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Le Pain blanc/10

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 97-100).

CHAPITRE X


L ’étonnement lui faisait des yeux si naïfs qu’elle avait l’air d’avoir cinq ans. Mme Arnaud affectait de ne pas s’en apercevoir. C’était sans doute son système : ouvrir une à une les portes de la mondanité devant l’ingénue, sans jamais avertir de ce qu’elle allait trouver derrière.

Assise aux côtés de sa belle-mère, Élysée, muette, regardait le défilé des mannequins passant devant la rangée acariâtre des clientes. Cette célèbre maison de couture ne ressemblait en rien, certes, aux grands magasins de son enfance.

Les folies de la mode, présentées par ces petites demoiselles ravissantes et peintes, dans ce décor hallucinant, la gravité comique de tous les visages, le ton que prenaient les dames pour demander, sans même daigner regarder les jolies frimousses : « Comment vous appelez-vous ?… » (question qui s’adresse à la robe et non à celle qui la porte), ce spectacle, pour des yeux neufs, retrouvait sa vraie physionomie, sa vraie immoralité tout archaïque de marché aux esclaves.

Réfléchit-on à ce qu’il entre aussi de fantastique dans ces séances hoffmanesques, où des poupées vivantes, saccadées et sans regard, circulant, affublées de costumes chimériques, font trois petits tours et puis s’en vont ?

Illusionnistes volontaires, les clientes, quels que soient leur âge, leur corpulence et leur disgrâce, croient que ce ballet de toutes jeunes femmes fuselées leur montre dans un miroir-fée ce qu’elles vont devenir quand les robes seront sur elles.

L’argent est d’un côté, la jeunesse de l’autre et la jalousie partout.

« Comment vous appelez-vous ? »

Non ! La petite ballerine de vingt ans ne va pas ruer dans la figure moustachue de la richarde !

Leur entrée dans le petit thé très gentil et très tranquille fut sensationnelle. Les quinze ou vingt personnes qui goûtaient là levèrent la tête pour détailler les deux élégantes, l’une d’une maturité si hautaine, l’autre si fraîche, petite beauté de seize ans toute rougissante.

Élysée voyait bien qu’on la regardait beaucoup. Peut-être était-elle ridicule dans cet habillement qu’elle ne savait évidemment pas porter. Ses gestes se firent brusques, presque maladroits. Elle en avait honte pour sa belle-mère, enviant son aisance altière.

Elle n’eut guère le temps de s’attarder là-dessus. Deux jeunes gens venaient de se lever de leur coin pour saluer Mme Arnaud.

— Tiens !… dit-elle, étonnée.

Et, non sans cérémonie, mais avec une bonne grâce souriante :

— Le comte de Villevieille, M. Fernet ; ma belle-fille, Mlle Arnaud.

Élysée ne savait pas s’il fallait tendre la main. Empourprée, elle fit quelques mouvements gauches, tout en jetant un regard désespéré du côté de la belle Arnaud.

— Vous n’avez pas encore commandé ?… Alors venez à notre table…

Et l’innocente se demandait si cette rencontre inattendue n’était pas un rendez-vous. « Sûrement, pensa-t-elle, celui qui s’appelle Villevieille est amoureux de ma belle-mère. J’ai vu comme il la regardait tout à l’heure. Et elle aussi lui faisait des yeux. »

— Ma belle-fille sort de pension, commença Mme Arnaud.

Négligente et vaniteuse, elle jeta :

— Elle vient de finir ses études à l’Institution Lami.

— Oh !… firent les deux jeunes gens d’un air pénétré.

On savait donc à Paris, dans le monde chic, ce qu’était l’institution Lami ?

— J’ai une cousine qui y a été élevée, dit M. de Villevieille. Mais ce n’était pas de votre temps, évidemment. Est-ce qu’on y joue toujours au tennis ?…

La conversation était engagée.

Il prononçait : très jeuli. Le mot : « peur panique » revenait sans cesse, ainsi que « sublime » et « monstrueux ».

Nouveautés pour Élysée, comme tout ce qu’elle venait de voir aujourd’hui.

Le jeune monsieur la regardait avec un sans-gêne qui eût pu passer pour de l’impertinence, n’eussent été l’extrême froideur de ses yeux, son attitude détachée. L’autre garçon causait avec Mme Arnaud. À un moment, sur le même ton précieux et indifférent, il mêla son mot à la conversation, qui roulait sur les sports.

— Vous montez au Bois, mademoiselle ?

— Pas encore !… se dépêcha de répondre Mme Arnaud, elle n’a pas eu le temps. Mais elle se rattrapera !

Et quelques paroles sur l’équitation, émaillées de termes techniques, effarèrent la petite novice.

Elle fut étonnée de voir régler l’addition par les deux jeunes gens.

— Nous vous jetterons où vous voudrez !… dit Mme Arnaud.

Et les deux montèrent dans l’auto, tout naturellement.

— Vous recevez toujours les mardis ?… demanda Villevieille.

— Je n’ai jamais cessé… répondit Octavie sans le regarder.

Ce fut chacune devant son piano que les retrouva le docteur en rentrant.

Il s’extasia sur la transformation de sa fille.

À table seulement Mme Arnaud raconta leur après-midi.

— Nous avons trouvé Villevieille et Fernet dans le thé. Quel succès pour Élysée, si vous saviez ! Villevieille est amoureux d’elle, j’ai vu ça ! Voulez-vous parier qu’il va revenir dès mardi prochain, lui qu’on ne voit plus depuis des mois ?

Élysée était devenue cramoisie. Sa belle-mère la faisait courir de surprise en surprise. Amoureux d’elle, ce jeune homme ? Est-ce qu’on pouvait être amoureux d’elle ? Elle ne se sentait pas autre chose qu’une toute petite fille. Brusquement, les paroles de Mme Arnaud lui révélaient qu’elle n’avait plus dix ans.

Un embarras immense en même temps qu’une fierté stupéfaite l’envahissaient à grands flots. Et ce fut comme si, d’une minute à l’autre, elle venait de quitter l’interminable enfance pour entrer de plain-pied dans la jeunesse.