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Le Pain blanc/16

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 149-158).

CHAPITRE XVI


L escalier de pierre, étroit et tournant, qu’elle montait dans l’ombre, guidée par Mme Hachegarde, avait l’air de conduire au haut d’on ne sait quelle tour de légende.

Une petite porte s’ouvrit. Ce fut la tribune des orgues.

Tout en bas, la nef, le chœur paraissaient faire partie d’un autre monde. Élysée se crut arrivée dans une sorte de demeure aérienne, suspendue dans le vide, au bout des colonnes étroites élancées vers la voûte. Là, les personnages des vitraux, bleus, rouges, jaunes, verts, lumineuse présence, semblaient, à proximité, prêts à vous tendre la main. On vivait avec eux dans la féerie, le conte bleu, le miracle. Une séculaire odeur d’encens régnait. C’était comme si l’on venait d’entrer au ciel.

Accoudée, penchée sur l’espace, la jeune Arnaud ne put d’abord que sentir cette émotion-là. La messe n’était pas commencée. On achevait d’allumer les cierges, tremblantes étoiles perdues au creux de la distance.

Enfin, elle se retourna. Sur une des chaises rangées, il n’y avait que Mme Hachegarde.

Mais, assis à son orgue et vérifiant ses jeux, Marie Hachegarde était là, profil lisse aux cheveux rebroussés et noirs, et l’orpheline découvrit qu’il avait quelque chose du jeune homme des Nuits et de Lucie, sur les gravures de Bida.

Ne l’avait-il pas vue ?… Il ne tournait pas la tête de son côté. Marchant sur la pointe des pieds, elle vint s’installer à côté de la petite maman.

— Je ne suis pas dévote, chuchota celle-ci ; pourtant, telle que vous me voyez, je viens à la messe tous les dimanches. Mon bon Dieu à moi, c’est la musique. Et mon fils, c’est l’archange de la musique.

« C’est vrai qu’il a l’air d’un archange !… » pensa la petite sans le dire.

Et soudain elle sursauta, comme surprise par un coup de tonnerre. L’entrée d’orgue, improvisation de Marie Hachegarde, éclatait, formidable.

Elle avança le cou pour le voir. Agité sur son banc de bois, les mains allant des jeux aux cinq claviers, les pieds pétrissant le pédalier, il était en proie, eût-on dit, à quelque passion déchaînée.

Combien de temps cela dura-t-il ? Quand la grêle sonnette de l’enfant de chœur, après cette longue tempête, s’agita tout au fond de la nef, en bas, Élysée, réveillée en sursaut, soupira profondément.

Elle n’essaya pas de suivre la messe dans le paroissien qu’elle avait apporté. Pourquoi, pendant les moments où il ne jouait pas, l’organiste ne venait-il pas la saluer ? Timidité ? Bouderie incompréhensible ? Lui en voulait-il de son erreur d’hier ? Peut-être. Ou bien était-ce plus grave, ne la détestait-il comme représentante d’une race ennemie, la race de ces snobs qu’il semblait si bien haïr ?

Elle l’écoutait, ravie. Pourquoi ne jouait-il pas tout le temps ? L’harmonium d’en bas et les chants des enfants de chœur semblaient presque une inconvenance.

Comme le sermon commençait, la petite porte de l’escalier s’ouvrit, un monsieur parut et la jeune fille le reconnut. C’était le chef d’orchestre d’un concert nouveau. Mme Arnaud avait emmené sa belle-fille à la séance d’inauguration, jadis, et, plusieurs fois, M. Coluelle était venu, les mardis, se mêler à la grande cohue du jour de réception.

— Tiens !… Bonjour, Mademoiselle !… dit-il presque tout haut, sans tenir aucun compte du prêche, que d’ailleurs on n’entendait qu’à moitié, de si loin. Puis, ayant salué Mme Hachegarde, les poignées de main terminées :

— Ah !… Vous y êtes venue aussi ?… Moi, chaque fois que je peux, le dimanche, je suis là. Quel génie que ce garçon ! Je vais le jouer prochainement à mes concerts. Mais nous ne sommes pas encore assez importants. C’est la salle Gaveau qu’il lui faudrait !

Il fit un mouvement tournant, entraînant la petite Arnaud, restée debout. Et quand il fut assez loin pour ne pas être entendu par la mère :

— Qu’est-ce que vous voulez ? Il n’a pas les quelques billets de mille qu’il faudrait pour faire éditer sa musique. Quand on est inconnu, n’est-ce pas ?… Alors, ce n’est pas la peine de le lancer, puisqu’il n’y aura pas d’édition derrière.

Qu’est-ce que c’était que cette petite pensée : « Moi, dans un an, j’aurai vingt mille francs à ma disposition… »

M. Coluelle haussait les épaules.

— Jamais il ne saura y faire, comme on dit. C’est un illuminé. Il aura la destinée de César Franck, c’est couru !

Il se mit à faire des signes du côté de l’orgue. Il fallut bien que Marie Hachegarde se levât de son banc. En s’inclinant devant Élysée, il détourna les yeux.

M. Coluelle lui parlait au sujet de son concert. La mère vint écouter, mettre son mot. Sortie de la conversation, abandonnée, Élysée souffrait sans savoir pourquoi.

Tout à coup, on vit bondir le jeune organiste. Il prit à peine le temps de s’asseoir à son banc.

Un chant qui n’était pas de cette terre, douceur infinie, naissait de ses gestes calmes.

— Il n’est plus avec nous… murmura Mme Hachegarde.

— Poète !… fit le directeur du concert en hochant la tête.

Et Mme Hachegarde confirma :

— Il n’est que ça…

Alors, Élysée dressa l’oreille. Parmi les harmonies de l’improvisation, d’abord voilé comme une simple allusion, puis brusquement avoué, ce fut le thème principal de la Pavane pour une Infante défunte. Et Mme Hachegarde, tout bas, avec un sourire de malice, touchant le bras de la jeune fille :

— Ça, c’est pour vous !…


Elle ne savait pas si elle était en retard ou en avance pour le déjeuner, si elle avait fait attendre ou non les domestiques impatients de leur dimanche. L’ascenseur venait de la jeter à sa porte. Elle allait déjeuner toute seule, comme tous les jours, mais hantée de musique et de poésie, inconsciente, perdue dans des songes bienfaisants.

Ce fut la femme de chambre qui lui ouvrit la porte.

— Ah ! voilà Mademoiselle ! Madame est arrivée du Midi tout à l’heure et attendait que Mademoiselle revienne de la messe pour se mettre à table !

Le sang retiré des veines, Élysée ne pouvait pas avancer dans le vestibule. Revenue ?… Il n’y avait à peine que quinze jours qu’elle était partie !… Inquiétude ?… Machiavélisme ?… Espoir de surprendre des nouveautés ?

Les yeux fermés, les paupières serrées, Élysée, titubante, faisait appel à son courage. Un an ! Il lui fallait patienter un an !

Une porte s’ouvrit.

— Bonjour, petite ?… Tu vas bien ?…

Les yeux serrés se rouvrirent. La voix s’étrangla dans la gorge contractée.

— Très bien, merci !

Pas un mouvement, ni d’un côté ni de l’autre, pour quelque accolade.

— Défais vite ton chapeau ! Je meurs de faim !

Et quand elles furent à table, assises l’une en face de l’autre :

— Tu n’as pas été trop triste ! Tu ne t’es pas trop ennuyée ? Qu’est-ce que tu as fait ?…

— Qu’est-ce que j’ai fait ?… De la musique.

Une crânerie intérieure venait de soulever la petite, en prononçant cela.

« Si elle savait !… » se disait-elle.

— Ah ! tant mieux ! s’écria Mme Arnaud. C’était, en effet, la seule chose à faire…

Et, sans remarquer aucune gêne, selon sa manière, elle parla longuement de son voyage, du temps qu’elle avait trouvé là-bas, des gens qu’elle y avait rencontrés, de l’hôtel où elle était descendue.

— Décidément, il va falloir attendre jusqu’à dimanche pour le revoir !

Depuis six jours elle retournait en vain chez les Hachegarde, sans vouloir s’avouer que c’était surtout, maintenant, par curiosité du jeune organiste.

Elle allait essayer aujourd’hui de faire la course à pied, redoutant l’étouffement du métro. Rien ne la pressait de rentrer dans un intérieur sinistre.

Sur le palier de l’étroit escalier, Mme Hachegarde, qui la reconduisait, la regarda longuement.

— Vous partez plus tôt que d’habitude… C’est parce que vous trouvez mon fils grossier… hein ? Tous les soirs quand il rentre vous êtes encore là… Mais vous ne le verrez jamais… Excepté à l’église.

Une expression presque sévère passa dans les vastes prunelles grises.

— Quand on a des yeux comme les vôtres étant millionnaire, ma petite demoiselle, on ne les amène pas chez les pauvres gens !


Qu’est-ce qu’elle avait voulu dire ? Élysée marchait dans les rues, inconsciente, troublée par des mystères. « Dimanche !… Dimanche !… » se répétait-elle pour se rassurer. Et son projet était d’assister non seulement à la messe, mais aux vêpres.

Une ombre dressée devant elle, silhouette qui l’empêchait de passer, lui fit relever les yeux. D’abord empourprée, la jeune fille, immédiatement après, fut d’une pâleur d’agonie.

— Vous !…

Julien de Villevieille, le chapeau à la main, la regardait sans parler. Le va-et-vient des passants les bousculait.

Élysée voulut s’écarter, fuir. Mais le jeune homme la suivit. Ils se mirent à marcher côte à côte, et de plus en plus vite.

— Depuis le temps que je fais le guet dans votre quartier sans vous rencontrer !… s’essoufflait Julien. Je savais que ce n’était pas la peine de vous téléphoner ni de sonner chez vous… Pourtant, je voulais vous voir…

Elle ne répondait pas, la tête tournée de l’autre côté, se dépêchant pour lui échapper. Et son cœur battait comme celui d’un gibier poursuivi.

— Ce n’est pas la peine de nous mener à ce train-là, vous savez !… J’ai à vous parler, je vous parlerai ! Nous sommes ridicules, voilà tout ! Venez plutôt dans cette avenue-là. Nous nous assoirons sur un banc, comme des calicots. Ça ne fait rien.

Elle essaya de courir. Il la retint impérieusement par le bras. Elle se débattit.

— Vous voulez faire un scandale ?… On nous regarde. C’est simplement bête. Je sais bien que je vous dégoûte. Mais si vous voulez vous débarrasser de moi, vous n’avez qu’à m’écouter dix minutes. Vous compliquez inutilement.

— Enfin, qu’est-ce que vous avez à me dire ?… demanda-t-elle d’une voix étranglée, en s’arrêtant tout net.

Elle le dévisageait, retrouvant tous les détails de sa jolie figure aristocratique. Un petit frémissement nerveux agitait sa lèvre dont la moustache coupée dessinait exactement le contour délicat. Il essayait pourtant son sourire impertinent, et ses dents étaient fraîches comme celles d’un jeune chien.

— Vous êtes jolie, en noir. Ça fait tragique… Mais ce n’est pas ça que je veux vous dire. C’est monstrueux que vous ne vouliez pas venir vous asseoir sur ce banc. Allons ! Venez !

Brusquement, elle céda. Pourquoi pas ? Sa vie était désagrégée. Que lui importait tout ce qui arrivait ?

Quand ils furent assis :

— On peut dire qu’elle vous a eue, Accipitra ! Vous êtes une femme savante, vous avez fait du latin, vous comprenez le sens de ce petit surnom. Ça lui va bien, n’est-ce pas ?

Il fit quelques dessins avec sa canne dans la terre.

— Qu’est-ce que vous allez devenir, maintenant ?… C’est ce que je voulais vous demander. Voilà.

Tourné vers elle, il l’examinait. Il y avait de l’insolence dans ses yeux bleus qui riaient. Mais un mouvement dans le sourcil gauche, un rien, trahissait une petite émotion.

Comme Élysée ne répondait pas :

— Ça, elle vous avait bien dressée ! Je suivais les progrès du travail ! Il n’y a rien à dire ! Quelle belle petite snob vous faisiez ! C’était merveilleux !… Et le coup des cheveux coupés, quelle splendeur !,… Vous savez comment elle vous surnommait ? « Mon tour de cou ! » Vous comprenez ? Vous étiez sa parure d’hermine.

Élysée fit le geste de se lever. Elle n’avait pas besoin de ces détails révoltants.

Comme on arrête un enfant, il la fit rasseoir d’un simple revers de main, et elle obéit.

Pendant un instant, il n’y eut que le grondement sourd de Paris à tous les horizons, qu’un peu de vent du soir dans les arbres printaniers de l’avenue, au-dessus de leurs têtes, qu’un peu d’ombre sur le sol, ramages noirs remuant à leurs pieds.

Julien resta de profil pour prononcer, parlant du bout des lèvres, comme toujours :

— J’ai eu un grand coup de cœur pour vous, vous savez !

Le petit rire triste d’Élysée ne l’étonna guère. Il poursuivit, toujours sans la regarder :

— Vous étiez si gentille, si drôle, en arrivant de votre pension ! Vous voir à côté de votre belle-mère, ça avait un ragoût étonnant ! Après, vous vous êtes gâtée. Ce n’était pas de votre faute…

Il hocha la tête, la bouche relevée par le sarcasme.

— Elle comptait bien sur ce mariage-là, par exemple ! Avouez que c’était beau ! Elle était si sûre d’elle ! Elle n’avait pas tout à fait tort. C’est qu’elle est fichtrement séduisante, la mâtine ! Mais c’est tout à fait fini entre nous depuis son retour. Fini comme il n’est pas possible, vous savez !

La petite ouvrit la bouche pour dire : « Qu’est-ce que ça me fait ? » Julien se tourna tout entier, l’enveloppa d’un regard étrangement tendre. Cela dura, dans le crépuscule encore lumineux, plus longtemps qu’il n’eût fallu.

— Je vous dégoûte, Élysée. Mais je me dégoûtais encore plus. J’ai été salaud à fond. Je le serai sans doute encore. Je ne suis pas plus pourri moralement qu’un autre, mais je suis né dans le bouillon de culture, vous comprenez ! Mais quoi ? Je ne suis tout de même ni un escroc, ni un lâche. Mon nom est bien à moi, ma fortune aussi, et c’est tout de même moi qui ai gagné ma croix de guerre, n’est-ce pas ?…

Il refit des zigzags avec sa canne, le dos penché, puis se redressa.

— Oui… Qu’est-ce que vous allez devenir, maintenant ?

Elle avait pris le parti de ne plus dire un mot, attendant la fin de cette curieuse entrevue.

Il eut l’air de la toiser comme un maître.

— J’espère que vous vous rendez compte qu’à cinquante ans vous serez encore une pensionnaire ?… Vous ne voulez rien répondre ?… Ça m’est égal. Écoutez-moi bien ! Il faut savoir profiter des bons mouvements, surtout quand ils viennent de rosses comme moi. Vous ne croyez pas que ce serait gentil, que ce serait gai de vous venger d’un seul coup, de prendre une revanche, mais ce qui s’appelle une belle revanche ?… Eh bien ! Je vous épouse, là ! Vous ne pouvez pas dire que c’est pour votre argent ! Et nous n’invitons pas l’épervier à la noce. Vous comprenez ?… Vous devenez la comtesse de Villevieille au nez des petites amies qui croyaient tant s’amuser, au nez de la belle Octavie qui croyait vous tenir dans ses serres. Vous reprenez la vie à grandes guides, les bals, les sports, les autos, les grands couturiers, toute la lyre ! Je ne vous dis pas que je serai tout le temps drôle. Je suis chic en ce moment, ça ne durera pas, c’est probable. Mais, du moins, vous cesserez d’être dans le marasme, d’être piétinée par tout le monde comme une pauvre petite bête à bon Dieu… Il est peut-être temps que vous mangiez du vrai pain blanc. Et puis, vous savez maintenant ce que c’est que le monde. L’expérience est faite, hein ?… Pas d’illusions, pas de sottises. Alors, voilà. Et si ça vous dit d’avoir un gosse, eh bien !… on l’aura, quoi ! Ça vous fera toujours quelqu’un à aimer sur la terre !

Elle était née affectueuse et bonne.

— Julien… murmura-t-elle.

Et puis, elle se mit à pleurer comme une petite fille, parce que tout ce qu’il venait de dire avait sa grandeur, et qu’elle le devinait, pour un moment, sincère, généreux, loyal.

— Allons !… dit-il en lui prenant les mains.

Et, dans son sourire, il y eut de la mélancolie et de la joie.

— Le plus comique, c’est que tout ça va finir par un mariage !

Mais elle s’était levée. Au fond des ombres du soir, déjà piquées par les premières lumières, à travers ses larmes, elle revoyait, visionnaire, une demeure aérienne, suspendue entre ciel et terre, parfumée à l’encens, visitée par les mystiques figures des vitraux tout proches ; elle revoyait, assis au banc des orgues, l’organiste pauvre, le musicien, le poète, l’archange qui ressemblait aux gravures de son enfance.

Elle se tourna vers Julien toujours assis, le regarda, secoua doucement la tête. C’était la première fois qu’elle prenait toute seule une décision.

— Non !… dit-elle comme dans un rêve.

Et déjà sa petite silhouette enveloppée de crêpe s’éloignait lentement, se perdait, encore sanglotante, dans le tourbillon du grand Paris étoilé.

FIN