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Le Prince Fédor/IV/5

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 85).

V

RÉVEIL D’ÂME

Deux heures plus tard, la dame de compagnie, entendant du bruit du côté de l’appartement de sa maîtresse, se leva et écouta.

Tout de suite, elle perçut des soupirs et des sanglots. Alors, sans hésitation, en amie fidèle, elle osa entrer :

Roma, étendue sur son lit, gémissait.

— Quoi, ma chère petite amie, encore des larmes et des folies !

— Magda, n’entrez pas ainsi chez moi quand je veux être seule…

— Pardonnez à ma tendresse presque maternelle. Je souffre en vous voyant souffrir… et c’est une douleur si vaine… si inutile !

— Comme toutes les peines. Jamais les larmes n’ont triomphé des faits… Mais où est le cœur assez fort pour réagir sans trêve, se fermer à tout ce qui n’est pas possible ?

Magda voulut tourner le bouton électrique. La jeune femme l’arrêta du geste.

— Non. Pas de lumière. Le rayon de lune qui passe au travers des vitres est plus doux. Tout à l’heure, je voyais dans les clartés argentées un nimbe au milieu duquel je distinguais une forme.

— Vous rêviez ! Effet de votre imagination, sans doute.

— Sans l’imagination, Magda, je serais morte aujourd’hui, car j’ai vécu d’un songe. Mais je crois l’heure venue où il ne peut plus me suffire. Quand vous croyez que je perds la raison, je suis au contraire en train de la recouvrer. Chaque jour, le voile qui me cachait le passé s’amincit.

— Pauvre chère enfant !

— Me trahiriez-vous, Magda, si…

— Moi, vous trahir !

— Si je vous révélais mes projets ? N’iriez-vous pas trouver mon geôlier pour lui dire : « Votre prisonnière est folle, il faut rétrécir encore le cercle où vous la tenez ! »

— Je ne dirai jamais rien en dehors de votre volonté.

— Vous le jurez ?

— Si cependant c’était une imprudence dangereuse ?

— Vous parleriez… Alors, Magda, bonsoir, allez dormir et désormais souvenez-vous que ni vous ni personne ne doit entrer chez moi sans y être appelé.

— Vous m’en voulez ? insista Mme de Riffemont avec une peine sincère.

— Oh ! non… Vous croyez bien agir. Rentrez chez vous.

Le ton de la jeune femme était impératif et sans réplique. Magda dut obéir, angoissée, incertaine.

Depuis quelques mois, Roma changeait d’une surprenante manière.

Loin de l’hypnotique influence de Fédor, en ce climat exotique, en cette solitude grandiose, immense, où l’âme de l’univers planait, la victime des Romalewsky s’évadait peu à peu de l’ancienne suggestion.

Sans saisir complètement ce qui s’était passé, elle en était venue à l’absolue certitude que rien de ce qu’on lui avait conté n’était réel, et la légende de Sarepta lui paraissait un mythe.

Roma caressait un projet audacieux fuir… quitter à jamais cette ambiance néfaste, vivre libre, sans surveillance, sans protection, aller où elle voulait aller, trouver peut-être la mort… peut-être l’espérance, peut-être l’impossible chimère qui absorbait depuis tant d’années sa pensée !

À l’instant encore, elle avait éprouvé un choc étrange.

Sa volonté s’était élancée, si vibrante à travers les espaces, qu’elle avait su évoquer l’apparition d’amour…

En ce rayon lumineux, elle avait vu distinctement Alexis et Rorick !

Ils étaient apparus dans un éclair radieux.

À présent, plus calme, elle allait reposer… Le songe des heures d’inertie lui semblait toujours le meilleur de ses journées si longues…