Le Principe de relativité et la théorie de la gravitation/chap. 16

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XVI.

LE PRINCIPE D’ACTION STATIONNAIRE.


Dans le Chapitre XIV, nous avons été conduits de deux façons différentes à la loi générale de la gravitation. Nous avons d’abord exposé les raisonnements qui ont conduit Einstein à la découverte de cette loi : le résultat est l’égalité entre un tenseur de courbure conservatif et le tenseur impulsion-énergie, ce qui a pour conséquence évidente la conservation de l’impulsion-énergie. Nous avons montré ensuite que si l’on part du principe de conservation de l’impulsion-énergie, considéré a priori comme exact, on est conduit d’une façon intuitive et simple à écrire la loi d’Einstein.

On peut se placer à un point de vue plus général et déduire la loi de conservation ainsi que la loi de la gravitation du principe d’Hamilton (principe d’action stationnaire) généralisé.

Dans une région contenant de la matière, le produit de la densité par le volume est la masse, et la masse multipliée par est l’énergie ; mais l’énergie ne fait intervenir que le volume tridimensionnel d’espace ; on voit qu’une grandeur plus importante encore que l’énergie est celle qui fait intervenir le quadrivolume d’Univers : c’est l’action, produit d’une énergie par un temps. L’action est la grandeur fondamentale.

Lorentz[1] et Hilbert[2], puis Einstein[3], ont réussi à présenter les équations générales de la théorie de la gravitation comme des conséquences d’un unique principe d’action stationnaire. Nous donnerons un résumé de la méthode employée par Lorentz, puis nous exposerons le travail d’Einstein.

103. Méthode de Lorentz et d’Hilbert.

L’action considérée par Lorentz a une expression de la forme

(1-16)

est un invariant (no 68).

est une fonction invariante se rapportant à la matière, dépendant explicitement des des et des dérivées des

est l’action de substance et l’action de champ de l’électricité. Ces fonctions invariantes dépendent des et de leurs dérivées, des (composantes du quadrivecteur potentiel électromagnétique) et de leurs dérivées.

Enfin, de même qu’il y a une action de champ de l’électricité, il existe une action de champ de la matière, représentée par le terme de gravitation cet invariant dépend des et de leurs dérivées

il dépend linéairement des les coefficients n’étant fonctions que des

L’intégration est étendue à un domaine d’Univers quelconque et l’on suppose que les fonctions ont des variations nulles aux limites de ce domaine.

1o Pour l’action matérielle Lorentz a pris

(2-16) 

En particulier, si le domaine envisagé ne contient qu’une particule de masse au repos l’action matérielle se réduit à

on a donc bien une « action » au sens mécanique du mot, c’est-à-dire le produit d’une énergie par un temps temps propre

2o L’action de substance de l’électricité est représentée par le terme

(3-16)

qui, en coordonnées galiléennes, est égal à

( composantes du potentiel vecteur ; composantes de la densité de courant de la théorie habituelle ; potentiel scalaire ; densité de charge).

3o Le terme d’action du champ électromagnétique est l’invariant

(4-16)

égal, en coordonnées galiléennes, à

Nous devons remarquer que, dans un espace ne contenant que du rayonnement, l’action substantielle est nulle : car et puisque la masse au repos de l’énergie rayonnante est inexistante. C’est en ce fait que réside la plus grosse différence entre matière et rayonnement, c’est-à-dire entre énergie liée et énergie libre.

4o Enfin le terme de gravitation est un invariant par rapport aux transformations de coordonnées admettant pour invariant fondamental la forme quadratique Posons et intégrons par parties l’expression les étant variés ; dépendant linéairement des et les facteurs de ces dérivées secondes ne contenant que les nous obtenons une expression de la forme

étant une intégrale qui doit être étendue, non plus au domaine quadridimensionnel, mais aux limites de ce domaine ; sa variation est nulle, puisque les s’annulent aux limites du domaine ; on a donc

(5-16)

dépendant des mais ne dépendant plus des est donc un invariant ne contenant plus que les c’est nécessairement, à un facteur constant près, l’invariant courbure totale puisque est le seul invariant ne faisant intervenir que les pour le groupe de transformations admettant pour invariant fondamental. Posons donc

Nous obtenons

(6-16)

Admettons maintenant a priori le principe d’action stationnaire

(7-16)

Explicitant l’équation et remarquant que les variations portent sur les ainsi que sur les dérivées des et Lorentz a obtenu les résultats suivants :

1o Si l’on annule les coefficients des on obtient les équations des géodésiques d’Univers.

2o Si l’on annule les coefficients des on obtient les dix équations

qui expriment la loi de la gravitation.

3o Les termes en donnent quatre équations ; ce sont les équations de Maxwell généralisées.

Sur les 14 équations de la gravitation et de l’électromagnétisme, conformément à un théorème général établi par Hilbert, 10 équations seulement sont indépendantes, le quadruple degré d’arbitraire qui subsiste correspondant à l’indétermination du système de coordonnées.

L’équation

se présente ainsi comme l’expression la plus générale des lois de la mécanique et de l’électromagnétisme.

La méthode de Lorentz et d’Hilbert suppose que le champ de gravitation et la matière sont des entités différentes, puisque l’action totale est supposée contenir une action matérielle et une action de gravitation distinctes. C’est grâce à l’hypothèse d’actions distinctes les unes des autres que le principe d’action stationnaire fournit les équations de la gravitation et de l’électromagnétisme.

Toute autre est la conception d’Eddington. Les composantes du tenseur sont des grandeurs géométriques, celles du tenseur total d’énergie sont des grandeurs physiques qui se révèlent à nos sens et qui sont l’objet de nos mesures expérimentales. Nous avons déjà dit que la loi d’Einstein est considérée par Eddington comme exprimant que les deux tenseurs représentent les mêmes choses sous des aspects différents : cette loi apparaît comme une identification entre grandeurs géométriques et grandeurs physiques. Prenant les scalaires des deux membres de la formule qui exprime la loi de la gravitation, on trouve que la densité s’identifie avec la courbure totale ; l’action matérielle et l’action gravitationnelle deviennent deux aspects de la même entité : « Ce serait une faute, dit Eddington, de les ajouter pour avoir une action totale. » Par contre, l’action électromagnétique est indépendante de toute action matérielle ou gravitationnelle (parce que est nul et ne contribue pas à la courbure totale).

Par conséquent si, avec Eddington, nous supposons que matière n’est qu’une modification des dans le cas où il n’y a pas d’action électromagnétique le principe d’action stationnaire se réduit à

ce qui conduit (par de longs calculs)[4] à

c’est-à-dire à l’absence de matière et à une courbure totale nulle. L’action ne serait stationnaire que « là où elle n’existe pas ». Le principe de moindre action, tout en restant applicable à la mécanique ordinaire et à l’électromagnétisme, ne pourrait être généralisé.

C’est là une grosse difficulté. Il ne nous semble cependant pas qu’on puisse affirmer ainsi l’inexactitude du principe de moindre action généralisé ; on pourrait plutôt conclure à l’insuffisance de la conception d’après laquelle la matière serait une singularité du champ de gravitation seul, c’est-à-dire une simple modification des Weyl et Eddington lui-même[5] ont uni dans une même géométrie le champ de gravitation et le champ électromagnétique ; il résulte de cette extension de la géométrie d’Einstein que l’Univers peut posséder deux propriétés distinctes, la non-intégrabilité de la direction (no 74) et la non-intégrabilité de la longueur généralisée. Il est possible d’envisager la matière, non plus uniquement comme une singularité du champ de gravitation, mais comme une singularité d’une structure géométrique plus complexe, qui entraîne à la fois la non-intégrabilité de la direction (champ de gravitation) et la non-intégrabilité de la longueur. Il faut alors envisager séparément l’action gravitationnelle et l’action matérielle, et le principe d’action stationnaire pourrait sans doute être conservé sans que la structure d’Univers (et non plus simplement la courbure ) et la matière fussent considérées comme des entités distinctes. L’action gravitationnelle par unité de quadrivolume serait la densité de courbure au sens de la théorie d’Einstein, liée à la non-intégrabilité de la direction ; la partie de l’action électromagnétique dépendant des forces maxwelliennes resterait la même que dans la théorie de Lorentz-Hilbert ; enfin une autre partie de l’action électromagnétique, liée à des forces non maxwelliennes qui s’introduisent dans la théorie de Weyl-Eddington (et qui sont d’ailleurs nécessaires pour que la charge de l’électron puisse subsister), serait l’action qui se présente à nos yeux sous l’aspect de l’action matérielle.

L’idée d’Eddington, que la loi de gravitation serait une identification entre grandeurs géométriques et grandeurs physiques resterait peut-être acceptable, sans entrer en conflit avec le principe d’action stationnaire.

104. Principe d’Hamilton et relativité généralisée
(d’après Einstein).

Einstein s’est placé à un point de vue très général, faisant le moins possible d’hypothèses.

Le champ de gravitation est représenté par le tenseur des (ou ), la substance (matière et champ électromagnétique) par un certain nombre de fonctions de point Soit une fonction des

des et

Cette fonction est supposée obéir au principe de variation

(8-16)

Ce principe de variation nous donne autant d’équations différentielles qu’il y a de fonctions et à déterminer, si nous admettons que les et doivent varier indépendamment les uns des autres, et de manière que les et s’annulent tous aux limites du domaine d’intégration.

Comme nous l’avons vu au numéro précédent, si nous supposons que est linéaire en et que les coefficients des ne dépendent que des on peut écrire

(9-16)

ne dépend plus des et est nul. Le principe de variation devient

(10-16)

et peut se mettre sous la forme des équations de Lagrange[6] (généralisées)

(11-16)
(12-16)

Ce sont les équations du champ de gravitation et de la substance.

Existence propre du champ de gravitation. Si l’on ne fait aucune restriction sur la manière dont dépend des il est impossible de séparer les composantes d’énergie en deux parties dont l’une se rapporte au champ de gravitation et l’autre à la substance (matière et champ électromagnétique). Pour faire cette séparation, Einstein suppose que

(13-16)

dépend seulement des seulement des Les équations (11) et (12) s’écrivent alors

(14-16)
(15-16)

étant déduit de comme est déduit de par intégration partielle.

Sans doute, les équations (12) et (15) seraient à remplacer par d’autres, si nous admettions que et dépendissent des dérivées d’ordre supérieur des On peut penser aussi que les ne sont pas absolument indépendants. Peu importe pour la suite, car nous ne ferons usage que de l’équation (14-16).

Conservation de l’énergie et loi de la gravitation. — Le caractère de transformation des est déterminé par l’invariance de la forme quadratique fondamentale Par contre, nous ne faisons aucune hypothèse sur le caractère de transformation des qui représentent la substance.

La nécessité de la covariance générale des équations (14) et (15) déduites de (8), nous oblige à considérer comme des densités d’invariants ; par conséquent, les fonctions

sont des invariants pour une transformation arbitraire des coordonnées. Il est évident (comme nous l’avons vu au numéro précédent) que doit être à un facteur constant près (que nous posons égal à 1) et à une constante près (que nous supposerons nulle), l’invariant contracté car il n’y a pas d’autre invariant jouissant des propriétés exigées pour Cette identification détermine complètement et, par suite, le premier membre de l’équation (14-16) qui doit représenter la loi de la gravitation.

Effectuant l’intégration partielle qui permet de calculer à partir de on trouve

(16-16)

Du principe de relativité, nous allons déduire certaines propriétés de la fonction Considérons une transformation infiniment petite des coordonnées, définie par

(17-16)

Les étant des fonctions arbitraires, infiniment petites, des coordonnées ; les sont les coordonnées, dans le nouveau système, du point d’Univers dont les coordonnées étaient dans l’ancien système.

Une grandeur se transforme suivant une certaine loi

doit s’exprimer en fonction des D’après la propriété de covariance des on obtient les formules de transformation des et suivantes :

(18-16)
(19-16)

Comme ne dépend que des et on peut calculer on obtient

(20-16)

en posant

(21-16)

Ces deux équations nous conduisent à des conséquences importantes. Nous savons que est un invariant ; il n’en est pas de même de mais on peut démontrer que cette dernière grandeur est un invariant pour les transformations linéaires des coordonnées. Il résulte de là que le second membre de l’équation (20) doit disparaître lorsque tous les s’annulent ; par suite, doit satisfaire l’identité

(22-16)

Choisissons les de manière que ces fonctions ne soient différentes de zéro qu’à l’intérieur d’un certain domaine, et s’annulent infiniment près de la limite de ce domaine ; la valeur de l’intégrale (9) étendue en dehors de cette limite ne change pas pour la transformation considérée, et l’on a

(en considérant et au lieu de et ).

Mais le premier membre de cette équation est nul, puisque et sont des invariants ; par conséquent, le second membre est nul ; d’après (20), (21), (22), nous obtenons l’équation

(23-16)

Par double intégration partielle, on obtient, les étant arbitraires,

(24-16)

Les identités (22) et (24) qui résultent de l’invariance de et par conséquent du principe de relativité, nous donnent les conséquences suivantes :

Transformons les équations (14) du champ de gravitațion en les multipliant par nous obtenons (après permutation des indices et ) les équations équivalentes

(25-16)

en posant

(26-16)

équation qui définit le tenseur d’énergie, et

(27-16) 
[d’après (21) et (22)]

Par dérivation de (25) par rapport à on obtient, d’après (24).

(28-16)

formule qui exprime la conservation de

Des équations (14), il résulte, après multiplication par et en tenant compte de (27),

ou, d’après (26) et (27),

(29-16)

La matière doit satisfaire les quatre équations représentées par (29)[7].

Einstein a appelé les les composantes d’énergie de la matière, les les composantes de l’énergie du champ de gravitation. Les équations (28) ou (29) expriment la loi générale de conservation de l’impulsion-énergie.

Il nous semble utile de montrer que les s’identifient bien avec les composantes de la densité tensorielle d’énergie, telle qu’elle a été définie au Chapitre XIV.

Dans le cas de la relativité restreinte, où les et sont constants, les sont nuls. La loi (28) exprime alors la conservation de Or nous ne connaissons qu’une chose qui se conserve : c’est l’impulsion-énergie dont l’expression la plus générale est le tenseur défini au no 81 ; on peut dire encore que les équations (28) doivent être identifiées avec les équations connues de l’hydrodynamique (en l’absence d’un champ de force). Les représentent donc, dans ce cas particulier, les composantes du tenseur matériel

La loi covariante qui doit, dans le cas général, remplacer la loi de conservation de la relativité restreinte, s’exprime par l’annulation de la divergence de c’est-à-dire par les équations

Comparant ces équations aux équations (29), nous voyons que les des équations (25), (26), (28), (29) s’identifient avec les c’est-à-dire, non pas avec les composantes du tenseur impulsion-énergie, mais avec les composantes de la densité tensorielle impulsion-énergie (à un facteur constant près, qui peut être fait égal à par un choix convenable des unités).

Les équations (28) nous montrent que les quantités représentent une densité d’énergie qui ne dépend que des des et de leurs dérivées. Les peuvent donc être considérés comme les composantes de la densité d’énergie du champ de gravitation.

La loi de la gravitation va maintenant s’exprimer (comme au no 83) en posant l’égalité du tenseur dont la divergence est nulle, et du tenseur de courbure à divergence nulle Mais d’ailleurs la loi de gravitation est toute trouvée ; elle est exprimée par les équations (14), d’où l’on peut déduire les formes précédemment données (la constante étant faite égale à 1).

La théorie de la gravitation peut donc être complètement établie par une généralisation du principe d’Hamilton.

Séparateur

  1. H.-A. Lorentz, Versl. d. Akad. v. Wetensch. te Amsterdam, t. XXIII, p. 1073 ; t. XXIV, pp. 1389 et 1759 ; t. XXV, p. 468.
  2. Hilbert, Göt. Nachr., 1915 et 1917.
  3. Einstein, Sitzungsber. d. Preusz. Akad. d. Wiss., 1916.
  4. Eddington, Espace-Temps, Gravitation, partie théorique, no 44, p. 106.
  5. Voir le dernier Chapitre.
  6. Comparer avec le no 79.
  7. Il est à remarquer que les équations de conservation (28) et (29) sont déduites uniquement des équations (14) du champ de gravitation et du principe de relativité (covariance générale), sans intervention des équations (15)