les avait jamais si bien remarqués.

— Me voilà très riche, heureusement, grâce à ma famille à moi. Avec de l’argent, on fait tout ce qu’on veut. Je ne vais pas laisser tomber cette affaire-là, tu penses ! Les agences sont là pour quelque chose. Ton père sera filé, surveillé. Je saurai tout. Le divorce, je le veux à mon profit… Tu pleures ?… Pourquoi pleures-tu ?… Tu lui donnes raison, naturellement ! On ne se ressemble pas comme vous vous ressemblez pour des prunes ! Tu lui donnes raison ! Allons ! Avoue ! Avoue !…

Elle avait saisi le bras de la petite, qu’elle secouait. Et l’enfant eut la sensation horrible qu’elle allait désormais remplacer son père.

« Torturante et torturée », oui…

— Tu ne dis rien ?… Tu n’as rien à dire ?… Tiens ! Il me semble que je le vois, avec son air hypocrite !

La petite figure bouleversée faisait maintenant de grands efforts pour retenir la moue des larmes. Pourquoi les garçons n’étaient-ils pas là ? Jamais en leur présence un tel discours n’eût été toléré.

Après quelques instants de silence hostile :

— Tiens !… Va-t’en !… gronda Mme Arnaud en se levant. Va-t’en… J’aime mieux ne pas te voir !

Papa avait écrit : « Haine larvée. » Élysée ne savait pas ce que voulait dire larvée, mais c’était sûrement quelque chose d’affreux et qui, dès cet instant, allait peser sur elle.

Ce fut encore dans sa chambre qu’elle s’en alla, pour y éclater à l’aise en sanglots.

« Papa ! Papa !… » criait tout son être soulevé.

L’avait-il vraiment abandonnée, livrée à cette mère qui la détestait maintenant ? N’allait-il pas venir la chercher, l’emmener, la sauver d’un tel malheur ?…

Comme tous ceux qui souffrent trop, la fillette se hâta de se coucher. Pleurer dans son lit, c’est une espèce de volupté désespérée. Dans un lit, on croit qu’on est malade, qu’on va mourir — mourir de chagrin.

Dix ans… Ce fut le sommeil qui vint.

La matinée du lendemain ne fut pas trop mauvaise, car maman, s’étant aperçue que les garçons n’étaient pas rentrés pour se coucher, passa son temps à s’indigner contre leur conduite.

— Voilà le commencement !… répétait-elle avec une espèce de triomphe.

Ce thème continua pendant le déjeuner. Élysée, épouvantée, se demandait ce qu’étaient devenus ses frères. Mme Arnaud se chargea de le lui apprendre.

Pour elle, un enfant n’était qu’un spectateur qu’on prend à témoin de tout ce qui arrive.

Dès cinq ans, Élysée et ses frères avaient été mis au courant de tout, comprenant comme ils pouvaient les propos maternels.

— Tes frères sont allés faire la noce, parbleu ! Tel père, tels fils ! Je leur avais donné un peu d’argent de poche pour inaugurer l’héritage, ils ne reviendront que quand ils n’auront plus un sou !

En sortant de table, elle alla mettre son chapeau.

— Je rentrerai probablement très tard !

Les joues creuses, elle courait vers sa passion, vers cet amour à forme agressive qui, maintenant, en était à la vengeance.

Élysée fut soulagée en entendant claquer la porte d’entrée. Elle comprit qu’elle serait soulagée ainsi chaque fois que sa mère ne serait plus au logis. Quelle existence allait être la sienne !

Encore une fois, elle erra dans l’appartement à l’abandon.

Est-ce que personne ne s’occuperait plus jamais d’elle ? Est-ce qu’elle ne sortirait pas de l’été ? Ne retournerait-elle plus au cours ? Vivrait-elle toujours toute seul, toujours désolée, dans un appartement non terminé ?

Il est rare qu’un enfant d’esprit sain ait le désir de mourir. C’est si loin de la mort, l’enfance ! Avant le grand au-delà, n’y a-t-il pas cet autre au-delà, l’âge adulte, si long à venir qu’il semble aussi vague que l’infini ?

Élysée ne souhaita pas mourir, mais elle se demanda pourquoi elle était née, ce qui, peut-être, est plus triste encore.

Le nez contre une vitre, elle regardait le beau temps, appréciable seulement par le joli bleu du ciel au-dessus de la sombre rue. Les larmes coulaient toutes seules sur les petites joues au beau teint mat, sans qu’aucun effort dérangeât son visage calme.

Il n’y avait pas cinq minutes qu’elle était là. Les bruits de portes, les voix du vestibule l’avaient avertie déjà.

— Jacques !… Max !…

Elle s’était précipitée vers eux avec de telles larmes que leur rire s’arrêta tout de même.

— Ben quoi !… dit Jacques. On t’a laissée en carafe, ma pauvre fille ?…

Elle les embrassait nerveusement à tour de rôle, pendue à eux, sans pouvoir parler, tant elle avait le cœur gros. Il lui semblait qu’avec eux un peu de bonheur revenait dans la maison détraquée.

— Tu me mouilles !… remarqua Max en s’essuyant la joue. Voyons !… Sèche-nous ça ! C’est vraiment trop poire de se mettre dans des états pareils ! Tiens !… Puisque tu t’embêtes ici, on va t’emmener rigoler un peu. Hein ! Jacques ?

— Ben oui !… répondit Jacques, indulgent. Mets ton chapeau, ma pauvre Champs-Élysées. On va te balader, va ! Oh ! dis donc, Max ! Une idée ! On va l’emmener à Luna-Park ! Très bath, Luna-Park, tu vas voir ! Et je te réponds que tu n’auras pas le temps de chialer ! On va te faire voir toutes les attractions !

Elle les regardait, la bouche ouverte, avec un commencement de sourire dans ses yeux qui pleuraient encore. Cette fête subite tombant en plein chagrin l’angoissait aussi. Sortir avec ses frères sans y être autorisée, ce n’était pas dans l’ordre. Peureuse, elle n’osait pas accepter leur offre éblouissante.

Elle murmura :

— Mais… qu’est-ce que dira maman ?

Ils haussèrent les épaules.

— Puisque rien ne va plus dans la boîte, puisque tout le monde te lâche, profites-en au moins pour te payer une bonne bosse ! Nous avons des sous. Nous avons forcé Hortense à nous avancer ça. Viens ! C’est une occase ! Nous allons prendre une auto ouverte. Il fait un temps épatant. Allons ! Vite, ton chapeau ! On tâchera de rentrer avant maman. Elle ne saura rien !

— Eh bien ?… Qu’est-ce que tu dis de ton après-midi ?… Je crois que tu es à point, maintenant !

Jacques et Max, la poussant devant eux dans l’escalier, pouffaient tout bas en se faisant des signes.

Huit heures allaient sonner. Pendant six heures ils s’étaient fait un jeu de promener leur petite sœur de merveille en merveille, non sans la griser de cocktails répétés.

Enchantés de la voir tituber et s’esclaffer à tort et à travers, avec son chapeau chaviré, les deux petites gouapes prenaient leur temps pour monter l’escalier. Leurs éclats de rire étaient tels, en arrivant à leur étage, que la cuisinière sortit par la porte de service. Elle avait les yeux ronds et les joues congestionnées.

— C’est honteux !… bredouilla-t-elle. Vite !… Vite !… Dépêchez-vous de rentrer ! Si vous saviez ! Il y a près d’une heure que madame est revenue, et elle a fait une vie !…

À cette nouvelle, les rires repartirent de plus belle. La petite Élysée elle-même, faisant de grandes embardées sur le palier, répondit, selon le rythme de ses frères :

— On s’en fiche pas mal !… Ah ! ce qu’on a rigolé ! Ce qu’on a rigolé !…

Mais elle ne continua pas longtemps, car Mme Arnaud, surgie à la porte d’entrée, accueillit sa fille par une éclatante paire de soufflets.