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Le Prince Fédor/II/13

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 38-39).

XIII

LE CHASSE-NEIGE

Le nuage de neige avait crevé soudain sur la petite troupe. C’était une envolée furieuse de flocons. Ils cinglaient le traîneau, qui s’enfonçait dans cette couche molle. Les chiens, à bout de souffle, n’obéissaient ni aux exhortations douces, ni aux coups de fouet.

La couleur du temps était crépusculaire. Le cocher dut s’arrêter.

— Il est impossible d’avancer, monsieur. Plus moyen !

De puis un moment déjà, Fédor voyait avec inquiétude arriver l’heure critique et se demandait, anxieux, ce qu’il ferait pour sa compagne.

Elle ne se plaignait pas, restait silencieuse.

— Que pensez-vous, Roma ? interrogea-t-il.

— Que j’aurais mieux fait de ne pas vous amener ici, mon oncle.

— Il ne s’agit pas de moi, mon enfant… Seulement, je m’effraie de cette température pendant la nuit que nous allons sans doute passer ici.

— N’ayez aucun souci de moi.

— Monsieur, reprit le conducteur, je connais une espèce d’hospice, ainsi qu’on en rencontre dans nos montagnes de place en place. Si vous pouviez marcher jusque-là…

— Loin ?

— Pas trop.

— Essayons. Je soutiendrai madame. Montrez-nous le chemin.

L’homme détela ses bêtes qui suivirent, la tête basse. Il leva debout son traîneau, l’appuya à un arbre et partit.

Roma était vaillante. Ainsi qu’elle l’avait dit, rien ne l’épouvantait ; elle supportait sans un mot de plainte cette marche écrasante dans la neige où ses pieds se perdaient.

Par moment, le conducteur se retournait pour la regarder avec attendrissement et il lui venait aux lèvres des mots familiers, murmurés à voix basse :

— Courage mon agneau, courage ma souris…

Roma, sans comprendre les paroles, saisissait l’intention. La sueur coulait de son front, tandis que ses jambes se glaçaient.

Après une heure environ de cet effort, on avait fait un kilomètre à peine ; mais on touchait au but.

C’était un bien précaire asile. Une sorte d’isba en trocs d’arbres, fermée d’une porte mal jointe ; mais, sauf à l’entrée, la neige n’avait pas pénétré.

Le guide vivement, jeta dans la cheminée un tas de bûches, y mit le feu, et une claire montée de flammes illumina l’intérieur dénué de tout : ni chaise, ni banc, ni meuble. La terre nue en bas, le toit couvert de neige en haut.

N’importe, il leur semblait délicieux de ne plus sentir le vent fouetter leur visage, de ne plus enfoncer dans la couche enlisante et froide.

Fédor avait roulé des bûches près du feu. Il étendit dessus une de ses couvertures et y poussa sa compagne transie, brisée de fatigue.

Il lui retirait ses bottines, enveloppait ses pieds d’une fourrure, et mettait sous sa tête une autre bûche, recouverte d’un peu de mousse trouvée sur le bois vermoulu de l’intérieur, afin d’en atténuer la dureté.

La bonne chaleur faisait son effet, à présent. Un sourire vint aux lèvres pâlies de la jeune femme.

— Merci ! dit-elle, une main posée sur le bras de son compagnon ; songez à vous, maintenant.

Le cocher avait trouvé un peu de paille et s’était couché au fond du refuge. Les huit chiens alignés, assis sur leur queue, regardaient le feu.

C’était un spectacle curieux. Roma ne put s’empêcher de le remarquer.

— Voyez ces têtes, Fédor. Ils se ressemblent tous, mais aucun d’eux n’a la même expression. Aucun ne doit penser la même chose.

— Tous n’ont qu’une idée, soyez-en sûre : ils rêvent d’une bonne soupe.

— Ce sont de braves bêtes… Dans la bibliothèque d’Etchingen, il y avait un livre de Maxwell où étaient écrites d’étranges choses. Il parlait entre autres de la couronne aimantée qui permet de faire passer sa pensée dans le cervelle d’un autre, même d’un animal. Un sujet extériorisé peut charger de sa sensibilité une bête et penser ce qu’elle pense.

Fédor haussa les épaules :

— Ne croyez pas ces sottises, ma chère nièce. Ce serait digne des chamans. Entendez-vous le vent hurler ? IL pousse si fort la neige que nous allons être bloqués.

— Nous nous débloquerons ; je ne me plains pas du pittoresque de notre situation. C’est une sensation neuve.

— Vous avez une nature essentiellement aventureuse et brave, très peu femme.

— Hélas !

— Le plus triste de cette situation qui vous ravit, c’est de songer que nous allons rester là peut-être douze heures sans pouvoir bouger ni diner.

— Nous ferons du thé.

— Nous ferons rôtir un chien, dit Fédor en riant : je n’ai pas même de sandwich, sauf quelques petits gâteaux secs.

— Donnez-les moi, nous allons les partager fraternellement. En voici quinze, nous sommes onze. Chacun presque un et demi.

— Regardez maintenant l’expression de nos chiens, comme ils dressent leurs oreilles ; ils rampent vers vous ; ils ont compris.

— C’est logique. Ils ont eu presque toute la fatigue. Voulez-vous que nous nous contentions du thé et que je leur offre tous les gâteaux ?

— oh ! comme vous voudrez.

Alors, ce fut une hâte. La petite meute accourut. Huit museaux s’appuyèrent sur les genoux de la dispensatrice. Chacun eut sa part.

Roma souriait, heureuse.

— Pauvre mignonne ! pensa Fédor, quelle délicieuse nature et quelle grâce ! Elle apprivoiserait des loups…

Pendant ce temps, il préparait le thé, il la servit, n’oublia pas le conducteur, qui regardait de loin, amusé, lui aussi… admiratif.

Tous les chiens s’étaient couchés aux pieds de la jeune femme ; ils l’entouraient comme d’une enceinte protectrice, léchant parfois sa main.

Ils la gardaient, les braves amis à quatre pattes.

Bientôt, malgré la dureté de son lit de camp, les yeux de Roma se fermèrent de fatigue.

La seule clarté du feu emplissait la pièce, le guide l’entretenait avec soin, car le combustible ne manquait pas.

C’étaient des branches crépitantes de sapin et des troncs de mélèzes ; tout cela sentait la résine, flambait comme des torches.

Fédor regardait l’ombre venir à mesure que les bûches se consumaient en braises.

Le visage de Roma, nuancé de la rouge lueur. avait une délicieuse expression de calme souriant. Elle s’était endormie sous une bonne impression, et maintenant ses lèvres s’entrouvraient, accentuant une sorte de gaieté des traits.

Évidemment, elle faisait un rêve heureux. Soudain, le prince, attentif, tressaillit.

Quelques paroles venaient aux lèvres de la jeune femme, d’abord, tous bas, puis distinctement :

— Alexis !… Rorick…

Il n’y avait pas à douter, car les mêmes noms revinrent, prononcés avec une indescriptible tendresse… Puis ce fut fini, le silence désormais envahit la pièce rustique.

Sauf Fédor, tous dormaient.

D’abord surpris, effrayé, affligé, le prince s’était calmé subitement.

Un rêve !… un appel de ceux qu’elle aimait, qui l’aimaient… Ce n’était qu’un phénomène psychologique. La personnalité seconde agissait. Le « moi » psychique n’était pas atrophié. Il se réveillait dans le sommeil.

En songe, Roma se souvenait, parce qu’un dégagement d’âme s’extériorisait. Ce n’était plus le cerveau physique qui était en jeu, c’était la force animique, l’âme immatérielle, incapable d’oubli.

Souvent Fédor, au cours de ses expériences biologiques, avait observé, avec beaucoup de savants occultistes la double personnalité de chaque individu.

« L’âme, dit Maxwell, n’est pas seulement dans son propre corps visible, mais elle est aussi en dehors du corps et n’est pas circonscrite dans le corps organique. »

Combien de fois n’a-t-on pas observé des phénomènes de dédoublement ?

« Ah ! pensait Fédor, qu’elle soit au moins heureuse quand elle dort ! Je souffre trop de la faire souffrir !… »

Et lui aussi, qui possédait une personnalité seconde, un autre « moi », entendit en sa conscience ces choses :

« Tu as en toi plus de haine que d’amour. Tu imposes à un mari aimant, à un enfant innocent, une douleur immense que d’un mot tu pourrais calmer. Tu l’imposes par vengeance… »

L’autre double répondait :

— Je venge tout un peuple. Cette femme n’éprouve en somme que du vague à l’âme, tandis que l’empereur, le bourreau, que je pourrais, en effet, consoler d’un simple geste, est martyrisé par son amour détruit. Est-ce comparable aux deuils, aux ruines, aux lâchetés sans nom qu’il a provoqués ? Non, j’agis en justicier et je poursuivrai une tâche que j’ai juré d’accomplir…

La nuit s’écoula, lente. Un jour blafard suivit. La neige avait cessé de tomber ; le cocher et Fédor parvinrent à dégager l’entrée de l’isba, après un travail malaisé avec des pelles de bois trouvées au refuge.

Roma, éveillée, la tête de ses chiens sur ses genoux, songeait en regardant l’écroulement des braises.

En ouvrant les yeux, il lui avait semblé voir s’enfuir une vision.

Elle les avait refermés vite, pour la saisir encore, mais en vain…

L’éveil avait chassé le bonheur. L’âme était renclose en sa prison de chair.

On partit.

Ils eurent une peine extrême à remonter la colline, qu’ils avaient, en venant, si lestement dévalée.

Les chiens, affamés, manquaient de force. Les deux hommes durent marcher auprès du traîneau pour le délester.

Au sommet de la colline, Roma sauta à terre, légèrement.

— Nous allons glisser jusqu’au port.

— C’est dangereux, objecta le prince. Il n’y a pas une vallée au bas de ce versant pour achever notre élan, mais la mer.

— Plaçons-nous en face de la grève et non en face du quai : le sable nous arrêtera.

Le guide hésitait, comprenant aux gestes, le débat. La résolution prise, il coupa deux fort bâtons aux branches basses des sapins, les tailla en pointe d’un bout et en tendit un à Fédor.

— Voilà, monsieur, nous les enfoncerons dans le sable pour servir de frein.

— Donnez-m’en un aussi, demanda Roma.

Alors le guide, en souriant, coupa encore une branche, l’affûta soigneusement et l’offrit à la vaillante jeune femme avec un regard très doux.

On détela les chiens. Les trois voyageurs se posèrent d’aplomb, Roma entre les deux hommes.

— Lâchez, cria le guide.

Et ce fut vertigineux. Un vol !

Au bas de la montagne, les trois bâtons se brisèrent net : mais le sable, ainsi que l’avait prévu Roma, fut le meilleur frein, et le traineau vint s’arrêter au ras de la vague.

Les voyageurs avaient grand besoin de réconfort. Le petit port en offrait peu : heureusement, le navire était là, pourvu de tout.

Ils embarquèrent aussitôt, suivis du guide que Fédor voulait récompenser largement.

Les chiens avaient regagné leur chenil en grande hâte, sauf un qui s’attachait aux pas de Roma. Aussi le guide la pria-t-il de le garder en souvenir de ce voyage aventureux.

Dès lors Fram eut droit d’asile à bord.

Quelques heures plus tard, le Stentor levait l’ancre, chassé vers le Sud par une brise cinglante.

Assise dans sa cabine, l’œil sur le hublot fermé où moussait la pointe des vagues, son chien à ses pieds, Roma rêvait…