Aller au contenu

Le Prince Fédor/IV/4

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 84-85).

IV

L’ÉTRANGER

Comme elles allaient s’asseoir à table, un bruit de pas de chevaux et des voix s’entendirent au dehors :

— Qu’est-ce encore ? fit Magda.

— Oh ! peu de chose, sans doute, répondit Roma. Les événements sont rares ici. Allez vous informer, ordonna-t-elle au maître d’hôtel.

Mais à travers les vitres des grandes baies ouvertes sur le dehors et que protégeaient seulement des velums, les deux femmes aperçurent un petit groupe d’hommes à cheval. À la lueur des torches, elles reconnurent un blanc.

— Un blanc ! s’écria Roma, un blanc et qui n’est pas un Romalewsky !

Vite elle ouvrit la porte-fenêtre et s’avança sous la véranda, devant laquelle le visiteur mettait pied à terre.

À la vue de la jolie apparition, l’étranger salua avec une parfaite aisance :

— Pardonnez-moi de vous déranger, madame, dit-il, en un français très pur ; mais absolument égaré dans les forêts qui vous environnent, j’ai vu comme une oasis les palissades de votre plantation.

— Oh ! soyez le bienvenu, fit Roma, dont l’esprit entrevoyait déjà un moyen de salut dans le hasard de cette arrivée, un moyen de savoir des choses extérieures, de communiquer avec l’Europe…

— Merci, vous me sauvez… J’errais perdu… Votre concierge…

— Voici un mot qui vient de l’autre côté de la mer.

— Avec moi… Donc, l’habitant préposé à la garde d’une de vos portes a téléphoné, à mon extrême surprise, avec le propriétaire de la plantation — votre mari, sans doute ?

— Sûrement non !

Le ton de cette dénégation fit passer une expression d’étonnement sur les traits du pionner…

Il reprit :

— La réponse téléphonique a été : « Je serai heureux de recevoir un Européen. Qu’il veuille bien suivre tout droit la route jusqu’à ce qu’il rencontre une villa éclairée où je l’attends. »

— Je comprends, vous avez un peu obliqué à gauche, vous avez vu des lumières et vous êtes tombé chez moi. Soyez donc le bienvenu et venez partager notre dîner.

L’étranger s’inclina de nouveau :

— Je vais donc me présenter, madame. Réellement, je n’avais pas pensé qu’une carte de visite, pût m’être utile en ce désert, aussi n’en ai-je sur moi aucune : Je suis docteur et professeur à la faculté d’Arétow, en Alaxa…

— C’est le ciel qui vous envoie !

— Auriez-vous besoin d’un médecin ?

— J’ai besoin surtout d’un compatriote. Achevez votre présentation, je vous prise.

— Stéphan Worsky, devenu explorateur afin d’étudier la psychologie des diverses races, la genèse de l’humanité à travers son échelle de progression.

— Entrez, vous devez avoir faim, à cette heure tardive.

— Ça, oui. Il m’est impossible de me souvenir quand j’ai bien pu déjeuner. Ce ne doit pas être aujourd’hui. Il m’est arrivé une telle aventure…

— Vous la direz à table.

— Mais le planteur qui m’attend…

— Quel planteur ?

— Le propriétaire de cette terre, dont j’ai oublié le nom, quoi qu’il me l’ait téléphoné.

— Le prince Michel Romalewsky ? Il ne vous attendra plus, on va lui téléphoner que vous restez ici.

— Avouez que je puis être stupéfait, madame. Je vis en ce pays un conte des Mille et une Nuits.

Le maître d’hôtel débarrassait le nouveau venu de son chapeau, de son manteau, de ses gants ; et des valets prenaient les chevaux pendant que les nègres de l’escorte se hâtaient vers l’office.

L’étranger s’assit sous les hauts candélabres, devant la table servie avec tout le luxe habituel aux Romalewsky : cristaux, argenterie, fleurs et fruits de toute beauté.

— Pardonnez-moi, madame, dit le docteur Worsky, voyant maintenant qu’il était hors de l’obscurité atténuée de la véranda, la radieuse hôtesse que le ciel lui donnait ce soir, je suis dans un costume bien peu en rapport…

— Que nous importe ?… Parlez-nous de votre pays…

— Vous en êtes, madame ?

— Je suis d’Arétow, dit Roma sans hésitation. Ou du moins je le crois, car mon cœur tout entier y reste. Je suis en exil ici, temporairement.

De plus en plus étonné l’explorateur était absolument conquis par le charme prenant de l’adorable créature qu’il trouvait aussi sur sa voie hérissée de difficultés.

Il n’était pas éloigné de se croire le jouet à une fantasmagorie, ou d’une hallucination, la victime des pièges des houris, ces fées des déserts…

Quoi qu’il en fût, il se livrait avec un plaisir des plus naturels, après son long jeûne, à la satisfaction de déguster des mets et vins exquis que ses compagnes touchaient à peine.

— Songez, madame, dit-il enfin, j’ai été dévalisé complètement par ces voleurs de sauvages. À la côte, j’avais choisi un guide qui m’a odieusement trompé. Il m’a pris ma montre et jusque mes lunettes pendant mon sommeil. Mes hommes ont pu le rattraper ce matin et lui ont fait passer, je crois, un mauvais quart d’heure. Ils l’ont rossé et lié à un arbre, où les bêtes féroces le dévoreront, si ce n’est déjà fait.

Roma ne dit rien ; elle comprenait quel sauvetage elle avait accompli tout à l’heure. Mais aucun regret n’en germa dans son cœur : sauver une existence ne peut jamais être une faute.

— Voici l’automobile du prince, remarqua Mme de Riffemont, qui, placée en face de la fenêtre, apercevait au loin le phare éclatant du véhicule. Il vient sans doute chercher notre hôte..

— Qui achèvera d’abord de souper tranquillement, fit Roma. Dites qu’on attende, Pedro.

Le domestique sortit, pendant que le visiteur, dont la faim se calmait, exprimait une autre stupéfaction, en apprenant en pareil lieu l’existence d’une automobile :

— Ma parole, remarqua-t-il, on se croirait dans une capitale !

— Le prince Michel sollicite l’honneur d’être reçu, dit le domestique qui rentrait.

— Je ne reçois personne ce soir, dit Roma avec calme.

— Singulier milieu ! songea à part lui le docteur, tout en dégustant un sorbet. De la féerie, je passe au mystère… Quel beau voyage !

— Madame, continuait-il tout haut, vous avez réconforté le voyageur perdu, je vous remercie et vous bénis, mais je ne serai pas plus longtemps indiscret ; puisque le maître de céans veut bien venir me prendre, je partirai en vous exprimant ma vive gratitude.

— Allez. Seulement, puisque vous croyez me devoir quelque chose, jurez-moi de ne pas quitter la plantation sans me revoir, sans venir prendre mes commissions pour l’Europe. Et… surtout, ajouta-t-elle plus bas, venez seul… et ne dites à personne ce que j’attends de vous.

— Je suis votre obligé, madame, et rien ne saurait m’empêcher de revenir vous saluer avant mon départ.

Il s’était levé, s’inclinant profondément ; et il quitta la salle à manger, laissant, Roma rêveuse et sa compagne inquiète.