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Le Radium qui tue/p09/ch01

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Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. --404).

NEUVIÈME ÉPISODE

LA CLAIRIÈRE DE NICOLAS SLAVARÈDE


CHAPITRE PREMIER

Une soirée au Kremlin


— Malgré l’invitation gracieuse du vice-gouverneur de Moscou la Sainte, vous refusez d’assister à la soirée donnée au palais du Kremlin ?

— Nos pensées cadrent mal avec un décor de fête.

— Songez que c’est un honneur exceptionnel. En l’absence du grand-duc, le gouverneur, M. le comte Aïarouseff, vice-gouverneur, a tenu à marquer un intérêt particulier à des tourdumondistes du circuit Paris-New-York-Paris, et votre abstention sera mal interprétée.

— Il vaut mieux encourir une interprétation de ce genre que promener notre désespoir parmi les heureux.

Ainsi parlaient Larmette et ses compagnons, M. Defrance, Fleuriane, à présent rivés à la personne du criminel par l’écrit terrible qu’il leur avait arraché. À Khabarovsk, ils étaient montés dans le train se soudant, à Nikolsk, à celui de la ligne principale transsibérienne Vladivostok-Oural, laquelle se continue, par les voies ordinaires russes, vers Moscou, Saint-Pétersbourg et l’Europe occidentale.

Larmette, lui, avec son automobile, s’était engagé sur le tract sibérien, qui presque partout côtoie la ligne ferrée. Les trains marchent avec une lenteur désespérante ; la Botera possédait un puissant moteur. Bref, les voyageurs se maintinrent sensiblement au même niveau.

Au moment de franchir les hauteurs de l’Oural, le père et la fille, prisonniers moraux du joaillier, abandonnèrent le chemin de fer et reprirent place dans l’automobile. Tel fut l’ordre de Larmette.

Tous trois avaient parcouru ensemble les steppes de la Russie orientale, franchi la Volga, atteint son affluent la Moskva, et, remontant cette rivière, gagné Moscou. Comme hôtel le joaillier avait choisi la Moskva-Restauration, située sur la place du Théâtre, sans que ses victimes fissent la moindre observation.

Au surplus, il avait fixé son choix sur le meilleur hôtel de la cité, dix roubles par jour et par chambre, et il se déclarait in petto que « sa fiancée et son beau-père » seraient bien difficiles s’ils n’étaient pas satisfaits de ses procédés.

L’arrivée de l’automobile, quelques indiscrétions habilement commises par le rusé personnage, avaient appris au public que la Botera portait les seuls concurrents ayant franchi l’Alaska et le détroit de Behring.

La chose s’était répandue parmi la société, et le comte Aïarouseff, vice-gouverneur de la cité sainte, offrant une grande soirée pour fêter la dix-huitième année de sa fille Nège, laquelle venait de passer brillamment ses examens de fin d’études à l’institution des Nobles Barines, le comte, disons-nous, avait pensé assurer à sa réception un attrait nouveau en invitant des gens échappés à la dislocation des glaces du Behring.

C’était à propos de cette invitation que Larmette insistait auprès de ses compagnons. À la dernière réflexion de Fleuriane, il riposta par un haussement d’épaules :

— Savez-vous, mademoiselle, que vous vous montrez peu aimable ?

Elle eut un regard méprisant et douloureux :

— Les esclaves n’ont point à être aimables. Ils obéissent, cela doit suffire.

— Cela suffirait s’ils obéissaient ; mais dans l’espèce…

— Oh ! fit-elle d’un ton las, pourquoi continuer cette conversation ? Dans toute chose importante, nous cédons à votre volonté. Nous étouffons même les murmures qui trahiraient notre honte et notre dégout. Pourquoi parler de cela ? Revenons aux réalités : cette fête du Kremlin. Il vous importe peu que nous y paraissions ou non. N’ordonnez, donc pas. Montrez-vous-y seul ; notre état de santé ne nous permet pas d’accepter.

Il y avait une souffrance aiguë dans ces paroles. Avec une affectation de courtoisie, le voleur riposta :

— Qu’il soit fait ainsi que vous le souhaitez. Un vœu de ma fiancée est un ordre pour moi.

Puis il se retira. Mais il ne ferma pas si vite la porte qu’il ne put entendre Fleuriane gémir :

— Oh ! père, ne préférez-vous pas mourir ?

D’un pas tranquille le coquin rentra dans sa chambre, rédigea en style protocolaire une longue lettre au comte Aïarouseff, par laquelle il acceptait pour lui-même l’insigne honneur d’être reçu au Kremlin et excusait ses amis, très éprouvés par les fatigues d’un voyage sans précédent.

Le soir venu, il revêtit un impeccable habit, se fit amener une voiture et y prit place en lançant au cocher d’une voix insouciante :

— Palais du Kremlin, résidence du gouverneur !

Les deux indications sont nécessaires, car le Kremlin n’est point un palais, mais une enceinte contenant un assemblage de palais et d’églises.

C’est le « Palatin » de l’ancienne Rome.

Bientôt, par le jardin Alexandre, il pénétrait dans l’enceinte interdite au commun des mortels. Déjà une foule nombreuse emplissait les salons, foule bigarrée, chamarrée, où les uniformes des régiments réguliers des cosaques, Tcherkesses ou Turkmènes, se mêlaient aux habits noirs, aux robes à l’instar de Paris, aux costumes étincelants des dames fidèles aux modes asiatiques de l’est russe. Rien, dans nos réunions occidentales, ne saurait donner une idée de ces agglomérations du bassin de la Volga.

Nos bals costumés les plus réussis sentent le théâtre, le faux, le convenu. La Parisienne la plus élégante apparaît gauche, alors qu’elle s’essaie aux draperies des Asiates. Là-bas, ces costumes magnifiques sont ceux que, tout enfant, on apprit à porter. Les corps ont naturellement les attitudes que commandent les étoffes. On n’est plus au théâtre, on n’a plus besoin de faire appel à la convention. On vit au milieu d’un monde réel des Mille et une Nuits.

Larmette subit cette impression. Un instant, ce calculateur du mal oublia ses préoccupations accoutumées ; mais bientôt les attentions dont il fut l’objet dissipèrent cette griserie artistique.

Le comte Aïarouseff fit cinq pas au-devant de lui, faveur grande, et la barine (dame noble) Nège, héroïne de la fête, daigna appeler le joaillier auprès d’elle pour l’interroger tout à son aise sur les incidents de son voyage autour du globe.

Avec la meilleure grâce, se contraignant à une modestie qui séduisit la curieuse, il narra quelques épisodes de la traversée des États-Unis, de la Sibérie, fit un tableau tragique de la lutte contre les glaces dans le détroit de Behring. Seulement, il remarqua bientôt que la jeune fille, peu à peu, s’abandonnait à une distraction inexplicable.

Maintenant elle regardait fréquemment vers la porte, où un géant blond, revêtu d’une somptueuse livrée, annonçait d’une voix de tonnerre les invités qui ne cessaient d’affluer. Évidemment, la jolie Nège attendait quelqu’un.

Sans doute, elle s’aperçut de l’étonnement empreint sur le visage du « Grand Automobiliste », car elle murmura :

— Je vous demande pardon. Je suis surprise, impatiente. Vous ne savez pas ; j’ai fini mes études au pensionnat des Nobles Barines. Vous concevez, je quitte des camarades ; j’en rencontrerai certainement beaucoup dans le monde ; mais pas toutes ; c’est la vie, n’est-ce pas ? Nitchevo ! Aussi j’ai voulu les réunir une dernière fois ; alors, mon père a désigné ce jour pour une fête, où les cinquante élèves des Nobles Barines ont été invitées. Pourquoi aujourd’hui ? Parce que c’est l’anniversaire de la fondation de l’école, sous le tsar Alexandre. Ce jour-là, les élèves se rendent dans l’immense propriété, où le bon tsar signa l’ukase déclarant l’école institut d’État. Elles font une joyeuse garden-party dans les bois autour du parc de Bjorsky.

— Le parc de Bjorsky ? interrompit Larmette avec un sursaut.

Son interlocutrice le considéra non sans étonnement.

— Quel effet vous fait ce nom ? Qu’avez-vous donc eu avec le parc de Bjorsky ?

Mais déjà le bijoutier de la rue de la Paix avait recouvré tout son calme.

— Rien du tout, vous pensez bien. Seulement, je croyais le parc distant du Kremlin d’environ vingt-cinq verstes, et je me disais que le retard de vos compagnes s’expliquait. Un pareil voyage, une journée en plein bois ! Elles doivent songer plutôt à dormir qu’a venir au bal.

La fille du vice-gouverneur, comte Aïarouseff, éclata de rire.

— Vingt-cinq verstes ! Une heure d’automobile, cela n’est point à considérer. Quant à celles de mes amies que j’attends plus particulièrement, je suis certaine qu’elles auront ménagé leurs forces. Songez donc, Pira et Livine : la première, fille du général commandant la circonscription ; la seconde, née du prince Shabloï, le président de la magistrature, doivent se faire entendre ce soir. Elles y tiennent certainement, car elles chantent comme les saints anges peints sur les icônes. Des voix de velours et de cristal ; je les adore, parce que le ne suis pas jalouse. Et comme leur succès rejaillira sur toute la pension des Nobles Barines, vous pensez bien que la directrice, Argata Gratamoff, aura veillé sur elles comme sur des réclames vivantes.

De nouveau, elle lança un rire argentin.

— Si Argata Gratamoff se trouvait là, je ne dirais pas cela ; je vous avertis pour que vous ne répétiez pas.

Puis, avec la grâce protectrice d’une fille de noble lignée, elle conclut :

— Je pense que vous ne m’en voudrez plus de mes distractions. Je les ai rachetées par la franchise, n’est-ce pas ? Je vais vous laisser. Il faut que je parle à mon père, qu’il envoie un cosaque aux « Nobles Barines » ; car vraiment je ne sais que penser de ne voir arriver personne.

Elle s’était levée et, se faufilant à travers les groupes, elle se dirigea vers le salon, où le vice-gouverneur pérorait au milieu d’un cercle de fonctionnaires empressés à lui faire leur cour.

Sans façon, elle l’arracha à leur admiration intéressée pour lui confier son anxiété. Le comte eut un sourire.

— Bah ! ma chère Nège, ne te trouble pas. Les Jeunes personnes, tes amies, sont des presque femmes, et tu dois savoir que les femmes ne peuvent jamais arriver à l’heure.

— Non, non, père, ce n’est pas cela. Argata Gratamoff n’est pas une femme du tout, elle. C’est une horloge animée. Je ne me souviens pas de l’avoir vue retarder d’une minute sur l’heure du pensionnat. Au moment où les aiguilles marquaient l’instant d’un changement d’occupation, Argata paraissait en criant : « Fin de la récréation. Rentrée à l’étude, ou à la classe, ou au dessin. » C’était merveilleux de précision. On aurait cru qu’elle était rattachée aux rouages par un fil, comme les petits oiseaux de ces horloges de bois que l’on fabrique en Suisse. Vous savez, le petit oiseau qui sort de la boite aux heures et qui crie : « Coucou ! coucou ! »

— Enfin, tu veux que j’expédie un des cavaliers de service aux nouvelles ?

— Tu me ferais plaisir, vraiment plaisir, je te l’avoue sans feinte.

— Alors, ma petite Nège, l’homme va partir, avec ordre de ramener le coucou, comme tu appelles la digne directrice, et toutes ses petites élèves.

Un ordre à un aide de camp ; celui-ci se précipita à l’extérieur, gagna le corps de garde. Deux minutes plus tard, le bruit des sabots d’un cheval, claquant sur les dalles de la cour, annonçait à l’inquiète Nège que le messager partait pour le pensionnat des Nobles Barines.

Larmette avait vaguement suivi tout ce manège de loin.

Au surplus, quelques personnes, tenues jusqu’alors à l’écart par la présence de Nège, profitèrent de son éloignement pour entourer le concurrent de l’épreuve sportive. Ce furent des questions nouvelles, auxquelles Larmette répondit sans se faire prier, intérieurement flatté d’être le point de mire de l’attention de gens importants.

Les applaudissements discrets l’encourageaient, il faut bien le dire.

Nul public n’est plus naïf que celui des demeures princières.

Il se croit sceptique ; il raille toutes les vraies supériorités qu’il ne comprend pas ; mais qu’un hâbleur se présente, qu’il jette en pâture à ces esprits frivoles des récits empruntés aux fantaisies d’auteurs folâtres, il obtient aussitôt créance. Il semble que la société dite éclairée réserve toutes ses tendresses pour les aventuriers.

Toujours est-il que Larmette se lassa de ce succès facile. S’excusant sur la fatigue, il annonça à ses auditeurs qu’il allait quitter le Kremlin pour regagner la Moskva-Restauration.

Et comme preuve de sa sincérité, au moins en ce qui concernait cette dernière affirmation, il se dirigea vers le salon où se tenait le comte Aïarouseff, dans le but de prendre congé de Son Excellence.

La foule compacte retardait sa marche. Elle était pourtant moins dense aux abords du salon gouvernemental. Le vice-gouverneur n’aimait pas être étouffé, on le savait et on lui laissait le plus d’air et d’espace compatibles avec l’empressement que l’on se croyait tenu de lui marquer.

Le joaillier se glissa doucement dans le cercle, cherchant à attirer l’attention du haut fonctionnaire.

La jeune Nège lui parlait avec animation, ses petits gestes nerveux trahissant une agitation dont le bijoutier comprit la cause. Évidemment les demoiselles de l’institut des Nobles Barines n’avaient point encore paru. Sans la moindre pitié pour l’agacement qu’un tel retard devait provoquer chez Nège, Larmette se confia en aparté :

— Aussi, cette idée de s’en aller au parc de Bjorsky, un jour de bal ! Elle a beau dire, cette petite Nège, c’est loin. Je m’en souviens, j’ai fait le parcours autrefois.

L’apparition d’un nouveau personnage coupa court à ses réflexions.

C’était un cosaque en grande tenue de parade, la main droite élevée à la hauteur de son bonnet d’ordonnance, et qui, l’air grave, lança ces paroles, par lesquelles le soldat russe attire l’attention de ses chefs :

— Je te salue, petit père.

Tous les yeux s’étaient portés sur le nouveau venu. L’aide de camp, dépêché tout à l’heure au corps de garde, prononça à haute voix :

— C’est Yégor… Il revient sans doute de l’institution des Nobles Barines.

— Ah ! s’exclama joyeusement Nège, alors ces demoiselles te suivent ?

Mais Yégor secoua négativement la tête.

— Non, barine.

— Non ? Pourquoi ? Tu ne leur as donc pas dit qu’elles me faisaient trépigner d’impatience ?

— Si, barine, je l’ai dit.

— Eh bien ?

— Eh bien, elles ne viendront pas cependant, parce qu’elles ne le peuvent pas.

Nège oublia la réception officielle, la tenue pleine de réserve imposée par les protocoles aux jeunes filles de sa condition, et, faisant un pas en avant, elle s’écria, les sourcils froncés :

— Argata Gratamoff a refusé de venir ?

Le cavalier secoua la tête avec acharnement, en homme qui ne veut pas voir s’accréditer une erreur.

— Elle ne refuse pas, la pauvre et respectable dame. C’est le docteur qui refuse.

— Comment, le docteur ? Que vient faire là dedans le docteur ?

— Ce qu’il fait, Barine ? Il soigne Argata Gratamoff.

— Il la soigne ?

— Oui, parce qu’elle est au lit et qu’elle souffre. Elle est malade.

Tous les assistants prirent des mines apitoyées.

Ils savaient que Nège était une enfant gâtée, et ils comprenaient combien un pareil contretemps devait irriter la jolie personne, accoutumée à ne rencontrer aucune résistance à ses volontés.

Cependant, le comte Aïarouseff, plus navré encore que les autres d’une déception atteignant sa fille, s’écria :

— Enfin. Yégor, explique-toi, mon brave.

— Que dois-je expliquer, Excellence ?

— Depuis quand Argata Gratamoff est-elle souffrante ? Pourquoi n’a-t-elle pas prévenu ?

— Le mal la prise pendant la promenade au parc de Bjorsky. Au retour elle a dû s’aliter.

Nège avait déchiré son mouchoir qu’elle tenait entre ses mains nerveusement agitées.

— Soit ! fit-elle. Argata ne peut venir. Rien ne l’empêche d’envoyer mes camarades par une sous-maîtresse.

— Impossible Barine. Les deux sous-maîtresses sont malades aussi.

— Hein ?

Du coup, l’assistance marqua un intérêt réel. Cela devenait curieux, en vérité.

— Mais, par les saintes Images, clama Nège furieuse, tout le pensionnat n’est point atteint par une épidémie ?

— Si, barine, si, répliqua respectueusement le cosaque.

Il y eut un moment de stupeur. Quoi ? toute l’institution frappée en même temps ? Et Nège, déchiquetant à présent son éventail, reprit :

— Cela est insensé. Voyons, mes deux rossignols, à qui j’avais préparé ce soir un succès de chant ? Pira ?

— Malade, barine.

— Livine ?

— Malade.

— Ça, grommela le vice-gouverneur, qui ne craignait pas parfois une douce trivialité, ça c’est plus difficile à avaler qu’un verre de vodki.

Et tous les visages exprimant une admirative approbation pour cette pensée si juste, il poursuivit :

— Voyons, Yégor, tu n’es pas ivre, n’est-ce pas ?

— Pas du tout, Excellence. Quand je suis de service, je ne bois jamais.

— Je sais, je sais. Tu es un bon soldat. Alors, réponds clairement. Voilà une maladie qui s’abat d’un coup sur tout l’institut des Nobles Barines. Il est inadmissible que la pension de la noblesse soit aussi maltraitée. Si les filles des fonctionnaires et seigneurs sont ainsi atteintes, il n’y a plus de gouvernement possible, à moins que l’épreuve ne soit envoyée par le Très-Haut. C’est de cela qu’il importe de s’assurer.

Il prit le ton d’un juge conduisant une enquête pour demander :

— Quand ce malaise subit a-t-il atteint les nobles élèves et leurs professeurs ?

— Après le déjeuner sur l’herbe à Bjorsky, Excellence.

— Après le déjeuner ?

— Oui, Excellence ; on avait choisi la jolie clairière, où est la statue de bois de Nicolas Slavarède, qui pousse les fiancés vers les jeunes filles ayant la dévotion du grand saint.

— La clairière Nicolas ?

Une voix stupéfaite répéta ces trois mots. Les assistants se regardèrent. Qui avait parlé ? Sur tous les visages, la même expression questionneuse. Le comte Aïarouseff ouvrit la bouche pour inviter l’auteur de l’exclamation à indiquer le sens de son cri. Mais Nège ne le lui permit pas. Elle voulait savoir comment ses camarades allaient être privées du plaisir de la voir dans tout le rayonnement de sa gloire. Que lui importait le reste !

— Continue, Yégor, dit-elle d’un ton décidé, coupant la phrase prête à jaillir de l’auguste bouche de son père.

Et Yégor, obéissant à la fille du gouverneur comme au gouverneur lui-même, reprit :

Les barines se sont assises en cercle. Elles ont déjeuné très gaiement. Argata Gratamoff avait fait apporter par les automobiles un repas délicat ; toutes les nobles demoiselles lui rendent cette justice. On avait ri beaucoup ; mais vers la fin du repas, presque au même instant, directrice, sous-maîtresses, élèves se sentirent indisposées.

— Un empoisonnement ! s’écrièrent dix personnes.

Le cosaque riposta :

— Un simple soldat ne saurait contredire de hauts personnages, mais le médecin, lui, n’appelle pas cela un empoisonnement.

— Et comment désigne-t-il ce mal aussi subit que général ?

— Il prononce : brûlures nombreuses d’un caractère particulièrement perfide.

— Brûlures ?

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Ces exclamations se croisèrent. Dans l’assistance des remous se produisirent. Personne ne remarqua l’angoisse de Larmette, tant la préoccupation générale enlevait à chacun ses facultés d’observation.

Peu à peu, il s’était glissé jusqu’au premier rang des curieux. Là, les regards rivés sur le cosaque Yégor, il écoutait. À le voir, on eût cru que sa vie dépendait de ce qu’il allait dire.

Nège voulait savoir. Elle imposa silence d’un geste violent à tous ces gens qui échangeaient des questions inutiles. Furieuse devant l’incompréhensible, la jeune fille saisit le cosaque par le bras.

— Assez parlé en charade, Yégor, sois bref et clair ; que t’a dit le docteur ?

— Ce que je viens de répéter, barine.

— Mais encore ? Il t’a donné des détails ? Il s’agit de mes amies, ne l’oublie pas. Les brûlures sont-elles graves ? Nécessiteront-elles un long repos ?

— Le docteur espère que quelques jours suffiront.

— Bien. Comment se sont-elles brûlées ?

— Personne ne le sait, barine.

— C’est stupide ce que tu me contes là. Ces demoiselles ont bien dû s’apercevoir… Quand on s’incendie, on le remarque.

— J’en demande excuse à la barine, elles disent toutes qu’elles ne se sont pas rendu compte.

— C’est trop fort !

Ma foi, tous les auditeurs opinèrent du bonnet. Oui, vraiment, c’était trop fort. Nège rugit, autant que ses moyens vocaux le lui permirent :

— Mais enfin, elles se sont échaudées en mangeant un plat trop chaud, en buvant une boisson bouillante ?

— Non, non. Le repas était froid, la boisson rafraîchie à la glace.

Cette fois, un vent de folie sembla passer sur l’assistance. Des gens brûlés en mangeant froid ? Le comte Aïarouseff, Nège, vingt spectateurs entourèrent le cosaque.

— Garçon, tu ne sais ce que tu dis.

— On s’est moqué de toi !

— On t’a traité comme ces soldats naïfs, auxquels on envoie chercher la clef du polygone, le pivot de conversion ou la trajectoire.

Sous cette tempête, le cosaque demeura d’un calme inaltérable.

— Le docteur ne se moquerait pas d’un fidèle serviteur du tsar, représentant la volonté de S. E. le vice-gouverneur comte Aïarouseff.

— C’est vrai, c’est vrai, firent plusieurs voix, parmi lesquelles on distinguait celle de Larmette.

— Alors, parle, parle donc. Répète ce qu’il t’a déclaré, si tu ne veux me faire expirer d’impatience.

Yégor s’inclina.

— Je t’obéis, barine ; mais cela est très difficile à exprimer. Je ne suis qu’un soldat, je ne sais pas les mots qui plaisent à la noblesse… je vous prie de me laisser réfléchir une minute, le temps de me rappeler les paroles du savant docteur. En disant exactement la même chose que lui, j’espère me faire comprendre de vos oreilles excellentissimes.

Et le vice-gouverneur, Nège, ayant consenti, un silence régna dans la salle. Tout le monde attendait, avide de discerner quelque chose de clair dans cette obscure affaire. Enfin, le cosaque releva la tête.

— Voilà. Le docteur m’a dit :

« — Mon brave, tu n’es certainement pas fort en médecine. Écoute bien, pour rapporter mes conclusions sans les dénaturer.

— J’écoute, comme si tu étais mon ataman (chef cosaque), petit père, ai-je répondu.

« — C’est parfait. Eh bien, donc, en médecine, quand nous voulons exprimer l’inflammation, nous désignons la maladie par le nom de l’organe suivi de la terminaison ite. Ainsi, gastr…ite (affection de l’estomac), céphal…ite (mal qui a son siège à la tête) ; entér…ite (touchant l’intestin) ; méning…ite (concernant les méninges), tu comprends ?

— Oui, petit père, ai-je dit. C’est plus difficile que la théorie de l’escadron, mais en faisant attention, cela entre tout de même.

« — De mieux en mieux. Or, mon ami, l’affection, la brûlure qui a atteint au même moment tout le personnel de l’institut des Nobles Barines, pourrait s’appeler, en suivant la règle dont il s’agit, une général…ite aiguë, à caractère épidémique.

— Une généralité ! s’exclamèrent les personnes présentes sur un ton d’inexprimable étonnement.

— Oui, bien. Cela ne vous paraît pas clair ? murmura Yégor, évidemment satisfait par la constatation.

— Pas clair ? dis plus noir qu’une bouteille à encre. Le cosaque sourit au comte Aïarouseff. En vérité, le soldat semblait reconnaissant au vice-gouverneur de penser exactement comme lui-même ; cela le relevait à ses propres yeux. Et il prit une pose avantageuse pour continuer :

— J’ai été comme vous, Excellence : je n’ai pas compris d’abord. Mais le docteur est entré dans des explications.

« — Généralite, m’a-t-il répété, j’emploie le mot à cause de général pris dans le sens de total.

Personne ne parlait. L’incident devenait d’un inédit renversant. Yégor put achever tranquillement :

— Le docteur a commencé un traitement adoucissant : cataplasmes, fécules, etc.

— Mais qu’est-ce qui a pu produire pareille aventure ?

Tel fut le cri de Nège, répété aussitôt sur tous les tons par les spectateurs.

— Oui, oui, qu’est-ce qui a produit ce cataclysme ?

Le cosaque haussa les épaules.

— Ça, on ne le sait pas ; seulement, il y a un homme qui affirme qu’il le saura.

— Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?

— Un Anglais.

— Un Anglais ? Comment se trouve-t-il mêlé à l’événement ?

— Il s’est présenté de suite. Il a demandé à Argata Gratamoff d’ouvrir une enquête. C’est, paraît-il, un détective émérite de l’Angleterre. On lui a accordé naturellement l’autorisation.

— Qui est ce détective ?

— Son nom, c’est là ce que vous désirez connaître ? Eh bien, son nom, c’est Dick Fann !

Les deux syllabes étaient à peine prononcées qu’il se produisit une bousculade. Il y eut des murmures, des interjections ; un sillon sembla diviser la foule dans la direction de la porte de sortie.

Et le calme rétabli, sans que personne se fût rendu compte de ce qui venait de se passer, on eût vainement cherché Larmette parmi les assistants. Le joaillier avait disparu.

Le nom de Dick Fann, de cet adversaire qu’il croyait englouti dans les abîmes de la mer de Behring, avait bouleversé le misérable.

D’instinct, comme le fauve surpris, il avait fui, se frayant un passage dans la foule. De là, la bousculade ; de là, les clameurs mécontentes.

Maintenant il traversait d’un pas rapide les cours du Kremlin, se hâtant vers le parc Alexandre. Dans son trouble, il monologuait :

— Le parc de Bjorsky ! Quelle déveine ! Ces stupides filles qui choisissent justement cette clairière de Nicolas Slavarède ! Il ira voir, c’est sûr ; s’il y va, il découvrira tout. Une cachette si bien choisie ! Qui aurait pu penser ?

Et avec rage :

— Une opération pareille réduite à néant ! Non, non, la Botera va me transporter comme la foudre. Il ne trouvera plus rien, plus rien.

Il eut un ricanement de triomphe ; mais, presque aussitôt, il frissonna, ses dents claquèrent.

— Avec cet homme-là, on ne sait jamais ; il est capable de me tomber sur les épaules au moment même où je serai là-bas. Et alors, ce n’est pas seulement l’affaire qui est éventée : c’est moi qui suis pris. Le diable étrangle le détective qui se mêle de ce qui ne le regarde pas !

La place des Théâtres est à deux pas du Kremlin.

Larmette s’arrêta plusieurs fois durant ce court trajet. Ses gestes, ses mouvements de physionomie montraient l’acuité de ses réflexions.

Ce fut seulement en face de la Moskva-Restauration, où il avait laissé sa voiture, que son attitude changea.

— Parbleu, murmura-t-il, c’est cela. Le risque pour eux, le bénéfice pour moi. Voilà la situation. Au pis aller, je reste libre. Et libre, on peut se retourner.

Les domestiques, interrogés par le joaillier, déclarèrent que l’on avait « éteint » dans les chambres occupées par M. Defrance et sa fille. Les voyageurs devaient être couchés.

Larmette fit entendre un sourd grondement, cela contrariait vraisemblablement ses plans. Il sembla se consulter durant quelques secondes, puis, prenant son parti :

— Non, il n’y a pas à hésiter. Tout retard est dangereux. Qu’ils se lèvent ! Plus tard, ils dormiront tout à leur aise.

Et il gagna la porte du trusteur canadien, sur le panneau de laquelle il exécuta un roulement continu.

L’effet de cet exercice ne tarda pas à se produire. Le battant tourna sur ses gonds, démasquant la figure ahurie de M. Defrance.

— Qu’est-ce ? Ah ! c’est vous ! Pourquoi me réveiller à cette heure ?

— Bon ! je ne vous réveille pas, car vous ne vous êtes point couché.

En effet, d’un coup d’œil, le joaillier avait constaté que son interlocuteur était complètement vêtu.

D’un mouvement si brusque que M. Defrance ne put s’y opposer, Larmette poussa la porte. Il eut un cri joyeux. Dans la pièce, Fleuriane était assise auprès d’un guéridon, absorbée en apparence dans la lecture d’une revue.

— Tous les deux ! parfait ! s’exclama le drôle. Que me parliez-vous donc de votre sommeil, mon cher beau-père ?

Le Canadien rougit sous l’appellation ironique.

— Nous désirions ne pas jouir de votre société ce soir. La souffrance a parfois besoin de vacances. Mais pareille déclaration n’était pas pour émouvoir le nouveau venu.

— Vous aurez des vacances plus tard.

— Comment ? ! Prétendez-vous nous imposer votre présence ?

— Oui et non. Je vous emmène.

— Où donc ?

— Vous le verrez. Sachez seulement qu’il s’agit d’une promenade en automobile. Au clair de lune, rouler à travers la campagne, quoi de plus poétique ? Quoi de plus capable à faire rêver les jeunes filles ?

— Mais enfin, si nous refusions ?

Larmette coupa rudement la protestation commencée.

— La chose en question est de celles où je ne permets pas la résistance. Veuillez prendre votre chapeau. Vous, mademoiselle, faites de même.

Et, arrêtant toute nouvelle interrogation de ses victimes, tremblantes et irritées :

— Je vous instruirai en chemin. Je vous donne  cinq minutes ! Je vous attends au garage de l’hôtel. Dans cinq minutes, la Botera sera prête à partir, et il faut qu’elle parte. Donc, soyez exacts.

Sur ce, il sortit. Que dirent le père et la fille après son départ ? Impossible de le savoir. Seulement, M. Defrance était très pâle, et Fleuriane avait les yeux rouges lorsqu’ils prirent place dans la Botera, au volant de direction de laquelle Larmette s’était déjà installé.

La machine se mit aussitôt en marche, traversa la place des Théâtres, gagna la place Loubianska, puis, laissant à gauche le couvent Stretensky, parcourut la longue avenue de Mietochanskaya, dépassa la barrière de Kretskaya, longea les jardins de Marine-Rostcha, et, à toute vitesse, s’enfonça dans la campagne.

Non loin du couvent Stretensky, Larmette avait ralenti l’allure, au moment où sa cent chevaux longeait la façade de bâtiments percés d’une porte monumentale, au fronton de laquelle des lettres d’or figuraient les caractères russes signifiant : institut des nobles Barines.

Le Joaillier avait examiné la façade d’un air inquiet. Évidemment, tout était en mouvement à l’intérieur de l’aristocratique pensionnat.

Les fenêtres éclairées, des lumières brusquement déplacées, des ombres agitées se découpant en noir sur les rideaux transparents, trahissaient les incidents étranges que le cosaque Yégor avait rapportés au palais du Kremlin. Un moment, Larmette donna un coup de volant si brusque, que l’automobile fit une violente embardée. Deux silhouettes noires projetées sur un rideau avaient motivé cette manœuvre intempestive. Et le bandit ne s’était pas trompé. Il avait reconnu Dick et son compagnon Jean Brot.

Tous deux étaient donc sur sa piste. Mais ils cherchaient encore. S’ils devinaient la vérité que Larmette tenait tant à cacher, ils arriveraient trop tard. Les leviers furent manœuvrés. Le véhicule accéléra sa vitesse.

Pourtant, l’indécision du coupable l’avait trahi. Fleuriane et son père, surpris par les secousses de l’appareil, écarté de la bonne direction, puis ramené par son conducteur, avaient levé la tête. Suivant le regard de leur bourreau, ils avaient aperçu les silhouettes de leurs amis.

Et la jeune fille, se serrant contre son père, avait murmuré :

— Lui ! lui ! Père, il nous sauvera.

Au même instant, Dick Fann, ignorant que sa bien-aimée passait si près de lui, se présentait dans la chambre de la directrice.

— Madame, dit-il, une de vos automobiles est-elle en état de partir de suite ?

— Cela demandera une demi-heure, si les mécaniciens sont là.

— Ils y sont. Veuillez m’autoriser à disposer d’une voiture.

— Pour ?…

— Pour me rendre à Bjorsky. Je pense en revenir avec l’explication du singulier accident dont vous et vos élèves avez été victimes.

— Vraiment ? s’écria Argata Gratamoff. En ce cas, partez vite, car je crois que j’aurai presque autant de plaisir à savoir comment je me suis brûlée qu’à être guérie.

Cependant, la Botera filait dans la campagne ainsi qu’un météore.

La lune répandait sa clarté blanche sur les champs, les clôtures, les canaux d’irrigation. Au flanc des coteaux elle jetait un manteau d’argent et, dans le ciel d’un indigo profond, les étoiles, par myriades, scintillaient, tels des yeux clignotants ouverts sur les misères terrestres.