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Le Pain blanc/12

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 117-124).

CHAPITRE XII


L e docteur Arnaud n’était pas encore à la maison quand elle rentra. Mais sa belle-mère, dans le vestibule, semblait la guetter.

— Eh bien !… Tu as vu Mlle Levieux ? Ça t’a fait plaisir ?

Élysée ne pouvait ni ne voulait répondre. Son âme était comme évanouie de chagrin, de déception, de honte.

— Viens par ici, dans ma chambre !… ordonna Mme Arnaud.

Et, sans hésiter une seconde, l’enfant la suivit. Démoralisée, elle n’était plus qu’une petite loque. Elle n’avait personne à qui demander conseil. Recevoir des ordres, c’était encore quelque chose.

Quand elles furent assises l’une en face de l’autre, proie fragile qui tremble devant le rapace, Élysée évita le regard de sa belle-mère.

— Allons ! Regarde-moi !… commanda celle-ci.

Et, vacillants, les longs yeux croisés affrontèrent enfin les prunelles d’un bleu entier, dures, où s’attardait un rire indulgent et moqueur.

— Écoute, ma chérie ! Il est temps que tout ça finisse ! Non !… Non !… Regarde-moi en face… Dis-moi ? Qu’est-ce que tu t’es donc imaginé, l’autre jour ?

Devant l’effarement produit par ces mots impudents, elle poursuivit, riant toujours :

— Ces petites filles, on ne saura jamais ce que ça va chercher ! Tiens !… Parlons nettement, si tu veux ! Je n’irai pas par quatre chemins. Je ne dis pas qu’il n’y avait pas quelque chose. Mais certainement pas ce que tu crois.

Elle reprit tout son sérieux. Avec une grande autorité :

— Tu n’as pas vingt ans, tu ignores tout de la vie, et je t’excuse. C’est bien naturel. Mais plus tard, tu comprendras bien des choses… Il faut avoir vécu longtemps et avoir beaucoup souffert, vois-tu, pour commencer à se faire une idée de ce que sont les hommes. Julien n’a pas été sérieux, j’en conviens… Ni moi non plus, là !… Tu vois que j’avoue tout ! Mais c’était absolument vrai ce que je t’ai dit. J’hésitais à sortir, étant souffrante. Il a sonné. Il venait pour te dire bonjour… Ne te trouvant pas, il ne pouvait pas, par simple courtoisie, s’en aller sans me faire une toute petite visite. Alors… Qu’est-ce que tu veux ?… C’était la première fois qu’il se trouvait seul avec moi, mais il n’y a rien eu de grave.

Élysée, de nouveau, baissait la tête. Elle sentait l’autre si formidable qu’elle n’osait pas soutenir plus longtemps son regard.

— J’espère que tu me crois ?… reprit Mme Arnaud sur un ton presque offensé.

N’obtenant pas de réponse, elle poursuivit :

— Il faudrait tâcher, mon petit, de ne pas rester trop longtemps bébête comme une pensionnaire. Un peu d’esprit, voyons ! Ne sois pas lourde ! Ça ne te va pas !

Elle se redressa, conclut très vite :

— Tu peux te fier à mon expérience. Tu n’as qu’une seule chose à faire, à présent. Oublier ce petit nuage, et reprendre ta manière d’être comme si rien ne s’était passé. Ce soir, je téléphone à Julien qu’il peut venir demain. Est-ce dit ?

Élysée, exsangue, redressa la tête.

— Jamais !… prononça-t-elle.

— Bon ! Bon !… Ça te passera plus tôt que tu ne crois. Tout ça, c’est de l’enfantillage… Mais je ne veux pas te forcer. Tu as toujours été très gâtée, tu crois que tout te cédera dans la vie. Malheureusement, tu apprendras à mettre de l’eau dans ton vin. Mais, soit ! Passons ! Boude le temps que tu voudras.

Mais il y a quelqu’un à qui tu ne penses pas : c’est ton père.

La voix entrecoupée de la petite s’éleva, misérable :

— Moi ?… Je ne pense pas à papa ?…

Et tout à coup, c’en fut trop. Vaincue, elle éclata en sanglots.

Octavie Arnaud s’était levée. Elle toucha doucement les épaules courbées, secouées, la tête enfouie dans les mains tremblantes.

— Mon petit, mon petit, ne pleure pas comme ça ! Tu me fais mal ! Je t’aime tant, si tu savais ! Tu es ma fille, ma petite fille chérie…

Son rire sec résonna :

— Pour si peu de chose, vraiment, si peu de chose…

Penchée plus près :

— Élysée, c’est pour ton père que je parle, maintenant ! Il faut, tu entends, il faut que tu te secoues, que tu sois raisonnable. Ne vois pas Julien pendant quelque temps, je l’admets. Mais tu vas, dès ce soir, reprendre ton petit air gentil. Demain nous sortirons ensemble. Il faut qu’on nous voie beaucoup ensemble. Et, mardi, je veux que tu donnes enfin ton fameux concert, que tu recules toujours sans qu’on sache pourquoi. Tu vas t’arranger avec Mlle Hachegarde. Vous avez cinq jours pour vous préparer. Vous avez mis au point un tas de choses ensemble, ça ira à merveille. Nous ouvrirons la porte de ton studio, et nous fusionnerons. Et si tes petites rosses d’amies te font des remarques au sujet de Julien, tu diras que vous êtes brouillés pour le moment.

Elle se tut pour réfléchir, puis termina :

— J’aimerais même quelques détails. Tu dirais, par exemple, que le jour où tu es rentrée grippée, eh bien !… ce jour-là, le croyant chez sa grand’mère, tu l’as vu passer dans une voiture avec une femme… C’est ce qu’il faudra dire également à ton père.

Elle avança la main, prit de force le menton résistant, darda son regard clair jusqu’au fond des yeux noyés dans un lac de larmes, et cassante, irrésistible :

— Je veux que ce soit comme ça !

Plus douce, elle s’assit contre Élysée, anéantie, la prit à la taille, fit le geste de la bercer.

— Allons ! La paix est signée. C’est fini. Puis, faisant un immense effort, parlant presque bas :

— Je te demande pardon. Veux-tu me pardonner ?

La petite, lentement, poliment, se dégagea de l’étreinte qui l’enveloppait. Mais, en même temps qu’elle se reculait un peu :

— Oui… murmura-t-elle dans un souffle.

Le concert avait eu lieu, pauvre battement de cœur. La foi de la maigre Hachegarde, c’était une petite oasis dans le grand désert du reste. La musique redevenait un plaisir, sombre plaisir où sanglotaient des angoisses. Traquée par sa belle-mère, suggestionnée jusqu’à la passivité, l’innocente commençait à comprendre qu’elle serait bien forcée de céder un jour et de revoir Julien de Villevieille. Et, reprise par le tourbillon des fêtes, bals, réceptions, sports et autres amusements qui ne l’amusaient plus, elle laissait passer le temps, égarée et soumise, avec tout au fond de son cœur de vingt ans, on ne sait quel espoir que tout, un jour, serait réparé, sauvé, que quelqu’un de chimérique viendrait, qui remettrait le sourire de son âge dans ses beaux yeux allongés, sur son joli visage de petit page aux cheveux fous.

Le printemps qui commence n’est une fête humaine que dans les livres.

Assise à son piano, les mains retombées sur les genoux, Élysée, tournée vers la fenêtre ouverte de son studio sombre, écoutait mélancoliquement les oiseaux du crépuscule chanter dans les arbres de l’avenue parisienne. Elle n’avait pu prendre sur elle, aujourd’hui, de sortir avec sa belle-mère. Sait-on les malheurs qu’on prépare quelquefois, par de telles décisions sans motifs ?

Mme Arnaud devant rentrer tard, et l’heure étant encore loin du retour quotidien de son père, Élysée goûtait la sécurité d’un assez long loisir, riche de solitude et de tristesse.

Ces points d’orgue au milieu du rythme précipité de son existence mondaine lui étaient nécessaires pour retrouver, au fond d’elle-même, le vrai visage de son âme.

Quelle anxiété, quelle mortification, quelle supplication mystique vers l’Invisible !

Somme toute, la jeunesse n’accepte pas la peine. Révolte ou prières, elle se débat dans l’inadmissible. C’est que tout son instinct l’avertit que les chagrins, quand on a vingt ans, ne sont pas plus normaux que rides et cheveux gris. Un arbre de mai concevrait-il de porter des fruits mûrs au lieu de fleurs nouvelles ?

La rêveuse, attardée devant son clavier, l’oreille tendue, les narines ouvertes du côté de la fenêtre pleine de printemps et de soir, ne savait pas qu’elle donnait, avec sa robe courte et ses cheveux coupés, une réplique moderne à la gravure où l’élégiaque Lucie vient de chanter Le Saule, parmi les souffles embaumés d’un parc romanesque et nocturne. Seul manquait le beau jeune homme chevelu qui va la prendre, sanglotante, contre sa poitrine, et la baiser aux lèvres.

Un petit souffle d’air caressa ses cheveux courts, des flots de charme et de poésie la soulevèrent. Levés, presque souriants, ses beaux yeux noirs, pendant quelques secondes, espérèrent en l’Inconnu.

Des bruits de portes, de pas, l’arrachèrent à sa brève exaltation. La porte du studio s’ouvrit sous une poussée nerveuse.

— Élise !… Élise !… tu es là ?…

— Papa ?

Dressée, effrayée, elle n’eut pas le temps de s’élancer, de demander : « Qu’est-ce qu’il y a… » Le docteur Arnaud l’avait saisie aux épaules. Farouche, il la collait contre lui, l’embrassait furieusement, sur les cheveux, le front, les joues.

— Élise ! Ma chérie ! Ma petite fille à moi… Oh ! les misérables !… Tu aimes ton père, toi, dis…, Élise ! Quand tu recevras des lettres anonymes, ne les lis pas, ne va pas y voir !… Et toi ? Oh ! pauvre petite !… Si tu savais ce qu’ils te font !

La voix saccadée sombra brusquement. La bouche dans les cheveux de sa fille, le docteur Arnaud sanglotait.

C’était horrible. Des sanglots dans une voix d’homme, c’est horrible. Sa poitrine avait de telles secousses qu’Élysée en était bousculée. Elle ne comprenait pas encore. Elle devinait peut-être. Accrochée à son père qui s’accrochait à elle, elle sanglotait avec lui.

— Papa !… Papa !… Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Qu’est-ce que tu as ?…

Ils ne pouvaient, enveloppés de cette pénombre, distinguer leurs traits. Cramponnés l’un à l’autre, ils avaient l’air de se noyer ensemble dans la nuit.

— Ma petite fille… Ma petite fille !… Tu m’aimes, dis ?… Tu m’aimes ?…

— Je t’adore, papa, je t’adore !…

Et, dans la voix désespérée de l’homme passa cette petite phrase plus déchirante que tous les cris :

— Tant mieux, alors ! Nous allons être bien heureux, tous les deux !

Une telle annonce de bonheur, dans l’ombre et parmi les hoquets d’un chagrin déchaîné, quelle belle promesse pour l’avenir !

Et, pourtant Élysée l’accepta, cette promesse. Quelque chose se déchirait, ce soir, une équivoque se terminait. Quoique se tordant les bras de douleur, la vie, enfin, allait rentrer dans l’ordre.

Tout à coup, arrachant de lui les mains de sa fille :

— Oh ! pardonne-moi ! Je ne sais pas ce que je dis ! Je suis fou !… Élise, Élise, oublie tout ça !… Mère va rentrer, oublie tout ça !… Il ne faut pas qu’elle sache !… Oublie tout ça !…

Essayant de se dégager, il reculait, hagard, se heurtant aux meubles, Élysée tendit les bras. Il était déjà sorti.

Ce fut en grelottant qu’elle entra dans le salon, sentant venue l’heure du dîner.

Assise à la place même de sa douce rêverie, elle avait écouté longtemps les bruits de la maison, attendant des éclats, des catastrophes. Le pas de sa belle-mère qui rentrait avait failli la faire s’évanouir. Mais celle-ci s’était dirigée vers sa chambre, et plus rien n’avait bougé pendant une demi-heure. Puis le va-et-vient des domestiques mettant le couvert… Tout à coup, Mme Arnaud donnant un ordre dans le vestibule. Puis, ô terreur !… le pas de papa se dirigeant vers le salon. « Les voilà ensemble !… » Le cœur arrêté, tendue tout entière, elle avait en vain guetté les voix. Rien.

Maintenant on allait annoncer le dîner. Il fallait se composer un visage, et bravement, aller les retrouver.

Ils étaient assis à leur place ordinaire, lui fumant un cigare, elle lisant son journal. Élysée, livide, vit son père aussi livide qu’elle-même. Il avait dit : « Il ne faut pas que mère le sache… » Mais, en jetant un coup d’œil, elle vit Octavie Arnaud tout aussi décomposée. Au courant de tout, donc. Ou, pour dire le mot exact, elle savait que son mari savait.

Cependant, avec un sourire magnifique de tranquillité :

— Tiens, voilà Élysée ! Tu vas bien, chérie ?…

La petite vit le frisson qui parcourut son père. Elle répondit d’une voix sans timbre :

— Très bien, merci, mère !

Mais elle n’eut pas le courage d’aller l’embrasser comme d’ordinaire. Et Mme Arnaud reprit la lecture de son journal.

Quel machiavélisme combinait-elle, pendant ce temps, bête prise au piège qui se tord pour échapper au filet ? Quelle preuve avait eue papa, pour être revenu dans un tel état de folie désespérée ? « Et toi, oh ! pauvre petite, si tu savais ce qu’ils te font ! » Il s’agissait donc, une fois encore, de Julien de Villevieille.

— Où veulent-ils en venir, se demanda-t-elle, avec leur silence tragique ?

Elle vint s’asseoir sur son petit tabouret, et regarda le feu de bois, allumé malgré le printemps.

— Ils attendent que les domestiques soient partis et que je sois couchée pour s’expliquer… J’ai compris. Quel courage il a, papa, de ne rien dire !… Pourvu qu’il ne la tue pas cette nuit !… Et elle ?… Elle doit bien se douter de ce qui l’attend !… Ah ! que tout ça finisse ! Que je parte avec mon père pour ce pays auquel je rêvais déjà quand j’étais petite, pendant d’autres drames, et que nous soyons enfin nous deux, nous deux tout seuls, sur la terre, à nous aimer !

Une vague de tendresse déferlait en elle. Il lui semblait que, de nouveau, son père était à elle, qu’elle reprenait possession d’un bien volé.

Elle glissa furtivement un long regard de son côté. Mais il ne la voyait pas. Il semblait ne rien voir, en proie à quelque vision intérieure.

— Madame est servie !

Ils se levèrent tous trois avec une saccade identique. Quel dîner !

Sous l’œil rogue du maître d’hôtel, ils s’assirent, déplièrent leurs serviettes. Il eût fallu pousser l’héroïsme jusqu’à parler. Ce fut encore Octavie qui en trouva l’audace. Sa voix aimable ne trembla pas.

— Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui, chérie ?

Élysée prit son souffle et fit un grand effort pour répondre. Mais elle n’eut pas le temps d’articuler un mot. Le docteur Arnaud, d’un sursaut véhément, venait de se lever, jetant sa serviette. Entièrement décolorées, sa femme et sa fille levèrent les yeux vers lui. Debout, il voulut parler, saisit le dossier de sa chaise. Le domestique fit un pas en avant, les deux femmes se précipitèrent.

Un cri rauque venait de s’étrangler dans la gorge du père. Ses yeux se révulsèrent. Il lâcha sa chaise, vacilla pendant une seconde, tomba lourdement à la renverse. Le coup sourd de sa tête sur le plancher se perdit dans la clameur générale, dans le vacarme de la vaisselle que bousculaient des gestes désordonnés.