Aller au contenu

Le Pain blanc/15

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 141-148).

CHAPITRE XV


C e quartier lointain et morne l’étonnait. Le chauffeur avait eu de la peine à s’orienter.

Quoique souffrante encore, elle n’avait pu, même d’un jour, différer sa première visite à Mlle Hachegarde. C’était le cœur battant qu’elle s’y rendait, repêchée en pleine perdition par le hasard secourable.

Elle monta tout d’une traite, malgré sa fatigue, les deux étages de l’étroit escalier noir. Ce fut Mlle Hachegarde qui vint lui ouvrir et l’introduisait après l’avoir ardemment embrassée. Petit et sombre était le vestibule où se concentrait une odeur de renfermé, des relents vagues de cuisine.

— Entrez, mademoiselle Arnaud ! Je vais justement commencer ma dernière leçon. Ôtez votre chapeau, vous serez mieux !

Le salon exigu, meublé d’une naïve camelote, était tout ennobli par les instruments à cordes posés et accotés partout, les partitions débordant des chaises, les deux pupitres en acajou, chargés de musique. Une petite élève, anodine et de modeste condition, attendait, son violon à la main.

Donner des leçons…

Les grincements du violon maladroit lui faisaient mal. L’air entêtée de la petite bouchée l’impatientait. Comme un chien de berger, Mlle Hachegarde tournait, concentrée, honnête, autour de l’ingrate élève.

Au bout d’une heure, enfin, le petit supplice se termina.

Après des recommandations, des encouragements, un baiser, la jeune sotte remit son chapeau, s’en alla.

En la reconduisant, Mlle Hachegarde trouva derrière la porte un gros d’autres élèves qui venaient pour le cours d’ensemble. Le petit salon fut envahi.

C’étaient des filles et des garçons de quinze à seize ans, visages quelconques, tenue simplette.

— Préparez-vous, dit Mlle Hachegarde, notre pianiste va arriver d’une minute à l’autre.

On sonna. C’était lui. Curieuse, Élysée regarda celui qu’elle remplacerait un jour, pauvre type osseux et râpé.

Personne ne s’étonnait de la voir là, n’avait l’air même de la remarquer.

Les violons s’accordaient. Il y avait aussi deux altos.

— Je vais chercher maman… dit Mlle Hachegarde.

Étant passée dans la pièce à côté, la jeune Arnaud la vit revenir avec une dame saisissante, cheveux tout blancs et fous, grand front biaisé de compositeur, prunelles grises où la pupille se dilatait étrangement, rides, traits tourmentés où se relevait une bouche malicieuse.

Petite et vive, proprement vêtue de noir, elle salua la compagnie par un rire, et courut chercher le violoncelle dans son angle.

Mlle Hachegarde battit une mesure avec son archet, et le petit orchestre commença de jouer.

Les élèves repartis après tout un brouhaha :

— Maintenant, dit Mlle Hachegarde, il faut que je vous quitte pour deux leçons en ville. Mais si cela ne vous ennuie pas de m’attendre, je serai bien aise de vous retrouver en rentrant.

Elle alla vers la violoncelliste qui rangeait son instrument, présenta :

— Ma mère… Je vais vous confier à elle pendant mon absence. Tu sais, maman, Mademoiselle est la fille du docteur Arnaud. Je t’ai déjà beaucoup parlé d’elle.

— Ah ! Ah !… dit la musicienne aux cheveux blancs, en faisant toutes sortes de petits saluts dansants.

Et quand, pressée, Mlle Hachegarde s’en fut allée :

— Nous allons passer de l’autre côté, Mademoiselle, si vous voulez bien. C’est que j’ai beaucoup de raccommodage à faire…

C’était une salle à manger grande comme ça. La table s’encombrait de couture. Assise en face de la sympathique maman, Élysée la regarda mettre son dé, enfiler son aiguille.

— Ma fille m’a dit !… Vous faites beaucoup de musique, mademoiselle. C’est encore une rareté dans votre milieu. On est si occupé quand on est riche !

Mlle Hachegarde n’avait donc rien raconté. Pendant une seconde, Élysée éprouva la volupté d’être, encore une jeune fille fortunée. Elle s’en voulait de ce sentiment vaniteux et mesquin.

— Nous autres, continuait de sa voix flûtée la petite bonne femme, notre richesse, notre trésor, c’est la musique. Ce n’est pas seulement le gagne-pain, vous savez ! Ou du moins c’est un gagne-pain de qualité.

Les yeux baissés sur le bas qu’elle reprisait :

— Alice et Jeannette jouent l’une du violon, l’autre du violoncelle. Naturellement, elles ne sont pas de la force de l’aînée, mais elles ont déjà des élèves, quoique continuant leurs études. Oh ! des élèves hautes comme des bottes, vous pensez ! Et Marie est organiste à l’église du quartier.

Les larges yeux gris quittèrent un instant la couture pour se lever au ciel, tandis qu’un long soupir s’exhalait.

— Ah !… bien sûr !… Sa vraie place serait à Notre-Dame. C’est un tel génie !

« Qui donc est cette Marie ?… se disait Élysée. Encore une sœur de Mlle Hachegarde, c’est certain. »

Ce petit bavardage la charmait. Il y avait du pittoresque dans cette mère inattendue qui disait tout haut ce qu’elle pensait, sans rien expliquer. Jamais l’orpheline n’avait encore eu l’occasion de rencontrer une personne comme celle-là.

— Les temps sont durs, Mademoiselle. Si Marie pouvait donner des leçons de fugue et de contre-point ou des leçons d’orchestration ! Quand vous rencontrerez des amateurs parmi vos millionnaires, pensez à nous… Je dis nous. Mais moi je suis retirée depuis longtemps du mouvement. Je ne suis plus qu’une vieille maman. Je tiens encore ma partie quand il le faut, vous avez vu ? Mais ça ne va pas plus loin. Cependant, j’ai fait de bons élèves dans ma vie, allez !

Elle poursuivit, après un petit silence :

— L’enseignement, c’est ingrat, au fond. Pour une élève qui du tempérament, il y a vingt buses.

Elle ravaudait, ravaudait, adroite, active. Élysée, de plus en plus, se sentait bien, là, dans ce petit intérieur familial où personne n’avait l’air de se haïr.

Pendant un bon moment, les paroles cessèrent. Les mains ivoirines manipulaient l’ouvrage, le front coiffé de neige folle était baissé. Élysée, regardait autour d’elle, perdue dans un songe. Il lui semblait injuste de ne rien faire en face de ce labeur consciencieux.

Soudain, les mains blanches replièrent l’ouvrage. Les grands yeux gris se relevèrent.

— Vous attendez Andrée, n’est-ce pas ?…

— Oui… murmura la petite Arnaud.

Elle gênait peut-être, intruse désœuvrée.

— Parce que moi, poursuivit la voix flûtée, il faut que j’aille à la cuisine préparer le dîner de la maisonnée. Je vais vous laisser. Mais vous avez le piano dans le salon. On n’a besoin de personne avec ça.

Ce fut d’un pas hésitant qu’elle se dirigea vers ce piano. Ne valait-il pas mieux s’en aller ? Mais un tel bien-être la détendait, chez ces gens qu’elle dérangeait, qu’il lui fut impossible de ne pas rester.

Elle chercha dans la musique, et se mit à déchiffrer. Puis, sur ce piano qu’elle ne connaissait pas, il lui prit fantaisie de jouer par cœur, au hasard de sa mémoire.

L’Intermezzo du « Carnaval de Venise » fit accourir, affublée d’un tablier bleu de servante, la petite dame enthousiaste et drôle.

— Bravo !… Vous avez du sentiment, à la bonne heure !… Et de bons doigts aussi, ce qui ne gâte rien. Andrée me l’avait dit. C’est bien, ça !… C’est bien, mademoiselle ! Jouez !… Jouez tout ce qui vous passera par la tête. Je vous écoute, du fond de ma cuisine, vous savez ! Je fais même le contre-chant sur les queues de mes casseroles.

Elle était déjà repartie.

« Je vais jouer pour elle !… » se dit Élysée.

Le jour baissait. Il n’y avait pas l’électricité. Dans l’ombre qui la gagnait, l’orpheline sentait sur elle descendre l’inspiration. La musique, pour ceux qui sont tristes, est un moyen détourné de pleurer.

Comme elle achevait les grands, riches et poignants accords de la Pavane pour une Infante défunte, elle se retourna, sentant une présence derrière elle. Mais au lieu de la petite maman en tablier bleu de servante, elle vit, dans le clair-obscur, un grand jeune homme qui, debout, immobile, l’écoutait en retenant son souffle.

Interdite, elle ne savait que dire. Un geste un peu gauche la saluait. Elle répondit en silence. Elle ne distinguait qu’une silhouette, ruée de courts cheveux, visage rasé, lisse, dont elle ne pouvait détailler les traits.

Se rapprochant d’un pas, le jeune homme prononça tranquillement :

— C’est beau ça !… Ravel c’est vraiment un grand musicien.

À demi-tournée sur son tabouret, elle répondit avec autant de simplicité :

— Il n’y a vraiment que les modernes !

Impérieuse, la voix protesta :

— Dire une chose pareille, c’est inadmissible ! Comment !… Les vieux Italiens, Bach, Hændel, Gluck, et les romantiques, et même Saint-Saëns, et même le père Gounod, quelquefois, ça n’est rien, tout ça ?… « Il n’y a que les modernes ! » Ce sont les snobs qui répètent ça. Ah !… Ah !… Ils se fichent la bouche en cul de poule pour dire Bach, car on leur a appris que Bach, tout de même, ça se portait. Mais ce sont de tels ânes qu’ils n’ont même pas découvert qu’il y a des harmonies, dans le Faust de Gounod, qui sortent de toutes pièces de la Fantaisie chromatique. Ah ! les idiots, emprisonnés dans un rond ! Les vers à soie dans leur cocon !… Comme s’il n’y avait pas de la beauté partout ! Mais ils croient que la musique est du monde et ne sauront jamais qu’elle est, au contraire, le commencement de l’autre monde. Il s’était avancé. D’un petit geste, il fit lever Élysée, s’assit à sa place, au piano, se mit à jouer, avec un magnifique style, la Fantaisie chromatique.

Quand il en fut au passage en question :

— Tenez !… ça… ça !… Vous ne reconnaissez pas Faust ?

Élysée avait senti, dans l’ombre, le sang monter à ses joues. Il parlait comme son instinct, celui-là, mettant en miettes tout cet enseignement desséché qu’elle avait reçu dans les salons ricanants de Paris.

Elle se souvint de sa honte, un jour, dans un studio, parmi la bande déchaînée de ses amies.

— Comme vous avez raison !… s’écria-t-elle avec chaleur. Ah !… la musique !… C’est si vrai qu’ils n’y comprennent rien !

— La musique… reprit en écho l’étrange interlocuteur, à peine distingué dans le jour de plus en plus bas.

Ses mains frôlèrent les touches. Il se mit à fredonner, d’une voix secrète et qui donnait le frisson. C’était un air qu’Élysée ne connaissait pas. Il lui parut singulier et cordial jusqu’à en avoir la chair de poule, comme lorsque maman chantait jadis.

Et, tout à coup, elle reconnut les paroles.

Quand on perd, par triste occurrence.
Son espérance
Et sa gaieté,
Le remède au mélancolique,
C’est la musique
Et la beauté.

Furtive, le cœur subitement atteint, elle s’essuyait les yeux.

— Comme c’est beau !… fit-elle dans un souffle. Et dire que je ne connaissais pas ça !…

Un petit rire sourd :

— Je veux bien le croire !

— De qui est-ce ?…

— De moi !…

Puis, gravement :

— Les vers sont si beaux !

Élysée avait joint les mains. Toutes les défenses du pensionnat Lami lui revenaient.

— Oh !… N’est-ce pas, n’est-ce pas, que c’est un poète, Musset ? N’est-ce pas que ça fait du bien de l’aimer ?…

— Parbleu !

Il arriva juste quelque chose.

On alluma le réverbère dans la rue. À la lueur de ce prosaïque clair de lune, le visage sortit brusquement du mystère. Élysée faillit jeter un petit cri. Ressemblance impressionnante, elle comprenait. C’était le fils de Mme Hachegarde.

Elle eut à peine le temps d’enregistrer cela. Le garçon s’était levé d’un bond.

— Je vais retrouver maman !… Elle doit m’attendre à la cuisine pour éplucher les pommes de terre !

Élysée resta quelques minutes seule, étonnée de tout. Puis la porte s’ouvrit avec bruit. La petite maman, une lampe à la main, entrait en s’esclaffant.

— Marie est fou de désespoir. Il vous voyait mal, et vous a prise pour une camarade de sa sœur ! Quand je lui ai dit qui vous étiez, il n’a pas su où se mettre !… Il dit qu’il a été si familier, si grossier pour vous et votre monde !… Le voilà, caché comme un gosse ! Nous ne le ferons plus sortir de son trou !

Elle riait de si bon cœur qu’elle dut poser sa lampe pour ne pas la renverser.