Le Rêve de l’oncle/14

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon, E. Plon, Nourrit et Cie (p. 252-264).

XIV

Zinaïda Aphanassievna était d’un caractère romanesque. Nous ignorons si elle avait trop lu « ce sot Shakespeare » avec son petit outchitel, mais jamais elle n’avait fait encore une aussi héroïque folie que celle-ci.

Pâle, les yeux brillants de résolution, toute frémissante, merveilleusement belle de colère, elle s’avance, parcourt d’un regard provocant les gens qui l’environnent et, dans le silence général, elle s’adresse à sa mère qui, au premier mouvement de Zina, a rouvert les yeux.

— Maman, pourquoi feindre encore ? Tout est déjà si sale autour de nous ! Assez de mensonges ! Ce n’est pas la peine de cacher de la boue avec de la boue.

— Zina ! Zina ! qu’as-tu ? Reviens à toi ! s’écria Maria Alexandrovna en se levant vivement.

— Je vous l’avais dit d’avance, maman, que je ne pourrais supporter tant de honte ! Ne nous salissons pas davantage… Je prends tout sur moi, je suis la plus coupable. C’est moi, puisque j’y ai consenti, qui ai fait toute cette vilaine… intrigue. Vous avez cru travailler pour mon bonheur, on peut encore vous excuser : moi, jamais !

— Zina, mais que vas-tu dire ? Je pressentais, ô mon Dieu ! que cette dernière douleur ne me serait pas épargnée !

— Oui, maman, je vais tout dire ! Je meurs de honte… nous sommes couvertes de honte, vous et moi…

— Tu exagères, Zina ! Tu ne sais ce que tu dis ! Mais pourquoi raconter ?… Il n’y a aucune nécessité… Ce n’est pas nous qui sommes couvertes de honte, ce n’est pas nous, je le prouverai !

— Laissez-moi parler ! Je ne veux plus me taire devant ces gens que je méprise et qui sont venus pour se moquer de nous ! Pas une de ces femmes n’a le droit de me condamner ! Toutes sont prêtes à faire cent fois pis que vous et moi. De quel droit pourraient-elles, oseraient-elles nous juger ?…

— Voilà du propre !

— Comme elle parle !

— Mais elle nous offense !

— Et elle-même, qu’est-elle donc ?

— Elle ne sait ce qu’elle dit ! conclut Natalia Dmitrievna.

Disons, par parenthèse, que Natalia Dmitrievna avait raison. Si Zina considérait ces dames comme indignes de juger sa mère et elle, pourquoi se confessait-elle devant elles ? En somme Zina avait agi avec trop de précipitation. Telle était dans la suite l’opinion des gens les plus raisonnables de Mordassov. Tout aurait pu être arrangé. Il est vrai que Maria Alexandrovna, elle aussi, s’était fait du tort par sa précipitation et sa hauteur. Il lui aurait suffi de tourner en ridicule le petit vieil idiot et de le mettre à la porte. Mais Zina, comme exprès et à l’encontre du bon sens et de la sagesse mordassovienne, s’adressa au prince.

— Prince, dit Zina au vieillard qui se lève aussitôt avec déférence, tant il est impressionné par la physionomie de Zina, prince, pardonnez-nous, nous vous avons trompé !

— Mais tais-toi donc, malheureuse ! crie Maria Alexandrovna.

— Mademoiselle, Ma-a-demoiselle, ma cha-armante… murmure le prince étonné.

Le caractère fier, fougueux et mystique de Zina lui fait outrepasser toutes bornes. Elle oublie combien sa mère doit souffrir de cette confession publique ; elle ne voit de salut, de rédemption que dans la franchise, et va jusqu’au bout.

— Oui, nous vous avons trompé toutes deux, prince ; maman, en me décidant à vous épouser, et moi en y consentant. Nous vous avons enivré, j’ai chanté et minaudé devant vous pour vous détrousser, comme s’exprime Pavel Alexandrovitch, pour vous voler votre fortune et votre titre. C’est ignoble : pardon ! Je vous jure pourtant, prince, que mon intention… Je voulais… mais c’est doubler l’injure qu’y chercher des excuses ! Je vous déclare pourtant, prince, que si je vous avais épousé, si je vous avais ainsi détroussé et volé, en revanche, j’aurais été votre jouet, votre domestique, votre esclave… Je me l’étais promis, j’aurais tenu mon serment…

Un spasme l’interrompt, toutes les visiteuses sont debout, les yeux écarquillés. La sortie imprévue et, pour elles, incompréhensible de Zina les désoriente. Seul le prince est ému jusqu’aux larmes, quoiqu’il ne comprenne pas la moitié de ce qu’a dit Zina.

— Mais oui… je vous épouserai, ma be-belle enfant, si vous le désirez tant. Et ce sera pour moi un grand honneur… Seulement, je vous assure que c’était un rê-êve. Je vois tant de choses dans mes rê-êves ! Pourquoi tant s’en inquiéter ? Je ne comprends rien, mon ami, continue-t-il en s’adressant à Mozgliakov ; explique, je t’en prie !…

— Et vous, Pavel Alexandrovitch, vous qui vous êtes si cruellement vengé de moi, comment avez-vous pu vous joindre à ces gens pour me déchirer et me déshonorer ? Vous prétendiez m’aimer… Mais ce n’est pas à moi à vous faire de la morale… Je suis plus coupable que vous, je vous ai offensé ; avec vous aussi, j’ai usé d’hypocrisie et de mensonge. Je ne vous ai jamais aimé, et si je m’étais décidée à vous épouser, c’eût été uniquement pour me sauver de cette maudite ville… Mais je vous déclare, maintenant, que j’aurais été votre bonne et fidèle femme…

— Zinaïda Aphanassievna !…

— Si vous me haïssez encore…

— Zinaïda Aphanassievna !  !…

— Si jamais, continue Zina en refoulant ses larmes, si jamais vous m’avez aimée…

— Zinaïda Aphanassievna !!!…

— Zina ! Zina ! ma fille !…

— Je suis un misérable, Zinaïda Aphanassievna, un misérable, pas autre chose !

Une grande agitation, des cris d’étonnement et d’indignation s’élèvent. Mozgliakov demeure comme pétrifié, sans pensée et sans voix.

Quand un caractère faible et vide, habitué à une soumission constante, se décide à protester, à se révolter, il s’arrête toujours devant une certaine limite. Sa révolte est d’abord très énergique, mais c’est l’énergie du désespoir : elle se précipite sur les obstacles les yeux bandés et assume toujours des fardeaux au-dessus de ses forces. Un moment vient où l’enragé s’effraye de lui-même et s’arrête, comme étourdi, en se demandant : « Qu’est-ce que je fais donc ? » Et l’arc se détend, le révolté demande pardon, prie et supplie que les choses « en reviennent où elles étaient », pourvu que cela se fasse tout de suite…

C’est ce qui arrive à notre Mozgliakov. Désolé du malheur qu’il a provoqué, il se déteste, le remords le déchire, le dernier mot de Zina le laisse anéanti. Passer d’un extrême à l’autre est pour lui l’affaire d’un instant.

— Je suis un âne, Zinaïda Aphanassievna ! Eh ! quoi, un âne ! Pis ! Mais je vous prouverai, Zinaïda Aphanassievna, que je puis redevenir un homme honorable !… Petit oncle, je vous ai trompé ! C’est moi, c’est moi qui vous ai trompé ! Vous ne rêviez pas, vous avez réellement demandé à Zinaïda Aphanassievna sa main ! Je vous ai trompé en vous disant que c’était un rêve…

— D’étonnantes choses se dévoilent devant nous, siffle Natalia Dmitrievna.

— Mais oui… un rêve… répond le prince. Tranqui-quillise-toi, je l’en prie ; tu m’as effrayé, pa-parole ! Quelle belle voix tu as ! Je suis prêt à me marier, s’il le fau-faut… Mais toi-même, tu m’assurais que c’est un rê-êve.

— Comment vous détromper maintenant ? Comment faire ? Petit oncle, c’est une grave affaire de famille, pensez-y !

— Mais oui, j’y pen-pen-penserai. Attends ! Laisse-moi me rappeler pa-par ordre… D’abord j’ai vu mon cocher Phéophile…

— Il ne s’agit pas de Phéophile, petit oncle !

— Mais oui… il ne s’agit pas… puis il y avait Napo-po-léon… Alors nous avons bu du thé. Une dame est venue et nous a mangé tout no-notre su-sucre.

— Mais, petit oncle, fait tout à coup Mozgliakov qui perd la tête, mais c’est Maria Alexandrovna qui vous racontait cela de Natalia Dmitrievna ! J’étais ici, caché derrière la porte ; j’ai tout entendu.

— Comment ! Maria Alexandrovna, saisit au vol Natalia Dmitrievna, vous avez raconté au prince que je vous ai volé votre sucre ? Alors je viens chez vous pour voler du sucre !

— Arrière ! peut à peine prononcer Maria Alexandrovna.

— Non pas, Maria Alexandrovna, vous n’avez pas le droit de refuser de me répondre. Je vous vole du sucre ? Il y a longtemps que vous dites du mal de moi, je le sais… Alors je vous vole du sucre ?…

— Mais, madame, c’est un rê-êve ! ce su-sucre, c’est un rê-êve !…

— Maudit tonneau ! murmure à demi-voix Maria Alexandrovna.

— Ah ! je suis un tonneau ! hurle Natalia Dmitrievna. Et vous, qu’êtes-vous donc ? Il y a longtemps que vous m’appelez ainsi ! Mais moi, au moins, j’ai un mari, tandis que vous n’avez qu’une bûche.

— Mais oui… je me rappelle aussi le to-tonneau…

— Comment ! Et vous aussi, vous vous mêlez d’injurier une femme noble ! Ah ! je suis un to-tonneau ; eh bien, vous, vous n’avez pas de jam-jambes !

— Mais oui ! pas de jam-jam… Comment ?

— Oui, pas de jam-jambes, pas de dents-dents ! Voilà !

— Et un seul œil ! ajoute Maria Alexandrovna.

— Un co-corset au lieu de cô-côte !

— Votre visage n’est qu’un ressort.

— Vous n’avez pas un cheveu !

— Vos moustaches sont fausses, imbécile que vous êtes ! achève Maria Alexandrovna.

— Au moins, respectez mon né-nez ! Il est vrai ! s’écrie le prince abasourdi. Mon ami, c’est toi qui m’as tra-trahi ! C’est toi qui as raconté que mes cheveux sont fau-faux !

— Petit oncle !…

— Non, mon ami, je ne peux plus rester… emmène-moi quelque part… Quel monde ! Où m’as-tu conduit, mon Dieu !

— Idiot ! misérable ! crie Maria Alexandrovna.

— Oh ! mon Dieu ! soupire le pauvre prince. Je ne sais plus pourquoi je suis venu ici… mais je vais me le rappeler. Emmène-moi, frère ! On me déchi-chirerait !… D’ailleurs, j’ai besoin d’inscrire de suite une nouvelle pensée ca-capi-pitale…

— Venez, petit oncle, il n’est pas tard, je vous conduirai dans un hôtel et j’y resterai avec vous…

— Mais oui, avec vous… Adieu, ma charmante enfant ! Vous seule… vous seule… êtes vertueuse ! Vous êtes une no-noble jeune fi-fille… Allons, mon che-er. Ah ! mon Dieu !

Je ne décrirai pas la fin de la désagréable scène qui suivit la sortie du prince. Les visiteurs s’en allèrent en jetant les hauts cris.

Maria Alexandrovna resta seule au milieu de son désastre. Hélas ! puissance, richesse, gloire, tout perdu en un jour ! Elle comprenait bien qu’elle ne s’en relèverait pas. La tyrannie qu’elle avait exercée pendant si longtemps sur Mordassov était anéantie. Que lui restait-il ? Maria Alexandrovna n’était pas philosophe. Elle passa une nuit affreuse. Zina déshonorée, des cancans à n’en plus finir ! Horror ! Horror ! Horror !

En historiographe sincère, je dois noter qu’Aphanassi Matveïtch grelotta toute la nuit durant dans le cabinet noir où il s’était caché pour conserver ses yeux.

Le jour suivant n’apporta rien de bon : un malheur n’arrive jamais seul.