Le Rêve de l’oncle/15

La bibliothèque libre.
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon, E. Plon, Nourrit et Cie (p. 264-287).

XV

Dès dix heures du matin, un bruit incroyable courut la ville. Chacun le répétait avec une joie méchante, comme c’est l’usage quand il s’agit d’un scandale dont quelqu’un de nos amis est la victime.

— Perdre à ce point toute pudeur !

— Descendre jusque-là !

— Défier ainsi les convenances !

— Quelles mœurs !

Voici ce qui était arrivé :

De bon matin, vers sept heures, je crois, une pauvre vieille éplorée était entrée chez Maria Alexandrovna en suppliant la femme de chambre de réveiller au plus tôt la barichina, elle seulement, en cachette de Maria Alexandrovna. Zina, effrayée, était accourue aussitôt. La vieille tombe à ses pieds, les baise, les inonde de larmes, en la suppliant de venir voir Vassia. « La nuit a été si mauvaise ! On pense qu’il ne passera pas la journée… » La vieille ajoute que c’est Vassia lui-même qui désire revoir avant de mourir sa bien-aimée ; il la supplie au nom du passé, et si elle refuse, il mourra désespéré.

Zina part aussitôt, sans prévenir sa mère. Elle court au fond d’un des plus pauvres faubourgs de Mordassov. Là, dans une vieille maisonnette ruinée qui a pour fenêtres des espèces de crevasses pratiquées dans les murs, dans une petite chambre basse et puante, encombrée à demi d’un fourneau, gisait, sur un lit de planches recouvertes d’un matelas mince comme une feuille de papier, un jeune homme caché sous un manteau en loques. Son visage était blême et tiré, ses yeux brillaient du feu de la fièvre, ses mains étaient sèches et transparentes, il respirait avec peine, il râlait. Quoique la maladie l’eût défiguré, il conservait des traces de beauté. Triste à voir, ce visage de phtisique, de mourant. Sa vieille mère qui, hier encore, croyait à la guérison, s’aperçoit enfin qu’elle sera bien tôt seule au monde. Les bras croisés, les yeux secs, elle reste là, sans comprendre, sans pouvoir détourner ses regards du malade, anéantie, obsédée par la vision de la fosse dans la terre froide du vieux cimetière plein de neige.

Vassia ne la regarde pas, sa physionomie rayonne de bonheur : il voit enfin celle que depuis un an, durant ses longues nuits de malade, il n’a vue que dans ses rêves. Il comprend qu’elle a pardonné, puisqu’elle est venue, puisqu’elle lui serre les mains, puisqu’elle le contemple de ses beaux yeux, pleurant et souriant à la fois. Tout le passé ressuscite dans l’âme du mourant : la vie se réveille dans son cœur comme pour lui faire sentir combien elle est triste à quitter.

— Zina ! Zinotchka ! ne pleure pas, ne me rappelle pas que je vais mourir… laisse-moi te regarder, penser que tu m’as par donné. Je vais mourir sans m’en douter en te baisant les mains… Tu as maigri, Zinotchka ! Cher ange, avec quelle bonté tu me regardes ! Te rappelles-tu comme tu riais autrefois ?… Ah ! Zina, je ne te demande plus pardon… je ne veux même pas me souvenir de ce qui a été : je ne me pardonne pas, moi. Que de nuits sans sommeil, Zina ! que de nuits à réfléchir, à me rappeler, à regretter !… Il vaut mieux, que je meure. Je ne suis pas capable de la vie, Zinotchka !

Zina pleurait et serrait silencieusement les mains de son ami dans les siennes, comme si elle eût voulu le retenir.

— Ne pleure donc pas ! continuait le malade. Est-ce aujourd’hui que je meurs ? Le bonheur est mort depuis si longtemps ! Tu es plus intelligente et meilleure que moi, tu sais que je ne te vaux pas : pour quoi m’aimes-tu ? Tu sais que je ne le vaux pas. Oh ! que cette pensée m’a fait souffrir ! Ah ! mon amie, ma vie a été un rêve : je n’ai pas vécu, j’ai rêvé. Je méprisais la foule : et de quoi donc étais-je si fier ? De la pureté de mon cœur ? de la noblesse de mes sentiments ? Mais tout cela n’avait d’autre consistance que celle de mes rêves, Zina !…

— Assez ! assez ! tu me tues !

— Ne m’interromps pas, Zina !… Je sais, tu m’as pardonné, et depuis longtemps peut-être ; mais tu m’as jugé et tu as compris qui j’étais ; c’est ce qui me torture. Je suis indigne de ton amour, Zina ! Tu as toujours été honnête et généreuse : tu es allée trouver ta mère et tu lui as déclaré ton ferme désir de m’épouser, ou nul autre ; et tu aurais tenu ta parole, car chez toi, la parole et l’action se valent. Tandis que moi, moi !… Sais-tu ? jusqu’à ce jour, je n’avais pas compris toute l’étendue du sacrifice que tu aurais fait en m’épousant. Pourtant, avec moi, tu risquais de mourir de faim ! Mais il me semblait que rien n’est comparable à l’honneur d’épouser un grand poète… en herbe, il est vrai ! Je n’ai pas voulu comprendre le motif que tu faisais valoir en retardant notre mariage. Je te faisais souffrir, je te martyrisais, je t’adressais des reproches, je te méprisais et finalement je te menaçais de ce billet… Je n’étais à ce moment pas même un misérable, mais simplement un être abject ! Oh ! combien tu devais me mépriser ! Non, il est bon que je meure ! Merci de n’avoir pas été à moi ! Les années auraient passé, et peut-être aurais-je fini par voir en toi un obstacle à mon avenir… Tout est mieux ainsi… À présent mes larmes amères ont purifié du moins mon cœur. Ah ! Zina, accorde-moi seulement une partie de ton amour de jadis ! au moins pendant cette dernière heure… Je sais, je suis indigne de ton amour, mais… mais… mais… ô mon ange !

Zina écoutait en pleurant. Elle cherchait à l’interrompre, mais il continuait, la suppliant du geste, et sa voix faible, étouffée et sifflante, faisait mal à Zina.

— Si tu ne m’avais pas rencontrée, tu ne m’aurais pas aimée et tu ne mourrais pas, dit Zina. Ah ! pourquoi, pourquoi nous sommes-nous rencontrés ?

— Non, mon amie, non, ne te reproche pas ma mort. C’est ma faute à moi seul. L’amour-propre, le romantisme !… T’a-t-on raconté, Zina, ma sotte histoire ? Il y avait ici, il y a trois ans, un prisonnier, un misérable brigand. Mais quand le jour du châtiment fut arrivé, le courage lui manqua. Sachant qu’on ne conduit pas au supplice un malade, il se procura du vin, y fit infuser du tabac et l’avala. Il éprouva alors des vomissements si prolongés qu’il finit par cracher le sang et abîma ses poumons. On le transporta à l’hôpital et, quelque temps après, il mourut poitrinaire. Eh bien ! je me le suis rappelé, ce brigand, le jour où s’est produit l’incident du billet… Et je résolus de finir de la même manière. Et pourquoi ai-je choisi précisément la phtisie ? Pourquoi ne me suis-je pas étranglé où noyé ? Est-ce parce que j’eus peur d’une mort trop brusque ? Peut-être ; mais il me semble que mes rêveries romanesques y sont pour beaucoup. J’avais toujours la pensée : Comme ce sera beau d’être étendu comme maintenant sur un lit, se mourant de phtisie… et toi, te lamentant auprès de moi, souffrant à la pensée d’être cause de ma maladie ! Je te voyais arriver repentante, agenouillée auprès de mon lit… Et moi je te pardonne en mourant dans tes bras…… C’est sot, Zina !

— Oublie tout cela, ne parle plus de tes torts, tu te les exagères ; pensons aux bons moments, aux jours heureux.

— Je m’en veux, mon amie, c’est pour quoi j’en parle. Voilà dix-huit mois que je ne t’ai pas vue. Je voudrais décharger mon cœur ! Tous ces temps, j’étais seul, et aucun instant ne s’est passé sans que je pense à toi, mon amie. Combien j’aurais voulu faire quelque chose pour reconquérir ton estime ! Je ne croyais pas jusqu’au dernier moment que je mourrais ; je ne me suis pas alité tout de suite, longtemps je marchai la poitrine abîmée. Et combien de rêves ridicules ! Parfois je me croyais un grand poète et en train de publier un poème tel qu’il n’en a pas encore paru dans le monde, que personne n’avait eu le génie d’écrire. Je pensais y verser tous mes sentiments, toute mon âme, et ainsi j’aurais été toujours avec toi, et, quel que soit l’endroit où tu te serais trouvée, mes vers m’aurait rappelé à toi, et mon seul rêve était de croire que tu aurais pu dire enfin : « Non, il n’est pas si mauvais que je croyais. » C’est sot, Zina, c’est sot, n’est-ce pas ?

— Non, non, Vassia, dit Zina. Elle se pencha sur sa poitrine et lui baisa les mains.

— Et combien la jalousie me torturait pendant tous ces temps ! Je serais tombé mort si j’avais entendu parler de ton mariage ! Je te surveillais, je t’espionnais… C’est elle qui y allait (il désigna sa mère). N’est-ce pas que tu n’as jamais aimé Mozgliakov ? Ô mon ange ! te souviendras-tu de moi quand je ne serai plus ? Je sais que tu te souviendras ! Mais des années s’écouleront, ton cœur se refroidira, l’hiver envahira ton âme, et tu m’oublieras, Zina !…

— Non, non, jamais ! et je ne me marie rai pas non plus… Tu es mon premier et dernier.

— Tout meurt, Zinotchka, tout, même le souvenir, même les plus nobles sentiments. Ils font place à une certaine froide sagesse qui calme les regrets. Pourquoi se révolter ? Profite de la vie, aime, sois heureuse. Aime un vivant ! Pourquoi aimer dans la mort ?… Pourtant ne m’oublie pas tout à fait ! Pour de mauvaises heures, nous avons eu de douces journées… oh ! à jamais disparues… Écoute… j’ai toujours aimé le coucher du soleil… Oh ! non, pourquoi mourir ? Oh ! vivre ! vivre ! Souviens-toi du printemps ! le beau soleil ! les fleurs ! Nous avons vécu quelque temps dans une fête ! Et maintenant, regarde ! regarde !…

Et le pauvre malade montrait de sa main diaphane la vitre obscurcie par la gelée. Puis il saisit les mains de Zina et se mit à pleurer amèrement. Les sanglots déchiraient sa poitrine meurtrie.

Toute la journée se passa ainsi : Zina lui disait qu’elle ne l’oublierait jamais, qu’elle n’aimerait jamais personne comme elle l’avait aimé. Il la croyait, il lui souriait ; il lui baisait les mains…

Cependant Maria Alexandrovna, inquiète, avait envoyé plus de dix fois chercher Zina, la suppliant de revenir, de ne pas achever de se perdre dans l’opinion. Enfin, quand tomba le crépuscule, elle se décida, folle de peur, à aller chercher elle-même sa fille. Elle la supplia à genoux ; Zina l’écouta sans comprendre. Maria Alexandrovna sortit désespérée. Zina était résolue à passer la nuit auprès du mourant. Elle ne quitta pas son chevet. L’état du malade empirait visiblement : quand vint le matin, il n’avait presque plus de souffle. Pourtant il vécut encore une journée entière. Mais, au moment où le soleil couchant embrasa la vitre, l’âme s’exhala avec les derniers rayons.

Alors se passa une scène horrible. La vieille mère se jeta sur le corps de son fils, et, se retournant vers Zina :

— C’est toi qui l’as perdu, maudite ! cria-t-elle.

Mais Zina n’entendait rien ; elle restait là, comme une statue insensible, comme si, elle aussi, son âme l’eût quittée. Enfin elle se baissa, fit sur le mort le signe de la croix, le baisa au front et sortit de la chambre.

De si terribles sensations et ces deux nuits sans sommeil l’avaient presque affolée… et puis, elle se sentait au seuil d’une vie nouvelle, triste et menaçante.

Elle n’avait pas fait dix pas que Mozgliakov apparut devant elle comme s’il fût sorti de terre.

— Zinaïda Aphanassievna, dit-il timidement en regardant autour de lui, Zinaïda Aphanassievna, je suis un âne ; c’est-à-dire non… Si vous voulez, je ne suis pas un âne, car j’ai agi noblement, malgré tout… Mais j’ai été un âne et je m’en repens… Je crois que je m’embrouille, Zinaïda Aphanassievna. Pardonnez-moi, en considération de tous ces événements…

Zinaïda le regardait inconsciemment et continuait sa route en silence. Comme on ne pouvait marcher deux sur le trottoir, Mozgliakov descendit sur la chaussée.

— Zinaïda Aphanassievna, continua-t-il, je suis, si vous me le permettez, prêt à vous renouveler ma demande, je suis prêt à oublier tout, à vous pardonner, — à une seule condition : tout restera secret pour le moment. Vous quitterez d’ici le plus tôt possible, je vous suivrai en cachette, nous nous marierons quelque part, sans que personne le sache, et nous irons à Pétersbourg. Eh ! consentez-vous, Zinaïda Aphanassievna ? Parlez vite, je vous en prie ! je ne puis attendre ; on pourrait nous voir en semble.

Zina ne répondit pas : elle regarda seulement Mozgliakov, mais le regarda d’une telle façon qu’il comprit aussitôt, salua et disparut dans la première ruelle.

« Quoi donc ! pensait-il ; il y a deux jours, elle s’accusait de tous les torts, et maintenant !… »


Cependant, à Mordassov, les événements se précipitaient.

Le prince, emmené par Mozgliakov à l’hôtel, tomba la nuit même dangereusement malade. Les Mordassoviens en furent informés au petit jour. Kalist Stanislavilch ne quittait pas le malade. Vers le soir eut lieu une consultation de tous les médecins de Mordassov. On leur avait envoyé des invitations en latin. Mais, malgré le latin, le prince avait le délire, demandait à Kalist Stanislavitch de lui chanter certaine romance, parlait perruque et moustaches postiches et poussait tout à coup des cris d’épouvante. Les médecins conclurent à une inflammation stomacale due à la trop copieuse hospitalité mordassovienne, et passée, on ne sait comment, de l’estomac dans la tête. On faisait intervenir aussi je ne sais quel ébranlement nerveux. D’ailleurs, on n’oublia pas de noter que le prince était depuis longtemps prédisposé à la mort et que par conséquent… oh bien ! que, par conséquent, il mourrait. Cette dernière hypothèse parut assez fondée : le pauvre petit vieillard mourut le soir du troisième jour. Ce trépas inattendu consterna Mordassov. On accourut en foule à l’hôtel, on discutait, on hochait la tête : on finit par accuser directement « les assassins du pauvre prince » (faisant ainsi allusion à Maria Alexandrovna et à sa fille).

Tout le monde s’entendait à penser que cette scandaleuse histoire ne manquerait pas d’avoir du retentissement et pourrait même « aller très loin ».

Mozgliakov ne savait plus où il en était. Sa situation était en effet périlleuse. N’avait-il pas amené le prince chez Maria Alexandrovna ? N’était-ce pas encore lui qui l’avait conduit à l’hôtel ? Il ne savait que faire du cadavre, où l’enterrer, qui informer. De plus, comme il passait pour le neveu du prince, il tremblait qu’on l’accusât d’avoir tué l’honorable vieillard.

Et tout à coup tout changea. Un matin, un voyageur inconnu arriva dans la ville. Tout Mordassov se mit aux fenêtres et à parler de lui.

Ce voyageur n’était autre que le célèbre prince Chtchepetilov, parent du mort, un homme de trente-cinq ans environ, avec des épaulettes de colonel et le cordon d’aide de camp. Ce cordon pénétrait d’une horreur respectueuse tous les tchinovniks de l’en droit. Le préfet de police en devint fou. On apprit bientôt que le prince venait de Pétersbourg et avait déjà passé à Doukhanovo. N’y trouvant personne, il avait suivi le prince à Mordassov, où il avait été surpris par la nouvelle fatale. Il prit aussi tôt la chose entre ses mains, et Mozgliakov se retira piteusement devant le véritable neveu.

L’illustre défunt fut transporté au monastère. Le lendemain, toute la ville s’y réunit pour la messe mortuaire. Parmi les dames, on se répétait que Maria Alexandrovna viendrait en personne à l’église et demanderait à haute voix pardon devant le cercueil, que cela était exigé par la loi. Il va sans dire que Maria Alexandrovna ne se montra point.

Elle avait emmené Zina à la campagne, jugeant la situation insoutenable à la ville. De son village, elle recueillait avec inquiétude les racontars et envoyait aux informations.

Du monastère à Doukhanovo, la route passait à une verste des fenêtres de Maria Alexandrovna. Elle put donc voir la funèbre procession défiler. Le cercueil était posé sur un grand char. Derrière venait toute une série d’équipages. Et longtemps, sur le champ blanc de neige, ce char mélancolique, lent et majestueux, profila sa silhouette noire.

Huit jours après, Maria Alexandrovna partit avec sa fille et Aphanassi Matveïtch pour Moscou. Son village et sa maison de ville furent mis en vente.

Mordassov perdit ainsi à jamais une dame bien comme il faut !

Cela n’alla pas sans cancans ; c’est ainsi qu’on assurait qu’Aphanassi Matveïtch était à vendre avec le village… Une année se passa, puis une autre, et Maria Alexandrovna fut oubliée. Pourtant on raconta qu’elle avait acheté un autre village dans un autre gouvernement, et qu’un autre chef-lieu tremblerait entre ses puissantes mains. Zina serait toujours à marier. Aphanassi Matveïtch… Mais ne nous faisons pas l’écho de ces bruits vagues. Tout cela est faux.


Il y a trois ans que les lignes précédentes sont écrites. Qui aurait cru que j’aurais à rouvrir ce manuscrit pour y ajouter une page encore ?

Mais au fait.

Je commence par Pavel Alexandrovitch Mozgliakov.

En quittant Mordassov, il se rendit à Pétersbourg, où il obtint la place qu’on lui promettait depuis longtemps. Il fut bientôt lancé dans le monde, se mêla d’intrigues, s’éleva à la hauteur de l’esprit du siècle, redevint amoureux, refit une demande, redévora un refus et, ne pouvant le digérer, demanda à prendre part à une expédition envoyée dans un des coins les plus lointains de notre pays sans limites. Le corps expéditionnaire passa heureusement forêts et déserts, et enfin, après un long voyage, atteignit la capitale du lointain pays.

Il fut accueilli par le général gouverneur.

C’était un homme maigre et de mine sévère, un vieux militaire blessé dans plusieurs campagnes, décoré de deux crachats et d’une croix blanche. Il invita tous les tchinovniks à un bal pour le soir même. Pavel Alexandrovitch était ravi. Vêtu de son habit pétersbourgeois sur lequel il comptait pour produire un grand effet, il entra d’un air dégagé dans le grand salon. Mais il fut bientôt déconcerté par tant d’épaulettes épaisses et d’uniformes crachetés. Il lui fallait aller saluer la femme du gouverneur, jeune, disait-on, et très belle. Il s’approche avec aisance, — et, tout à coup, ouvre la bouche et reste raide d’étonnement. Dans une magnifique toilette de bal, Zina est devant lui, fière, orgueilleuse, belle, toute parée de brillants. Elle ne reconnut pas Pavel Alexandrovitch, son regard ne s’arrêta pas sur le visage du jeune homme. Mozgliakov rentra dans la foule et apprit d’un jeune tchinovnik des choses extrêmement intéressantes.

Il apprit que le gouverneur était marié depuis deux ans, depuis un voyage à Moscou. Il avait épousé une jeune fille très riche, d’excellente famille. La générale est très orgueilleuse et ne danse qu’avec les généraux (il y en avait neuf à ce bal). La générale a sa mère avec elle, une très intelligente femme de la plus haute aristocratie, mais qui se soumet à la volonté de sa fille. D’ailleurs, le général gouverneur est aussi en extase devant elle. Mozgliakov parla d’Aphanassi Matveïtch, mais il était inconnu dans ce pays lointain.

Un peu remis de son émoi, Mozgliakov fit un tour dans les salons et aperçut Maria Alexandrovna splendidement vêtue et qui parlait avec animation à un personnage d’importance. Autour d’elle s’empressaient plusieurs dames qui recherchaient ses faveurs ; Maria Alexandrovna était aimable avec tout le monde.

Mozgliakov risqua de se présenter à elle. Maria Alexandrovna eut comme un frisson, mais reprit aussitôt son assurance. Elle daigna le reconnaître et lui demanda des nouvelles de ses amis de Pétersbourg (pas un mot de Mordassov, pas plus que s’il n’existait pas). Enfin, en prononçant le nom de quel que prince inconnu de Mozgliakov, elle se détourna de lui sans affectation, pour s’adresser à un haut personnage aux cheveux gris et parfumés, et parut, un instant après, avoir complètement oublié Pavel Alexandrovitch qui restait sottement auprès d’elle.

Avec un sourire sarcastique et son chapeau à la main, Mozgliakov rentra dans le grand salon. Je ne sais pourquoi il se considérait comme offensé et ne voulut pas consentir à danser. Un air tristement distrait, un sourire méphistophélique ne quittèrent plus son visage. Il s’accouda dans une pose pittoresque à une colonne (comme exprès, le salon avait des colonnes), et pendant toute la soirée, plusieurs heures de suite, il resta à la même place, suivant du regard Zina. Mais, hélas ! tous ces trucs, toutes ces mines, cet air romantique et désillusionné, etc., etc., ne lui réussissent pas ! Zina ne le remarqua point. Enfin, las, exaspéré, les pieds engourdis par l’immobilité, affamé, car il n’avait pas soupé pour mieux tenir son rôle d’amoureux dolent, il rentra chez lui exténué, abattu. Et, long temps, il ne se coucha pas, songeant au passé… Dès le lendemain, il brigua et obtint une mission qui le ramena à Pétersbourg. Son âme se rasséréna en quittant la ville. Au loin, l’espace infini, le désert, la neige noircie de forêts au bout de l’horizon. Les sabots d’acier des chevaux retentissaient, mêlant leur bruit à celui des sonnettes. Pavel Alexandrovitch resta un instant songeur, puis s’endormit paisiblement. Il se réveilla au troisième relais, frais, dispos, occupé d’autres pensées.


FIN.