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Le Pain blanc/06

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 53-63).

CHAPITRE VI


A ux approches du mois d’août, elle avait rattrapé ses compagnes d’étude. Les vacances allaient arriver, interrompant tout. Elle n’eut pas le temps de se poser le problème angoissant. Une lettre de sa mère vint à point la rassurer.

« Tes frères sont tellement impossibles, disait cette lettre, que je n’oserais jamais te confier à eux. Comment veux-tu qu’une pauvre femme délaissée comme moi vienne à bout de tant de difficultés ? Alors j’ai décidé d’aller à la mer avec eux deux seulement, et de te laisser aux soins de ton pensionnat pendant les deux mois de vacances. Je ne peux pas faire autrement, dans ton intérêt même. »

Elle avait peut-être cru, dans sa méchanceté maladive, se venger sur sa fille des torts du père. Elle ne se doutait pas que sa lettre était accueillie par des bonds de joie.

Quand la nouvelle fut connue, il y eut bien des envieuses parmi les élèves. Et Marie Vanier, avec un regard noir, annonça :

— Vous n’êtes pas du tout sûre de voir Mlle Levieux, pendant ces deux mois-là. Tous les ans, à cette époque-ci, les directrices font un voyage à Rome.

— Elles m’emmèneront, dit Élysée.

— Elles ne vous emmèneront pas du tout ! Elles y vont pour voir le pape, car leur ordre dépend directement du Vatican. Moi, je sais des choses…

La petite Arnaud haussa les épaules. L’imagination de Marie Vanier était grande.

Cependant le voyage à Rome eut en effet lieu. Mais Élise Arnaud en fit partie comme elle l’avait dit.

Ce fut un vrai pèlerinage. Une petite Portugaise et une grande Irlandaise passaient aussi leurs vacances au pensionnat. Jointes aux six ou sept demoiselles de la maison également emmenées, elles prirent le train avec Mlles Levieux et Lanson pour l’Italie. Élysée avait peur de mourir de bonheur.

Les émerveillements du voyage, l’arrivée dans la succursale qui les recevait, la visite des églises et des musées, une audience au Vatican, la présence constante des yeux d’or, un tel rêve n’avait jamais été rêvé par la fillette extasiée.

À la rentrée, plus ivre encore, elle se remit au travail. Du reste, un événement encore se préparait pour le mois de mai : sa première communion.

Sa mère n’avait répondu que par un seul mot à ses cartes et longues lettres. Elle avait passé ce temps à Deauville avec ses fils, et s’en plaignait amèrement.

L’hiver fut enfiévré. Les notes d’Élysée montaient toujours. Quand arriva mai, les mois de catéchisme et les retraites finales avaient dirigé son exaltation naturelle vers le mysticisme.

Complètement assimilée à cet esprit de la maison dont elle avait fait son idéal, elle se sentait, à onze ans, située dans la vie, à sa place sur cette terre.

Et ce fut la grande fête blanche où l’on dirait que, pareil aux pommiers usés qui se mettent encore en fleurs, le vieil arbre humain se pare, au printemps, de cette floraison immaculée : les premières communiantes.

La banalité de cette féerie annuelle n’a pas encore épuisé ses charmes, même à nos yeux à nous, qui ne croyons à rien. Oh ! poésie, poésie ! Tant que le beau rêve qu’on n’a pas encore remplacé restera vivant sous les espèces de toutes petites mariées épousant l’Inconnu, nous ne serons pas complètement perdus.

Mme Arnaud n’était pas venue à la cérémonie, trouvant quelque prétexte pour se détacher de plus en plus de cette petite fille qu’elle ne pouvait plus souffrir.

Mais peu de temps après le grand jour, ses deux frères vinrent en auto la voir.

But de promenade, curiosité, vague affection fraternelle, on ne connut pas leurs raisons.

En costume sportif, ils parurent un dimanche au parloir.

Ils avaient grandi, depuis un an, et leur commencement de moustache était déjà rasé. Élégants et corrects, ils firent bonne impression.

Élysée s’était jetée à leur cou, tout heureuse. Ils la regardèrent dans sa tenue noire, avec sa longue natte dure. Jacques mit sa main sur sa bouche. Entre ses dents :

— T’en as une touche, ma pauvre Champs-Élysées !

— Ce que tu dois t’embêter, là-dedans !… continua Max.

Elle les regardait, choquée, bousculée dans ce qu’elle avait de plus cher au monde.

Prévenue, Mlle Levieux elle-même descendit. Elle voulait donner cette preuve d’affection à une petite élève si méritante à tous points de vue.

Élysée, en l’apercevant, était devenue toute rouge de plaisir, ne pouvant croire à un tel honneur.

Elle présenta ses frères.

Pendant les quelques minutes qu’elle resta, Mlle Levieux les interrogea sur leurs études. Ils répondirent avec des yeux détournés qui pouvaient passer pour de la déférence. Élysée leur en était reconnaissante. Elle ne savait pas qu’ils retenaient leur envie de rire.

Dès que le regard d’or se fut éloigné :

— Quelle barbe, cette bonne femme !… remarqua Max entre haut et bas.

Et Jacques s’empressa d’ajouter :

— Ce qu’elle doit raser les malheureuses élèves ! Levieux, tu l’appelles ?… Moi, je l’appellerais le vieux chameau !

Élysée se retint pour ne pas crier. Croyante dont on vient d’insulter le dieu, pâle de scandale, elle ne put que se lever.

— Allons dans le parc !… riposta-t-elle froidement.

— C’est bath !… dirent les garçons. Mais c’est égal, ça ne vaut tout de même pas Luna-Park. Hein ?… Tu te souviens ?… Ça, tu étais bien saoule, ce soir-là !

Et la fillette, mourant de honte, fut comme une repentie à qui l’on rappelle ses anciens débordements.

« Ma chère maman, puisque tu me dis que, cette année encore, je n’irai pas à la mer, je pense que tu me permettras de passer mes vacances en Angleterre, dans la famille de ma compagne Edith Cornfield. Ces dames trouvent que ce voyage serait très utile pour moi, car je pourrai me perfectionner dans la langue anglaise que je commence à posséder assez bien. Une grande sœur d’Edith viendra nous chercher jusqu’au pensionnat et nous ramènera, les vacances terminées. J’espère que ta santé est toujours bonne et que mes frères… »

Cependant les examens et concours qui marquent la fin de l’année scolaire mettaient les élèves en effervescence. La ruche bourdonnait. Dans tous les cours, les visages étaient tendus, fatigués.

Toute cette avant-jeunesse prête à s’envoler un jour vers la vie qu’elle ne connaît pas encore, combien elle est, sans en avoir l’air, plus pathétique que l’âge mûr !

« Que vont-elles devenir ?… » pouvait-on se demander en regardant ces enfants installées dans leurs études comme si ce stade eût été définitif.

« Que vont-elles devenir ?… » On peut toujours se poser la question en face de futures femmes. Guettées par le mariage ou le célibat, les passions ou la maternité, leur sort ne peut être que tragique. Elles ressemblent à des fleurs, et l’on sourit. Mais les drames qui vont avoir lieu sont plus angoissants que ceux, passés, qui meurtrissent les traits éloquents de la maturité. Quelque forme que prît leur roman, toutes ces héroïnes à venir, sans se douter de rien, processionnaient vers le sacrifice, émouvantes Iphigénies.

Une lettre de Mme Arnaud qui consentait à son voyage en Angleterre, délivra la petite fille de son inquiétude. Elle avait eu tellement peur d’avoir à retourner pour deux mois dans sa famille que le regret de n’aller pas à Rome en fut atténué.

Mais ce ne fut ni en Italie, ni en Angleterre qu’elle alla. Car la mobilisation générale du 2 août vint bouleverser l’institut Lami comme toute l’Europe, coup de pied dans la fourmilière.

En quelques jours, vidée de ses étrangères, la grande maison blanche ne fut plus que silence et consternation.

La plupart des Françaises partent également, vacances angoissées. Mlle Levieux, appelée par des succursales inquiètes, doit s’en aller à son tour. Errante, sous la garde des demoiselles qui restent, Élise Arnaud envoie lettres sur lettres sans obtenir de réponse.

Elle passa, dans le parc magnifique et désert, de longues journées anxieuses, vides, désemparées. Les nouvelles rapides du commencement des hostilités se succédaient. Il y avait un coup de théâtre par jour. Redevenue toute petite parmi tant de tragiques nouveautés, l’enfant croyait assister de loin à la fin du monde. Et c’était, en effet, la fin d’un monde, mais personne encore ne pouvait s’en douter.

À la rentrée des classes, elle put enfin respirer mieux. Plus de la moitié des élèves manquait. Les cours avaient pris le ton patriotique. On étudiait la guerre de soixante-dix ; on suivait sur les cartes d’état-major la marche des armées de la République ; pendant une heure, tous les jours, les plus grandes apprenaient à faire des pansements, et le reste.

Une lettre de Mme Arnaud vint enfin. Elle était restée à Bordeaux avec ses fils. Sa correspondance avait dû s’égarer. Elle avait écrit déjà plusieurs fois. La zone où se trouvait le pensionnat ne redoutait rien de la guerre. Élysée n’avait qu’à rester où elle était.

Le retour tardif de Mlle Levieux lui rendit enfin son âme. La fièvre du travail la reprit. La catastrophe universelle s’organisait. La vie des tranchées commençait. L’hiver allait venir. Tout le pensionnat s’était mis à tricoter des passe-montagne.

Le temps passait, laborieux, assombri par la guerre. Ce fut au commencement de décembre 1915 qu’Élysée reçut de sa mère la nouvelle que son frère Jacques partait aux armées. Sans étendre aucunement sur ses angoisses maternelles, la détraquée annonçait avec de nombreux commentaires que le docteur Arnaud était dans une ambulance du front. « Lâché dans la Croix Rouge, tu peux t’imaginer ce qui se passe avec les dévergondées qui se disent infirmières ! »

Comme une petite femme, la fillette avait désormais deux hommes dans la mêlée. Le sentiment de son importance s’ajoutait étroitement à des inquiétudes folles qui la réveillaient la nuit, dans la chambre à trois lits où elle couchait seule, maintenant que ses deux compagnes, avec tant d’autres enfants, étaient retournées définitivement dans leur famille.

Un peu d’anémie, quelques malaises la retardaient dans son élan studieux. La puberté tourmentait son corps puéril. Elle changeait. L’harmonie de sa première forme se défaisait, en attendant qu’une autre forme sortît de la chrysalide en travail. On appelle cela l’âge ingrat, et n’est-ce pas, en vérité, le triste retour d’âge de l’enfance ? Gênée par les nouveautés de son être physique et comme honteuse de n’être plus tout à fait une enfant, Élysée avait alternativement, sans cause apparente, des crises de larmes et des rires godiches, giboulées humaines. Et ce fut dans la même quinzaine qu’elle changea de cours et recourba sa natte dans le cou.

— Votre mère est au petit salon !…

C’était en semaine, pendant la séance de dessin, Élysée copiant un plâtre. Mme Arnaud n’avait prévenu personne de sa visite.

On n’ouvrait plus le parloir à cause des économies de charbon. La fillette trouva sa mère debout dans un salon, arpentant, agitée.

Sans même l’embrasser :

— Ah ! si tu savais !

Élysée était devenue blême.

— Quoi ? Quoi, maman ?… Papa ?… Jacques ?… Jacques est blessé !

Le petit rire faux éclata.

— Jacques est à Paris dans des bureaux. Ce n’est pas ça ! Ton père !…

Elle ne laissa pas à la petite le temps de s’épouvanter.

— Ton père a une maîtresse ! Je le sais de source sûre ! La majore de son ambulance, naturellement ! Je l’avais dit ! Je l’avais dit !… C’est épouvantable !

Elle se laissa tomber assise, la figure parcourue de ces tics que l’enfant connaissait trop bien.

La nouvelle que venait lui annoncer sa mère était-elle donc si surprenante ?… Depuis tant d’années il n’était question que des cocottes du docteur Arnaud.

La malheureuse jalouse eut un petit mot qui révéla toute sa mauvaise foi précédente.

— Cette fois, c’est vrai ! murmura-t-elle.

Et, brusquement, elle se mit à sangloter.

Élysée, consternée, ne savait que faire. Elle s’approcha gauchement de sa mère, et lui toucha l’épaule. Penchée vers elle avec plus de peur que de tendresse, elle la regardait pleurer, la figure dans les mains. Et, sous le chapeau chaviré, saisie, elle constata que les cheveux décoiffés étaient devenus gris.

— Maman !… Maman !…

Elle essayait de s’exciter à la pitié. Elle se sentait trop petite, trop détachée de son foyer pour prendre vraiment part à ce drame pareil à tant d’autres, imaginaires, inutiles, dont sa première enfance avait si monstrueusement souffert.

Enracinée ailleurs dans son bien-être moral, aimée, aimant, livrée tout entière aux consciences étrangères qui prenaient si bien soin de sa petite âme, qu’avait-elle à dire à cette créature effondrée qui était sa mère et qui, peut-être, venait instinctivement chercher protection près d’elle ?

— Voyons, maman ! Pense que papa pourrait être tué, que Jacques pourrait être au front… Pense à tout ce qui arrive, aux ruines, aux deuils, aux horreurs… Pense qu’il y a la guerre, maman !

L’autre se redressa d’un bond, visage ruisselant et agressif. L’infernal amour qu’elle avait dans le cœur, unique histoire de sa vie, continuait à mettre des œillères entre elle et les réalités.

— Je ne pense pas à tout ça, cria-t-elle, je n’ai pas le temps d’y penser. Je ne pense qu’à ton père ! Il a une maîtresse. Je sais son nom. C’est la baronne de Montval, une aventurière, une divorcée !… Ah ! s’il croit qu’il l’épousera, il se trompe. Je suis là pour l’en empêcher, moi, moi, moi !…

— Ça, pensait Élysée, terrifiée, c’est la crise de nerfs dans un instant. J’ai envie d’aller chercher une de ces dames.

— Maman, fit-elle, presque avec un ton de reproche, maman, je t’en prie !… Nous ne sommes pas chez nous, ici !

L’effet de ces paroles fut comme un réactif immédiat. Sans doute y eut-il, dans le cœur de la mère, une espèce d’immense déception. Elle devina que sa petite fille docile, sa victime ancienne, n’était plus la même, qu’elle la repoussait de toute sa petite dignité si laborieusement acquise.

Ses yeux verdâtres fulgurèrent.

— Mijaurée !… gronda-t-elle. Tu n’es qu’une mijaurée ! Ce n’est pas pour rien que tu ressembles à ton père ! Ah ! si la vie n’était pas impossible comme elle l’est en ce moment, je te retirerais tout de suite de cette sale boîte où on te rend comme ça, cette sale boîte où tu n’es que grâce à moi, et qui me coûte les yeux de la tête ! Mais, attends un peu ! Tu vas voir ce qui va t’arriver, un de ces jours !…

La petite Arnaud sentit vaciller la terre sous ses pas. Elle eut pourtant la suprême présence d’esprit du mensonge sauveur. Sa bouche trembla, retenant des sanglots. Avec un rire simulé qui lui fit mal :

— Quelle chance, maman ! Depuis le temps que tu m’oublies ici !

Ce fut un véritable grincement de dents.

— Je t’oublierai ici tant qu’il me plaira, mauviette ! Et, pour commencer, tu n’auras plus de nouvelles de personne ! Au revoir ! Amuse-toi bien dans ton pensionnat chic !

Elle se jeta sur la porte. Élysée, tout de même, cria derrière elle : « Maman ! », la suivit dans les couloirs en courant, mais la vit s’engouffrer sous la porte de sortie sans avoir pu la rattraper.

Une semaine plus tard, Mlle Dufauré montait la trouver dans sa chambre, tandis qu’elle faisait en hâte sa toilette, pour courir au réfectoire.

— Élise, Élise !… Regardez là, dans le journal de ce matin ! Le docteur Stephen Arnaud, c’est bien votre père ?… Eh bien ! Il vient de trouver un sérum… Lisez ce qui se passe dans son ambulance ! Vous êtes la fille d’un père célèbre, mon enfant !

Quinze ans. Grande perche aux bras trop longs, aux petits seins boudinés dans la robe noire, aux cheveux réduits par un chignon de nattes trop serrées, elle préparait, avec une avance d’un an sur les autres, le Grand Brevet de la maison.

Ses yeux agrandis s’ouvraient, longs et biaisés, dans un petit masque lisse et pâle. Sa bouche précise, bien taillée, d’un rouge éclatant, montrait au moindre mot des dents admirables. Ses compagnes de seize ans disaient :

— Élise, ce n’est pas de votre faute, mais avec votre regard croisé, vous avez l’air de faire de l’œil aux chaises…

Elle n’écoutait pas, ne voyait pas, ne sentait pas. Seul l’occupait son rôle de meilleure élève de la maison. Elle avait abandonné la musique pour mieux se donner aux sciences et aux lettres. Le Grand Brevet comportait des éléments de latin. Le dos voûté sur les livres, elle travaillait.

De nouvelles élèves commençaient à revenir malgré le luxe diminué, les prix augmentés. Morne calamité, la guerre continuait d’assombrir les horizons. Partout ailleurs qu’au pensionnat, la vie devenait dure et les gens hargneux. Un siècle était mort de mort violente, un autre naissait dans le sang, énigmatique encore, mais déjà souffreteux et de mauvaise humeur comme un enfant mal venu.

À l’abri dans les murs hermétiques de sa chère maison blanche, tendue vers son rêve scolaire, Élise Arnaud ne sentait presque pas panteler le malheur des temps.

Un matin, au réfectoire, un télégramme lui fut remis. Parmi le silence et les regards anxieux de toute la jeune tablée, elle l’ouvrit, les mains tremblantes. Il était signé : « Jacques et Max. » Elle lut :

« Maman morte. Viens vite. »