Aller au contenu

Le Pain blanc/13

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 125-131).

CHAPITRE XIII


L a mort subite du docteur Arnaud : un événement parisien.

— Quand on est du monde, il faut tenir son rang jusqu’au bout, même mort.

Chambre tendue de noir, lumières voilées de crêpe, cierges, religieuses en prières, agents affairés des pompes funèbres, registres dans le vestibule se couvrant de signatures, envois somptueux de gerbes et de couronnes, aucun signe théâtral ne manquait aux apprêts de cette grande dernière.

En rentrant dans l’appartement, Élise sentit mieux la mort de son père que pendant la sombre fête officielle. Elle courait à sa chambre pour s’y enfermer. Elle vit deux couverts dans la salle à manger.

— Servez-moi chez moi ! dit-elle.

Elle n’avait pas fermé sa porte à clé. Brusquement, sa belle-mère fut devant elle.

Elle eut un tel recul que l’autre fit entendre une manière de petit rire.

— Allons, Élysée, pas de bêtises ! Il faut que je te parle très sérieusement, ma pauvre petite, et tu vas m’écouter !

Elle était belle, en noir, la grande coquine. Ses yeux fascinants étaient pleins de phosphore. Si pâle, avec son beau nez de cire et son teint aux reflets blancs, droite et hautaine, elle semblait quelque reine tragique atteinte par la plus noble douleur.

Magnétisée, réduite à rien, Élysée se rassit.

Mme Arnaud prit place en face d’elle, de l’autre côté du guéridon.

— Mon enfant, commença-t-elle, j’espère que tu te rends bien compte de la situation. Tu n’as plus que moi, au monde, maintenant !

Élysée fit un mouvement. Mme Arnaud éleva la voix.

— Je ne viens te parler que dans ton seul intérêt. Tu n’as qu’une chose à faire à l’heure qu’il est : te marier.

Une telle stupeur parut dans les longs yeux croisés qu’elle se dépêcha de poursuivre :

— Je sais bien. Tu seras assez sotte pour refuser le comte de Villevieille. N’en parlons plus. Mais tu es assez jolie, assez fêtée, et surtout assez bien située dans le monde, tant que tu resteras avec moi, pour trouver tous les partis que tu voudras ; car j’ai l’intention de te doter comme tu dois l’être.

Une fois encore elle coupa la résistance qui jaillissait.

— Car je dois t’avertir tout de suite que pas un sou ne te revient de ton père. Avec le train de vie que nous menions, il n’aurait laissé que des dettes, si je n’avais pas eu ma fortune personnelle. Du reste, le notaire te fera voir les comptes.

Élysée venait de baisser profondément la tête :

— Sais-tu ce que tu as comme avoir ?… poursuivit la voix froide. Eh bien ! exactement ce que ta mère n’a pu t’ôter. C’est-à-dire un capital de vingt mille francs, même pas cent francs par mois. Car elle a dû donner sa fortune, de la main à la main, avant de se suicider, à tes tristes frères. Vingt mille francs… Ce n’est pas avec ça qu’on vit, n’est-ce pas ? Quand on est de ton éducation et de ta qualité, quand on a les habitudes que tu as, on doit rester riche. Heureusement, je le répète, que j’ai de quoi te permettre de continuer à tenir ton rang. Je te promets que rien, dans ta vie, ne sera changé… à condition, naturellement, que tu restes avec moi, que tu me laisses continuer à diriger ton existence.

Cette fois, elle ne put arrêter ce cri véhément :

— Non !

Le regard bleu ne fulgura qu’à peine.

— Non ?… Tu ne peux pas agir autrement, pourtant ! Voyons !… Explique-moi un peu ça !… Qu’est-ce que tu comptes donc faire ?

La raillerie de cette voix, la supériorité souriante du regard laissèrent la petite Arnaud médusée, muette. Ce fut un écrasement total. Comme un gouffre subit s’ouvrait devant elle le sentiment de son innocence, de son ignorance absolue des choses de la vie.

Elle se vit dans la rue, enfant de quatre ans perdue par sa gouvernante, et qui crie et pleure, entourée par les passants. Et pourtant, d’une voix faible, elle eut le courage d’articuler :

— Ce que je compte faire, je ne sais pas… Mais je veux m’en aller !…

Octavie Arnaud haussa les épaules :

— T’en aller, où ?… À l’hôtel, avec moins de cent francs par mois ? Dénicher une chambre de bonne, sous un toit ? Mais, tu sais bien que même ça on ne le trouve pas, à l’heure actuelle ! Allons ! Allons !… Tout ça c’est enfantin, ridicule. Va ! C’est tellement plus simple de rester avec moi tranquillement ici !

Le sang montait maintenant aux pommettes d’Élysée. Ce fut dans son horreur de cette femme qu’elle trouva l’audace de répondre :

— Je veux m’en aller. J’ai assez d’amies dans Paris pour qu’elles ne me laissent pas coucher sous les ponts.

Le coup de poing que reçut la petite table fit sursauter la jeune fille.

— Ah ! non !… Tu ne vas pas faire des bêtises comme ça, hein ? Tu vois l’effet parmi nos relations ? J’aurais l’air de quoi, moi, dans cette histoire-là ?

La colère venait de la faire parler trop vite. Le présent et le passé s’éclairaient brusquement. Toute cette sollicitude d’hier et d’aujourd’hui ?… Âpre intérêt. Élise Arnaud, c’était son honorabilité miraculeusement retrouvée, le gage de sa situation mondaine. Le mariage n’avait pas suffi. C’était grâce à la présence au logis de cette innocente qu’elle avait achevé d’obtenir de la société parisienne l’oubli d’un passé trop excentrique. Plus que jamais il lui fallait actuellement la fille du docteur Arnaud près d’elle pour étouffer dans l’œuf les scandales. Car personne, même la soupçonnant, ne songerait à lui tenir rigueur de rien, tant qu’elle continuerait à jouer les mères de famille.

La tête d’Élysée venait de se redresser. La lutte cessait d’être absolument inégale. La pauvre gosse prit, sans le savoir, le ton cassant qu’elle imitait parfois à son insu :

— Je veux m’en aller !… Et vous ne m’en empêcherez pas !

L’inflexion tout à l’heure si colère se fit toute douce.

— Allons, allons, ma chérie !

Mme Arnaud avançait la main pour toucher le bras de sa belle-fille.

Mais elle, levée d’un bond :

— Laissez-moi ! Laissez-moi ! Je ne veux rien, rien de vous !

— C’est bon… c’est bon ! Seulement tu n’oublies qu’une chose : tu n’as pas vingt et un ans. Avant d’être majeure, tu ne peux pas toucher un sou de ton argent.

Mais l’emportement d’Élysée ne tomba pas :

— Ça m’est égal ! Je m’arrangerai ! Je ne veux pas vivre un jour de plus avec vous ! Et vous savez très bien pourquoi !

Seule tactique à suivre : ne pas entendre. Après avoir rêvé quelques secondes, Octavie Arnaud releva le front.

— Écoute… Tu n’es qu’une enfant gâtée. Tu ne sais pas ce que tu dis. Je comprends que la mort de ton père… Bref ! Puisque je ne suis plus rien pour toi, malgré tout ce que j’ai fait pour te rendre heureuse, c’est moi qui vais m’en aller d’ici. Mais si, mais si !… Je vais aller téléphoner à l’instant, retenir ma place. Ce soir même, je serai partie pour le Midi. J’y resterai un mois. Si on te demande pourquoi, tu diras que je suis souffrante, que je n’en peux plus, et que toi, tu restes là pour régler différentes affaires. Je te laisse la maison, les gens, l’auto, tout ! Tu es chez toi. Fais tout ce que tu voudras ; et surtout, réfléchis !… Et si tes idées idiotes persistent, pense seulement à une chose : tu peux faire grand tort à la mémoire de ton père. Je ne te dis pas un mot de plus.

Levée, généreuse :

— Au revoir, ma pauvre petite !

Sur le seuil, elle ne s’attarda que juste le temps d’un geste vague.

Quand elle eut entendu sa belle-mère partir, elle soupira, délivrée. Elle eût aimé rôder dans l’appartement, en quête du cher fantôme. Mais elle n’avait pas le temps de penser au mort. Sa présence chez la veuve Arnaud était une lâcheté basse.

Assise dans sa chambre, elle se dépêchait de réfléchir. Elle cherchait des noms. Il y avait des confrères de son père, il y avait des hommes politiques, il y avait des directeurs de journaux, tous personnages importants qui pouvaient lui trouver vite une place de secrétaire ; il y avait ses petites amies qui pouvaient l’envoyer en Angleterre ou ailleurs comme demoiselle de compagnie ou gouvernante d’enfants ; il y avait Mlle Levieux.

Au passage de ce nom, une fois encore, elle secoua la tête : « Non ! »

Puis une idée soudaine fit briller ses yeux : « Mes frères ! »

Pourquoi ne pas essayer de se rapprocher d’eux ? Eux seuls, sans doute, pouvaient la recueillir. Elle était leur petite sœur, leur pauvre petite sœur abandonnée. Elle ne leur avait jamais fait de mal. Elle se souvint comme elle les aimait et les admirait, autrefois, au temps de la grande bohème… Ils ne pouvaient pas, maintenant, ne pas la prendre en pitié.

Pressée, elle courut à son petit bureau. Elle connaissait leur adresse à Paris. La lettre suivrait à Londres.

« Comme la réponse sera longue à venir !… Je vais plutôt écrire une longue dépêche qu’on leur fera suivre. Je la porterai moi-même à la poste… »

Un réconfort lui venait de s’actionner ainsi.

Vaillante, elle ne se laissait pas faire, certes ! N’avait-elle pas à sauver son honneur secret ?

Elle sonna :

— L’auto tout de suite, s’il vous plaît !

Pendant qu’elle remettait son chapeau, son crêpe, les bonnes idées affluaient, faisant rougir ses joues.

« Si je pouvais ne même pas dîner, ni coucher ici ! Si je pouvais m’en aller dès ce soir ! »

Elle ne se donna pas le temps de mettre ses gants. Courant au téléphone :

— Allô… c’est chez le marquis d’Estenol ?… Mademoiselle est-elle à la maison ?

Elle était à la maison.

— Mais oui ! Viens vite ! Ça me fera du bien de t’embrasser, pauvre chérie ! Justement, nous sommes toutes là, entre nous. Pas de garçons, pas d’étrangers… Je t’attends !

Elle remonta dans l’auto d’un geste vif. Un entrain sombre l’animait, en attendant la réaction des larmes, de toutes les larmes qu’elle n’avait pas versées, n’ayant pas encore admis la mort de son père.

Ce ne fut qu’au moment de sonner qu’elle se posa la question.

— Qu’est-ce que je vais leur dire ?

Mais déjà la porte s’ouvrait.

Dès le vestibule :

— La voilà !…

Son entrée au salon fut saluée par ces regards avides qu’on pose sur les héros accablés de grands malheurs. Entourée, embrassée, elle désillusionnait peut-être par ses yeux secs et ses pommettes empourprées.

— Et ta belle-mère ?… demandèrent toutes les voix à la fois.

Les narines d’Élysée frémirent.

— Elle est partie pour le Midi tout à l’heure.

Et, malgré elle, comme un médium :

— Elle n’en peut plus. Elle est souffrante. Moi, je reste pour…

Mais les jeunes filles s’entre-dévisagèrent.

— Pour le Midi ?… Alors ce n’est pas vrai, ce qu’on ra conte ?…

— Qu’est-ce qu’on raconte ?… sursauta la petite Arnaud.

Elles firent mille difficultés pour le dire, mais finirent tout de même par le dire, cela va de soi, quoique avec toutes sortes de précautions. Le docteur Arnaud s’était suicidé à la suite d’une spéculation dangereuse qui venait d’engloutir sa fortune et celle de sa femme. Ruinée par lui, seule dans la vie, celle-ci devait maintenant travailler pour vivre, ainsi qu’Élysée.

— Comment ! Comment ?… Papa ruiner ma belle-mère ?… Papa suicidé ?…

Son indignation violente ne paraissait qu’à demi les convaincre. La légende avait vite fait son chemin dans Paris. Par qui répandue ?… « Et dire, pensait l’épouvantée, que j’aurais pu leur demander, avant leur révélation ridicule, de m’héberger, de me trouver une place ! » Elle entendit distinctement la parole de sa belle-mère : « Tu peux faire grand tort à la mémoire de ton père… »

Entourée d’obscurités plus noires encore que les réalités, elle se sentait mieux vaincue, maintenant, que pendant la bataille avec la bête de proie, quelques heures plus tôt.

Elle refusa même de dîner chez la petite d’Estenol qui voulait, étrangement, la garder chez elle pendant toute l’absence de Mme Arnaud. Et tant que durèrent ces débats amicaux, l’instinct d’Élysée l’avertit de ce qu’il y avait, dans l’attitude de ses amies, de curiosités malsaines, de longues jalousies refoulées.

Un seul petit mot, en rentrant, l’obsédait comme une idée fixe :

« Je l’ai échappé belle ! »

Seule, dans la grande salle à manger, elle se revit dînant, abandonnée par ses frères, lors de la mort lamentable de maman. Son père était mort aussi. Elle était dorénavant la fille de deux spectres. Prise de peur, elle fit coucher la femme de chambre à côté d’elle, sur un divan.