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Le Prince Fédor/II/12

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 36-38).

XII

AVENTURES AU PAYS DES NEIGES

Quand Roma ouvrit au jour ses grands yeux lumineux, encore ensommeillés, ce fut une surprise très jolie qui inonda son cœur.

Un soleil vif entrait par la fenêtre close seulement d’un double vitrage, et un immense horizon blanc, comme irisé de diamants, s’étendait à perte de vue.

C’était le changement absolu avec sa vie habituelle ; ni les brumes de la mer entrevues par le hublot de sa cabine, ni le parc d’Etchingen aux frondaisons panachées…

Ce blanc, qu’on dit triste, lui plaisait. Il produisait en elle une impression calmante, marié au bleu pâle du ciel.

Ainsi que tous les sensitifs, elle éprouvait l’action des couleurs sur son organisme délicat.

Étonnée d’abord, elle se remit très vite, se souvint du voyage de la veille et promena autour de la pièce ses yeux curieux. Aux murs blancs, badigeonnés de chaux, il y avait tout juste, dominant la cheminée, une petite glace et deux chromos enluminés violemment. Ces images représentaient l’empereur Alexis, actuellement régnant, et l’impératrice Yvana.

Au cadre de cette dernière, on avait piqué, en signe de deuil, un rameau de cyprès…

Un rayon de soleil frappant ces portraits, les rendait resplendissants. Roma les contemplait avec obstination, et toute sa première joie s’en allait, comme un ruisselet qui s’écoule. Elle accrochait son rêve flou à ces images, dont l’éblouissement l’hypnotisait.

Elle dut grandement dépasser l’heure du sommeil, car une servante se permit de venir frapper à sa porte, munie de tout ce qui était nécessaire pour allumer le feu.

— Madame a longuement reposé, dit-elle, surprise de voir l’étrangère si pâle au milieu de ce paysage neigeux.

« Une symphonie en blanc majeur » aurait dit Fédor.

— J’apporte le thé de madame, continua la servante. À l’instant, monsieur, m’a dit de remettre cette carte.

Roma jeta les yeux sur le bristol.

Fédor Romalewski
demande à quelle heure il pourra se présenter chez sa nièce, pour convenir de l’arrangement de la journée.

— Répondez, fit Roma, que je sortirai seule.

— Bien, madame.

— Monsieur m’a dit d’aider Madame à sa toilette.

Roma se laissa habiller sans un mot, puis, d’un signe, elle congédia la femme de chambre.

Où irait Roma ? Ce désert blanc n’éveillait en son âme aucune attirance. Elle éprouvait, en son cerveau las, l’invasion des impondérables flèches fluidiques qui l’avaient déjà assaillie à Arétow.

Elle se remit à contempler de près les chromos.

Malgré la pauvreté du dessin et la truculence du coloris, l’empereur Alexis en uniforme blanc, barré de rouge, chamarré d’or, était quand même superbe. Ses yeux bleus suivaient tous les mouvements de la jeune femme : elle les voyait comme se mouvoir vers elle, attachés à ses regards, par une sorte de vertu magnétique — la magie de cette chose à la fois morte et vivante : un portrait…

Aussi tressaillit-elle quand on frappa à sa porte.

— Entrez, fit-elle, contrariée, rejetée trop brusquement dans la réalité maussade.

Le prince Fédor apparut, un sourire aux lèvres.

— J’aurais mieux aimé ne pas vous voir, fit-elle sèchement…

— Vous êtes cruelle, Roma. Quoi que je fasse, votre premier mouvement est toujours pour moi l’hostilité. Vous ne vous adoucissez qu’après.

— C’est vrai, prince. La première idée — les Français affirment que c’est la bonne — m’éloigne de vous ; ensuite, par lassitude, par politesse aussi, je cède.

— Je ne vous demande aucune politesse ; au contraire, je vous aime mieux franche… Mais vous êtes injuste, quand vous repoussez mes soins.

— Je préfère m’en passer. Suis-je libre ou non ?

— Libre, absolument.

— Avec vous pour gardien. Sais-je quel rôle vous vous arrogez vis-à-vis de moi ?

— Le rôle d’ami, mon enfant, de protecteur. Vous ne pouvez, à votre âge, accomplir seule des voyages et certains actes de la vie… Outre que vous ne savez pas régir la vôtre d’une manière pratique, vous seriez exposée à mille embûches… Je ne sollicite de vous nulle gratitude, mais un peu de bonté… et de justice…

— C’est vrai, je suis injuste peut-être pour vous… mais je ne m’explique pas le sentiment que vous m’inspirez. Avec tout autre, je serais très profondément reconnaissante. Avec vous, je sens tout élan se figer… Il me semble sans cesse être en présence d’un ennemi…

— Un ennemi !

— Entendre votre voix dérange pour moi l’harmonie du silence, votre regard me fait penser au serpent de la Genèse, vos doigts sur les miens éveillent l’idée des serres d’un oiseau de proie.

Elle se tut.

Fédor Romalewsky avait baissé le front sous la cinglante humiliation. Il ne trouvait pas un mot à répondre. Une morne anxiété envahissait ses traits.

Deux larmes noyèrent ses cils. Il s’inclina et sortit.

Restée seule, Roma eut un regret. À force de ne pas combiner ses phrases, de laisser jaillir ses mots, elle causait d’irréparables peines.

Un remords voulu, plutôt que réel, fit prendre à Roma le crayon de son nécessaire de voyage et tracer ces mots :

« Pardon. J’ai tort. À déjeuner, nous conviendrons de l’emploi de notre journée. — Roma. »

Elle sonna, envoya ce mot écrit en français, puis, encapuchonnée de sa pelisse, elle sortit.

Le clocher, surmonté d’une boule d’or que la neige, vu sa forme, n’avait pu recouvrir qu’au sommet, étincelait. Elle marcha vers le temple, but, appel, monument toujours placé de manière à attirer la vue. Mais il était fermé. Par ce temps froid, on n’ouvrait l’église qu’aux jours fériés, où on pouvait la chauffer. Roma en fit le tour.

— Suis-je jamais venue ici ? se demandait-elle avec angoisse.

Une voix intime répondait :

— Non !

Des officiers en groupes passèrent sur l’étroite voie déblayée au milieu de la rue. Ils avaient l’uniforme vert sombre des chasseurs du Nigel.

Ils la regardaient, curieux, oisifs, surpris de cette élégante apparition en leur garnison austère, où nul ne venait, surtout à cette époque ingrate.

Elle aussi les regarda.

Étaient-ils frères d’armes de son mari ? de ce Serge Sarepta, qui l’avait, disait Fédor, passionnément aimée et pourtant rendue malheureuse ?

Ils éprouvèrent une hésitation sous le regard singulier de la jeune femme. L’un fit mine de s’approcher, mais un autre le retint.

— Viens donc, dit-il, cette admirable créature n’a pas la pensée que tu crois…

— C’est étrange ! fit l’autre. Son visage et son allure me rappellent quelque chose…

Ils continuèrent leur route en saluant respectueusement.

Surprise de ce salut, Roma pensa :

— Ils m’ont reconnue.

Cette idée lui causa une joie immense, et elle revint rapidement à l’hôtel.

Les officiers venaient d’y rentrer.

Là se tenait leur mess et, justement, ils interrogeaient la maîtresse d’hôtel sur ses nouveaux voyageurs. Mais Fédor n’était pas loin. Il comprit, survint.

— Capitaine, dit-il au plus gradé, ne vous mettez pas en peine de nous. J’accomplis avec ma nièce un pèlerinage de souvenirs. Elle a eu la douleur de perdre un époux très aimé, en cette guerre, et vient ici revoir la dernière garnison où ils vécurent ensemble. Très atteinte par ses malheurs, elle a besoin de réconfort et vous rempliriez un devoir de bonne camaraderie en lui disant quelques mots de sympathie.

— Oh ! de bon cœur, monsieur. J’arrive moi-même de la guerre, où sont restés tant de camarades.

— Elle se figure que son mari n’est pas mort et qu’on la trompe.

— Pauvre femme !

— Oui, pauvre femme. Vous pouvez la soulager en lui disant avoir vu tomber au feu Serge Sarepta, son mari. Peut-être l’avez-vous réellement connu ? ajouta Fédor, audacieux.

— Non. Nous sommes si nombreux !

— C’est vrai. Mais vous calmeriez vraiment cette pauvre âme troublés et souffrante en lui affirmant l’avoir déjà vue ici, autrefois.

— Oh ! volontiers, puisqu’il s’agit de lui donner un peu de consolation…

— Voici ma nièce. Je vais vous présenter à elle.

Roma revenait. Elle alla vers son oncle :

— Ma chère nièce, dit Fédor Romalewsky, je suis heureux d’avoir rencontré ici un compagnon d’armes de votre mari. Le capitaine que je vous présente a combattu près de lui.

— Hélas ! oui, madame, fit l’officier entrant dans son rôle, et avec la tristesse bien réelle que ces souvenirs mettaient en lui.

— Vous étiez ici avant la guerre, monsieur ? demanda Roma d’une voix altérée d’émotion.

— Oui, madame…

— Où donc logeait Serge Sarepta ?

— Là-bas, sur la hauteur, vers l’endroit où nous vous avons rencontrée tout à l’heure.

— La maison a été détruite par une avalanche, acheva Fédor.

— En effet, concéda le capitaine.

Roma hésitait. Elle finit par oser :

— Vous souvenez-vous de moi, monsieur ?

— Comme tous ceux qui vous ont vue, madame. Ils ne sauraient vous oublier.

Ce disant, l’officier s’inclinait très bas, mal à l’aise de son vague mensonge, troublé aussi par la vue de cette jeune femme au charme si touchant.

Il l’avait, en effet, rencontrée, croyait-il, mais où ?

Au repas qui suivit cet incident, les officiers de la garnison de Tornwald n’eurent guère d’autre sujet de conversation que cette étrange visite.

— Parbleu ! Elle ressemble d’une manière frappante à notre regrettée impératrice Yvana !

Tous alors en convinrent. N’eût été la couronne de neige qui ombrageait le front de l’étrangère, on s’y fût mépris, absolument.

Ils restaient tous impressionnés, l’esprit retourné vers la scène déchirante des bois kouraniens.

Dans leur chambre, en vis-à-vis, l’oncle et la nièce déjeunaient.

— Je vous remercie de m’avoir présenté cet officier, dit Roma.

— J’ai pensé que vous aimeriez à avoir la confirmation de mon témoignage, répondit Fédor amèrement.

Souvent, à force de se mentir à lui-même, le prince en arrivait à se croire sincère…

— L’officier m’a dit bien peu. Il était ému. Il a sans doute aussi perdu quelqu’un de sa famille à cette horrible guerre.

— Je le crois. En tout cas, maintenant que vous voilà renseignée, vous plaira-t-il de partir ?

— Quand ?

— Demain. Il serait trop tard à présent, et cela ne vous intéresserait pas de traverser la nuit des chemins que vous connaissez.

— Une promenade sous la lune doit être pittoresque.

— Bien glaciale. Voulez-vous employer l’après-midi à une course en traîneau jusqu’à la forêt ? De là on domine le fleuve, et son aspect glacé, sillonné de trains de bois, vous amusera.

— Oui, allons.

Après le déjeuner, le prince fit atteler le double quadrige de chiens au traineau, et, comme la route était plane, les bêtes ne peinaient pas.

Quelques officiers avaient sollicité de Fédor la faveur de les suivre à cheval, parce que, disaient-ils, la forêt n’était pas sûre : il y avait des loups.

L’effet d’une course rapide au grand air pur amère toujours une impression morale apaisante. L’oxygène, en pénétrant les poumons, revivifie le sang mieux et plus vite…

C’est là le charme et l’utilité des sports.

En arrivant à la forêt de trembles et de sapins, Roma, plus rose, souriait.

— Tenez, lui dit Fédor en arrachant un peu d’écorce d’un tronc, voilà un singulier mets, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Eh bien ! j’ai vécu huit jours à ce régime avec mes compagnons d’exploration quand nous cherchions en Sibérie une route vers la Chine.

— Vous mangiez de l’écorce d’arbre, comme les lapins ?

— Absolument. Seulement nous la faisions cuire, bien hachée, bien écumée, assaisonnée de sel et de poivre, et nous parvenions à nous soutenir avec cela, faute de mieux.

Roma mordillait une petite lanière argentée de bouleau :

— Comme c’est mauvais !

— Tenez, reprit Fédor, heureux de l’intéresser, je vais, avec cette écorce repliée et lisse en haut, vous fabriquer une tasse tout à fait étrange et vous offrir du thé dedans.

— Ici, du thé ?

— Parfaitement. J’ai une lampe à alcool, une boite de thé et la neige nous fournira l’eau.

La petite lampe à alcool chantait.

Les chiens s’étaient couchés.

Un des officiers s’avança. Il avait en main une mince fleur d’edelweiss, qu’il offrit à la jeune femme.

Tout en parlant, il agissait. Après avoir dépouillé une branche de son écorce, il étendit à plat celle-ci, puis la plia par le milieu dans le sens large Elle se roula naturellement et une bande d’autre écorce plus flexible la maintint ainsi liée en haut.

— Ah ! merci, dit-elle en souriant. Quelle chose rare et jolie !

— Monsieur, reprit l’officier, s’adressant au prince, vous êtes armé ?

— J’ai un revolver d’ordonnance.

— Voyez ces pas de loups devant nous.

— Oh ! en plein jour, qu’avons-nous à craindre ?

— Il ne faut pas s’y fier. Hier, nous faisions une reconnaissance à Montsala, là-haut, voyez-vous, dans les sapins… Nous avons tué un loup qui nous suivait comme un chien sournois. Songez que, moins d’une heure plus tard, quand nous revenions par le même passage, nous avons aperçu six loups en train de dévorer le corps de leur congénère.

— Je croyais, fit Roma en riant, que les loups ne se mangeaient pas entre eux.

— Toutes les bêtes se mangent entre elles, madame, et même parfois les gens… hélas !

Un vol éperdu de corbeaux passait au-dessus du bois avec un bruit assourdissant de croassements et d’ailes.

— Qu’est-ce qui a bien pu les déranger ? remarqua le capitaine.

Roma buvait son thé dans la tasse d’écorce. Il avait un goût singulier.

Mais cela l’amusait, ainsi que le vol noir des grands oiseaux.

Elle leva les yeux vers eux, et, soudain, elle dit :

— Le feu !

Tous eurent le même geste. Une flamme courait à la cime résineuse des sapins dépourvus de leur manteau blanc par suite du vent.

— En route et vite ! dirent les officiers… Madame, reprenez votre traîneau ; le danger est loin, mais il nous fera la conduite.

Rapidement, Fédor rejeta la couverture sur sa compagne, et le traîneau fila à toute allure. Quand ils furent en plaine, les chiens purent souffler.

Le groupe des voyageurs se retourna. Entre les volutes de fumée jaillissaient des langues de feu que le vent balançait, ainsi que les arbres, qui s’embrasaient ainsi mutuellement.

D’autres corbeaux s’envolaient, découpant leur large silhouette sur le fond rouge du ciel. En bas couraient, affolés, des lièvres blancs.

— Les loups vont venir, repartez promptement monsieur, conseillèrent les officiers. Quant à nous, il va falloir organiser le pare-à-feu.

— Le pare-à-feu, dans ce désert ?… Comment ferez-vous ?

La réponse se perdit au milieu de la fuite éperdue… L’attelage, épouvanté, galopait à perdre haleine, et plus n’était besoin d’exciter les vaillants animaux.

Une partie de la nuit, le spectacle fascinant de l’incendie tint Roma et Fédor à leurs fenêtres de l’hôtel.

Beaucoup de paysans et de soldats étaient partis, armés de branches de pins ; Ils avaient été au-devant du feu pour allumer, en face du sinistre envahissant, un contre-feu qu’ils poussaient jusqu’au moment où, les deux incendies se rencontrant, un bruit extraordinaire, comme un choc, marquait la fin du dégât.

Puis tout rentra dans la nuit, et la neige fondue se transforma en glace. La plaine blanche reprit son impassibilité.

— Qui donc a pu allumer ce feu au milieu de la neige ? demanda Roma le lendemain matin à Fédor, pendant leur déjeuner commun.

— Une singulière chose. De l’autre côté de ces forêts, il y a des villages où est en faveur le chamanisme.

— Qu’est-ce que c’est que le chamanisme ?

— Une superstition entretenue par les chamans, sorte de sorciers venus du Nord qui apprennent au peuple les coutumes les plus bizarres… Entre autres, lorsqu’un être vient de mourir, on lance en l’air un pigeon, une tourterelle, un oiseau quelconque, auquel on a attaché un paquet d’étoupe enflammée. Cela symbolise l’âme montant au ciel.

— Quelle étrange coutume !

— On a dû accomplir là-bas une cérémonie de ce genre. Poussé par le vent, l’oiseau s’est abattu sur un sapin.

— Quelle cruauté ! Ces peuplades sont donc sauvages ?

— Elles le sont en effet ; mais cet usage ne leur est pas unique, et, sans être sauvages, on peut imaginer d’aussi imprudentes pratiques. En France, au treizième siècle, on lançait dans les églises, le jour de la Pentecôte, des colombes et des étoupes enflammées pour figurer les langues de feu du Saint-Esprit. Cela se faisait dans la cathédrale de Paris.

— Superstitieuse époque !

— Le moyen âge est plein d’histoires de ce genre. Puisque vous aimez à lire les choses vécues, je vous monterai une bibliothèque intéressante et sérieuse.

Après le repas, les voyageurs se préparèrent au départ, malgré un temps devenu gris, menaçant de nouvelles rafales ouatées.