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Le Prince Fédor/IV/6

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 85-87).

VI

LES NUAGES SE LÈVENT

De bonne heure, le lendemain, Roma s’était étendue dans son hamac, pour lire les journaux d’Europe, — en réalité pour interroger le parc et essayer d’apercevoir l’étranger arrivé de la veille.

Son esprit, distrait, ne pouvait se fixer sur les publications étalées près d’elle.

Enfin, elle aperçut, de loin, le docteur Stéphan Worsky.

Il errait, émerveillé, parmi les massifs, les bosquets d’arbres et de plantes exotiques aux cimes gigantesques, aux branches folles, touffues, plantureuses, aux fleurs éclatantes et splendides, se grisant des parfums capiteux, étranges qui flottaient au-dessus de cette végétation ardente, comme si l’âme des déserts était venue s’épanouir là, en une sève vigoureuse et magnifique.

Michel Romalewsky avait su garder à cette nature son caractère équatorial et sauvage, admirable de force superbe et de majesté, et il y avait allié la grâce des allées serpentant en courbes jolies autour des corbeilles de cactus.

Le charme des parterres européens, joint à la grandeur des contrées africaines, produisait une impression saisissante. Stéphan Worsky admirait, stupéfait de la somme d’intelligence, de science, de volonté et d’efforts qu’il avait fallu au planteur pour organiser pareille installation.

Roma aperçut le docteur, et de la main lui fit un signe pour l’appeler auprès d’elle.

— Venez ici, monsieur, lui dit-elle lors qu’il s’approcha. Le soleil est chaud dès ce matin ; à midi, l’averse quotidienne commencera pour durer jusqu’à six heures du soir. Profitez de la matinée.

— Je suis heureux de vous obéir, madame, fit l’étranger en s’inclinant comme au seuil d’un salon. Votre offre est une tentation trop douce pour que j’hésite. Le voyageur perdu que j’étais hier a trouvé une invraisemblable oasis… et je reste émerveillé.

— Asseyez-vous dans ce rocking, monsieur, et veuillez m’accorder un peu d’attention. Je vais vous conter une chose singulière. Que vous me trahissiez — ne vous froissez pas — ou que vous me serviez, j’aurai couru deux risques. Je n’ai pas le choix des confidents ici. Dans le premier cas, ma misère actuelle ne saurait s’accroître ; dans le second, je tente la folie du bonheur…

— Quoi qu’il puisse arriver, madame, je ne vous trahirai jamais !

— Bien. Quand partez-vous ?

— Dans quelques jours. Le prince Romalewsky m’offre une si charmante hospitalité que j’ai accepté avec enthousiasme. Ce pays me séduit absolument. Si seulement cet hivernage pouvait s’achever !

— Ce ne sera plus très long. Les grandes pluies durent jusqu’à la fin d’avril, nous y touchons. Pendant les mois de mai, juin, juillet, la saison sèche facilite les voyages, la chaleur ne dépasse guère vingt degrés. Il vous faudra au moins deux mois pour atteindre la côte. Votre projet est-il de rentrer en Europe directement ?

— Oui, madame.

— Eh bien, écoutez-moi. Vous allez me trouver étrange, peut-être, étrange plus encore ma vie ici, en dehors de toute raison habituelle. Je vis hors du cercle social, en marge de la vie ordinaire.

— Je le comprends, madame, je marche ici de surprise en surprise.

— Eh bien, je veux quitter cette enceinte où l’on me retient malgré moi, en vertu de je ne sais quelle protection familiale que l’on m’impose. Pouvez-vous m’aider à fuir et à revenir avec vous en Europe ?

— De tout mon pouvoir, madame… pourvu que je n’aie pas a manquer au devoir que l’hospitalité m’impose envers le prince.

— Ce devoir-là doit être primé par un devoir d’humanité, monsieur. Je végète ici dans une prison où je meurs lentement. Ne regardez pas ainsi autour de vous, docteur ; vous trouvez splendide mon cachot et fleurie ma geôle, n’est-ce pas ? Aussi je parle d’une prison morale, de l’in-pace d’âme où m’ont enfouie mes bourreaux… Mais je me sens aujourd’hui de force à m’échapper, à réagir, enfin. Mon esprit s’éveille de la torpeur envoûtante dans laquelle on l’avait plongé… Une lueur incertaine encore me guide, mais elle prend chaque jour un peu plus de conscience et d’éclat.

Le docteur regardait fixement son interlocutrice.

Avec ses yeux de praticien, il devinait un passé de souffrance, une ancienne et grave atteinte, s’abolissant maintenant peu à peu.

Les regards calmes et profonds fixés sur lui révélaient une intelligence élevée ; la voix musicale, le geste sobre, l’attitude simple montraient la pondération et la résolution.

Celle qui parlait avait mûri un plan ; son raisonnement avait une suite. Il l’écoutait avec toute la sympathie charmée d’un homme en face d’une femme d’une admirable beauté et d’un esprit sérieux.

Il reprit :

— Veuillez m’expliquer nettement ce que vous attendez de moi, madame. Je suis, je vous assure, tout acquis à votre cause.

— Voici… Je veux rentrer en Europe. Ceux que j’aime y sont et me croient morte. De tout l’élan de mon âme je vole vers eux… Si vous avez été conduit ici, ce n’est pas hasard, c’est providence ! Il a dû éclore dans mon désir si vif un courant qui a aimanté vos pas.

— Si vous dites vrai, madame, je bénirai ce rôle. Seulement, à part mes deux nègres comme escorte, je manque de tout le confortable que peut exiger le voyage d’une femme, surtout un voyage aussi long et hérissé de difficultés et de dangers.

— Oh ! voilà qui ne compte pas, le confortable, pas plus que ne m’effraient les dangers ! J’ai des chevaux ici, des chevaux qui m’appartiennent, j’ai de l’or aussi, des bijoux, des serviteurs dévoués. Mais de tout cela, je ne prendrai que deux choses : un cheval et l’argent nécessaire pour gagner l’Europe. D’ailleurs, il s’agit d’établir ensemble une combinaison ; l’important est acquis, puisque vous consentez…

— J’ai pourtant peur pour vous de ce terrible voyage…

— Nous vaincrons toutes difficultés, je vous dis. J’ai vu tant de choses invraisemblables réussir ! Je crois aux miracles, monsieur, à la force contenue dans le vouloir, à la foi dans le succès… Croyez-moi, si vous me secondez, nous triompherons, et vous trouverez à l’arrivée au but plus de bonheur et de récompense que vous ne sauriez l’imaginer.

— La seule chose qui me tente, madame, est de vous être agréable.

— Merci, docteur… Je demanderai votre protection pour une autre personne, une créature malheureuse, victime, elle aussi, des machinations odieuses des Romalewsky, c’est Hanna, la fiancée de Yousouf, le capitaine du Stentor.

— La jeune femme qui habite la villa Sirius ?… Je l’ai rencontrée tout à l’heure, lors de ma promenade à travers la plantation.

— Elle est comme moi, prisonnière ici, loin des siens, dont on a aussi étouffé chez elle le souvenir précis, Hanna épouse Yousouf, mais elle exige que celui-ci la reconduise on Europe. Yousouf n’ose désobéir à la volonté absolue des princeqs qui lui ont jadis sauvé la vie, paraît-il… Ils souffrent tous deux. Et Hanna sera heureuse de fuir avec moi… Yousouf aussi, peut-être… à moins que Michel ne l’envoie, d’ici-là, en Europe.

— Nous formerions alors toute une petite caravane…

— Une caravane mystérieuse en marche vers l’Océan… vers la patrie… vers la vérité… vers le bonheur !

— Je me ferai avec joie votre champion et votre défenseur, madame…

— Merci encore. Je vais songer, maintenant, à combiner un plan pour sortir de cette enceinte si étroitement surveillée… Je préviendrai Hanna. Revenez me voir dans quelques jours. Nous aurons des dispositions à prendre.

— Je vais moi-même me recueillir, penser… Adieu, madame.

— Allez, monsieur. J’ai confiance en vous. Vous ouvrez devant moi un coin du ciel…

D’un geste royal, elle lui tendit sa main. Il y appuya ses lèvres.

Toute joyeuse, Roma rentra. La fidèle Mme de Riffemont l’attendait.

— Comme vous paraissez radieuse ! fit la dame de compagnie en voyant le sourire inaccoutumé de la jeune femme.

— Chut ! Magda ! La physionomie ne doit pas parler, quand la pensée ordonne de se taire. J’ai pris de graves résolutions… Vous allez me quitter, Magda…

— Oh ! fit Magda, toute triste, que vous ai-je fait ?

— Vous m’avez donné votre tendresse et votre dévouement, et pour m’avoir été si fidèle et si bonne, je vous garde toute mon affection.

— Alors, expliquez-moi…

— J’ai décidé ainsi.

Rarement, Roma prenait ce ton autoritaire. Elle sourit pour l’atténuer.

— Écoutez-moi, Magda. Vous allez prendre le paquebot qui va repartir pour l’Europe… Vous débarquerez partout ailleurs qu’aux Îles Siamos. Choisissez une escale quelconque, et de là gagnez Arétow par n’importe quelle voie. Vous irez dès votre arrivée à l’hôtel Iraschko et vous adresserez au père de ce pauvre Georges. J’ai malgré tout peine à croire à la mort de cet ami dévoué, car je rêve de lui avec trop d’intensité… Le général vous fera rester chez lui jusqu’à ce que vous ayez des nouvelles.

— Seigneur Jésus ! s’exclama la dame de compagnie épouvantée, que dira le prince Fédor ?

— Oh ! ce qui lui plaira. Je ne m’en occupe guère… Vous avez à présent une petite fortune, Magda ; vous prendrez en outre le plus de bijoux possible. L’avenir sera de la sorte assuré au cas où vous ne me reverriez pas.

— Ciel ! Que préparez-vous ?

— La fin de mes peines seulement, Magda ; et si vous m’aimez, cela doit vous réjouir.

— Jamais le prince Michel ne me laissera embarquer.

— Si ; vous direz que le climat vous tue, que vous ne supportez plus l’exil, que sais-je ? Jouez a comédie de l’ingratitude, je vous le permets… Et nul ne pourra vous retenir de force ici.

Mme de Riffemont, qui contenait à grand peine ses sanglots, éclata :

— Mon Dieu, vous me chassez !

— Je vous envoie m’attendre. Soyez calme, Magda, et si vous avez pour moi la moindre amitié, soyez silencieuse, obstinez-vous à vouloir retourner en France.

— Pourquoi séparer mon sort du vôtre ? Avec vous tout me serait facile.

— Il le faut, Magda… Ce que je projette ne demande pas le nombre… et je me ferais un scrupule de vous exposer, à votre âge, à mes périls. Je dois agir de ruse, et clandestinement, car si un mot de mon dessein transparaissait, on me rejetterait dans l’envoûtement, sans que je puisse même m’en douter ou prévenir. Vous savez bien, n’est-ce pas, que je suis prisonnière, et que la surveillance de mes geôliers est plus assujettissante que si ils m’entouraient de barreaux, car c’est mon âme qu’ils ont emmurée. Vous n’êtes pas dupe, n’est-ce pas, Magda, de la comédie qui se joue autour de moi ?

— Vous aviez pourtant une existence facile… Nous étions heureuses…

— À condition de ne pas penser, de vivre sans songer à autre chose que dormir et manger… Qu’est-ce qu’une existence semblable pour des êtres de cœur et de raison ? À quoi sommes-nous utiles ? Qui nous aime ? Quel est notre but dans l’existence ?

— Je n’insiste plus, chère et cruelle petite amie. Je vous aime les yeux fermés.

— Alors, obéissez aveuglément. Allez aujourd’hui même trouver Michel. Annoncez votre projet de départ. Dites que vous voulez rentrer dans votre France. Ne parlez pas d’Arétow, surtout, ni de moi. Expliquez que je n’ai besoin de personne, que d’ailleurs, Hanna peut vous remplacer près de moi… Jurez-moi, Magda, de ne pas me trahir.

— Dites-moi au moins ce que vous voulez tenter.

— Non. Je n’ai pas à expliquer mes ordres.

— Mais qu’avez-vous ? s’écria Magda éperdue, vous changez de jour en jour !…

— Je renais, voilà tout… Allez, Magda… Je veux être seule…

D’un geste, Roma éloigna sa compagne désolée.

L’âme endormie s’éveillait…

À présent la jeune femme était sûre d’avoir été autre chose que Roma Sarepta. Machinalement, elle s’abandonnait à l’entraînement mécanique en quelque sorte d’anciennes habitudes ; elle procédait par les réflexes, sans analyse ; elle perdait la calme soumission de jadis ; son attitude s’affirmait plus hautaine.

En elle s’était ancré un invincible vouloir ; avec le retour des forces physiques s’était affirmée la résolution.

Le prince Fédor n’était plus là pour suggestionner cette âme… Peu à peu elle s’évadait de l’emprise néfaste, elle repoussait le cauchemar… elle redevenait elle-même…

L’évolution cérébrale s’accomplissait. À chaque minute, un peu plus de lucidité perçait la nuit.

Roma avait pris le parti d’agir… Elle en aurait la force et le courage. Elle partirait… elle retournerait à Arétow, où son cœur tout entier se portait, comme attiré par d’invincibles chaînes.

La pensée de Roma s’arrêtait bien encore au seuil de sa patrie, mais une fois-là, elle en était sûre, d’un grand élan elle franchirait le dernier voile… le dernier obstacle… Et derrière ce voile, elle le sentait, ce serait l’amour, le grand amour retrouvé, le bonheur revenu…

Et à cette pensée, un flot d’espoir envahissait le cœur de la jeune femme… Une ivresse bien douce la faisait vibrer tout entière…

Partir ! À cela tendaient maintenant toutes ses facultés, tous ses désirs, tous ses rêves…

Roma s’en alla aux écuries, choisit un cheval vite, trapu, solide, d’encolure longue, une petite bête à crinière frisée, à l’œil doux. Elle le flatta de la main, lui parla, l’attire hors du box et au lieu de le faire seller pour une promenade s’en fit suivre à travers le parc comme d’un chien fidèle. Elle lui offrit des friandises, l’appela :

— Viens, mon Beppo. Tu sauras m’accompagner, dis, et ne pas te perdre si on te laisse en liberté pour chercher ta provende ? Tu retrouveras ta maîtresse. Tu seras l’ami de Fram…

La promenade fut longue. À l’heure du repas, Roma défendit de rentrer le poney. Elle voulut qu’il fût indépendant dans le parc, et vint à sa voix. Qu’il écrasât de ses sabots les plantes des massifs, peu lui importait, Beppo galopait vers elle au moindre appel.

Le prince Michel, en passant, remarqua bien cette fantaisie, mais n’y attacha aucune importance. Roma trouvait plaisir à se faire suivre d’un cheval en liberté, Roma s’amusait, c’était bien.

Puis la jeune femme eut une autre idée. Chaque jour, avec une petite carabine à tir rapide, elle alla s’exercer devant une cible, puis elle accomplit de longues marches, de plus en plus lointaines et fatigantes elle se fit apporter des noix de kola ; elle entreprit une cure de santé, de force, d’adresse.

Elle s’entraînait avec une volonté, une méthode et une persistance sans égales.

Magda la regardait faire avec un désespoir muet, sans oser une intervention. Le docteur Stéphan Worsky l’approuvait.

Hanna, de son côté, suivait un régime à peu près semblable, elle aussi, silencieusement.

Maintenant, les averses devenaient moins violentes. Le rio d’Yrès charriait des branches et des feuilles.

La navire amené par Yousouf était rangé à quai et recevait son chargement pour l’Europe. Le marin avait confié au prince Michel qu’il voulait encore une fois retourner aux Îles Siamos avant de procéder à son mariage. Il doutait du talent de son second pour conduire à bien le bâtiment à travers les difficultés qu’allait amener l’équinoxe. Il expliquait vouloir remettre son commandement à une époque plus favorable.

Bref, devant cette résolution dont il ne pouvait deviner la portée, Michel avait cédé, et maintenant il préparait longuement son courrier d’Europe, absorbé chez lui, occupé de ses envois.

Le vent du nord, venant de l’Équateur, chassait les nuages. Le temps devenait plus terme, l’hivernage allait se clore.

Dans quelques semaines, les cours d’eau seraient à sec, les étranges poissons qui les peuplent disparaîtraient à travers le sable pour joindre le lit souterrain et reparaître à la seconde période pluvieuse, après que, dans la place même où ils nageaient et nageraient, les indigènes auraient récolté des légumes de France en cette curieuse rivière-jardin.