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Le Radium qui tue/p09/ch03

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Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 414-426).


CHAPITRE III

Où Dick se retrouve


En quittant la clairière de Nicolas Slavarède, Dick avait retrouvé, à deux cents mètres dans le fourré, les cosaques et les policiers qui l’attendaient.

Il conféra quelques instants à voix basse avec le chef de l’expédition, puis il s’enfonça à travers bois.

Franchissant la lisière, il descendit par un lacet sinueux une pente raide, couverte de plantes épineuses, et se trouva enfin sur la route de Moscou.

À l’abri d’un bouquet d’arbres, une automobile attendait.

Sur la banquette, un personnage se dressa à l’apparition du détective.

— Patron, c’est vous !

— Oui, petit, Jean.

En quelques mots, Dick expliqua au dévoué gamin par suite de quelles circonstances l’arrestation de Fleuriane et de M. Defrance ne pouvait être empêchée.

Et il se renfonça dans ses réflexions, sans remarquer l’ahurissement peint sur les traits du jeune garçon.

Un quart d’heure se passa. Un bourdonnement lointain fut apporté par la brise légère qui balayait la route. Les yeux de Fann brillèrent.

— La Botera  ! fit-il entre ses dents. Ils s’en vont à une allure lente… Oui, oui, il faut donner à l’escorte la possibilité de sortir des bois de Bjorsky… La marche n’est pas commode, la nuit, à travers ces massifs forestiers.

Un nouveau quart d’heure s’écoula encore. Enfin, Dick Fann frappa sur l’épaule de son jeune compagnon.

Celui-ci le regarda avec surprise.

— Écoute, M. et Mlle Defrance vont être mal logés…

— Dame, on peut le dire, quand on vous met en prison… meublée.

— Mais au moins, ils seront à l’abri des coups de Larmette. Les geôliers les garderont captifs ; mais ils les garderont aussi contre les tentatives criminelles du dehors. En ce moment, il nous faut relever une piste. Celle du complice de Larmette, qui s’en va chargé du radium volé. C’est à l’endroit où il le déposera que reviendra fatalement le joaillier. C’est là que nous devons l’attendre et le prendre. Cosaques, gens de police, nos chers prisonniers, le coquin Larmette, sont trop loin à présent pour que notre moteur leur apprenne notre présence. À l’œuvre, petit Jean !

Il n’avait pas achevé que l’automobile se mettait en route.

C’était une machine de tourisme, douze chevaux, prêtée au détective par Argata Gratamoff, directrice de l’Institut des Nobles Barines.

À toute vitesse, la voiture parcourait la route, s’éloignant des coteaux boisés de Bjorsky. À gauche de la voie, s’ouvraient des vallons parallèles, séparés par des coteaux de faible hauteur.

Au troisième, Dick Fann commanda :

— Stop !

Et, l’automobile immobilisée, il sauta lestement à terre.

— Attends-moi ici, petit. Je vais relever les traces du complice, porteur du radium.

— Bon, il vaudrait peut-être mieux que j’aille avec vous.

— Je te remercie, Jean. S’il y avait péril, sois sûr que je t’emmènerais. Mais ma conviction est que je ne rencontrerai personne. Il y avait ici un complice de toute confiance, employé en apparence aux carrières, chargé en réalité de veiller sur le dépôt du radium. Larmette, sachant le dépôt menacé, a donné à cet homme mission de le transporter ailleurs. Où ? Voilà ce qu’il importe de savoir. Le joaillier accompagne les cosaques, son second s’éloigne avec le précieux métal. Qui de deux retire deux, reste à zéro. Je ne trouverai personne sur ma route.

Il parlait avec une telle conviction, que Jean Brot inclina la tête, persuadé de la vérité des affirmations de Dick.

Dick Fann s’enfonça dans le vallon, sans accorder la moindre attention aux taches blanchâtres du rocher mis à nu par la mine. Ses yeux ne quittaient pas le sol.

À plusieurs reprises il se baissa, et, de la règle graduée dont il s’était déjà servi à la clairière Nicolas Slavarède, il mesura des empreintes à peine visibles sur l’herbe courte, poussant par endroits au milieu même du sentier.

— À la bonne heure, monologuait-il, l’homme est revenu…

Dick Fann avançait toujours. Il était arrivé auprès de la cabane qu’occupait naguère Ivan.

Ici, il redoubla de précautions. À Jean, il avait affirmé qu’il ne rencontrerait personne. Cependant, il agit ainsi que si la chaumière contenait des habitants. Il la contourna, s’en approcha par mouvements insensibles, évitant le bruit le plus léger.

Ainsi il parvint tout près de la porte. Celle-ci était entre-bâillée.

Dick eut un sourire :

— Oh ! oh ! grommela-t-il. Ivan s’est pressé. Il craignait d’être surpris.

Sur ce, il pénétra dans la cabane.

Un plancher de terre battue, des rondins de bois servant de sièges et de table, quelques planches inclinées ayant servi de lit, des pics de carrier, divers outils, jetés au hasard dans les angles, c’était tout.

Près d’une planchette, le jeune homme tomba en arrêt.

Cette plaque de bois, fixée à la muraille ainsi qu’un rayon d’étagère, était couverte d’une couche épaisse de poussière sur laquelle se dessinait nettement un rectangle, exempt de toute poudre.

— Tiens, tiens, il y avait là une boîte… Cette boîte a été emportée… elle représentait donc une valeur.

Et, après un moment de silence :

— Curieux… les dimensions sont telles que vingt-sept écrins de tubes de radium d’un gramme chacun, y trouveraient place côte à côte. Or, vingt-sept tubes de ce genre correspondraient exactement à la fortune mondiale en radium, dérobée par le sieur Larmette. Étrange coïncidence !

Il s’était penché sur la tablette, ses doigts semblaient caresser le bois.

De sa main restée libre, il enflamma une allumette, et, à la clarté de la flamme vacillante, il considéra le bout de ses doigts.

Des grains de poussière s’y étaient attachés. Mais parmi les parcelles blanchâtres, provenant évidemment des roches de la carrière, deux ou trois corpuscules noirâtres attirèrent son attention.

Il approcha la flamme, ces corps noirs flambèrent. Et son visage s’éclaira.

— Oh ! oh ! du papier passé aux trois acides… du papier imperméable aux rayons du radium.

Puis, Joyeusement :

— Donc, l’homme va loin. Et le contenu du paquet qu’il porte ne doit pas se trahir par des radiations intempestives.

Dick regagna la sortie et promena autour de lui un regard investigateur. À vingt pas environ, un ruisselet courait entre ses rives herbues. Une planche jetée en travers du courant indiquait que l’habitant de la cabane avait affaire fréquemment sur l’autre rive.

— Voyons donc cela.

D’instinct, le détective se dirigeait vers le pont improvisé.

Mais, au moment de s’y engager, il fit halte avec une exclamation de triomphe. Au bord de l’eau, le sol imprégné, humide, avait conservé deux traces profondes, que le jeune homme reconnut.

Et les empreintes, la pointe tournée vers le ruisseau, disaient clairement que l’homme avait traversé le cours d’eau. Sans hésiter, Dick Fann le franchit à son tour. Sur l’autre bord, les herbes foulées, usées par le passage fréquent des piétons, dessinaient une sente se dirigeant en ligne droite vers une excavation sombre se découpant au pied de la colline.

En y arrivant, le détective comprit ce qui y appelait d’ordinaire le complice du joaillier. De la litière foulée, une mangeoire grossière en démontraient la destination. Cette anfractuosité avait servi d’écurie.

Et soudain, un amas d’étoffe, gisant dans un coin, apparut au jeune homme. Il le saisit. C’était un vêtement de laine, maculé de traces blanches et noires, poudre de rochers colorée par les gaz explosifs des cartouches de mine.

— Il a changé de costume, se confia Dick Fann, il n’est plus semblable à lui-même. Heureusement, il a la boite au radium… et puis son cheval…

Il se rapprocha de la mangeoire. Une étrille usée avait été abandonnée au fond. Il la prit. Des poils roussâtres étaient demeurés engagés entre les ardillons de fer. Cette vue ramena un sourire sur les traits du détective.

— Cheval bai, fit-il.

« Quelle direction, maintenant ?

Cela ne fut pas difficile à déterminer. Le sentier du pont se terminait à l’abri naguère occupé par le quadrupède, dont les traces se dessinaient nettement dans l’herbe de la prairie longeant le pied du coteau exploité par les carriers. Dick prit le même chemin. Cent mètres plus loin, une sente sablonneuse se coulait entre les arbustes garnissant la pente. Les pas du cheval avaient marqué leur forme dans le sol meuble.

Vingt minutes après, le jeune homme atteignait la crête que le chemin traversait diagonalement, conduisant à un lacet descendant la pente opposée et serpentant à travers la campagne.

De son poste élevé, Dick dominait une étendue de plusieurs verstes. Le sentier aboutissait à une large route, dont la direction fut un trait de lumière pour le policier.

— La route de Tcherk-Zovo et du faubourg de Préobrajensky… L’homme va rentrer à Moscou par la barrière de Préobrajensky et la gare de Kazan… Vite, vite, il s’agit d’arriver a la barrière avant lui.

Courant. Dick Fann revint sur ses pas, dévala le chemin sablonneux, passa près de l’écurie, retraversa le pont, et bientôt rejoignit Jean Brot, que son absence prolongée commençait à inquiéter.

Sans donner au gamin le temps de l’interroger, il sauta auprès de lui, lui prit le volant des mains, et, mettant l’auto en pleine vitesse, il prononça ces seules paroles :

— Il s’agit d’arriver les premiers… Nous avons deux fois plus de chemin à parcourir.

Par bonheur, la nuit, les routes sont libres. Dick put maintenir une allure vertigineuse, contourner la partie nord-est de Moscou et, par les jardins de Lakolinsky et Rosten, la route longeant la rivière Rylenka et le pont Pokrovsky, atteindre le faubourg de Préobrajensky.

À cent mètres de la barrière, il stoppa, tira un carnet de sa poche, traça rapidement quelques mots sur un feuillet, le détacha et le remit au gamin, ahuri de toutes ces manœuvres, incompréhensibles pour lui.

— À huit heures, du matin, tu te rendras à l’Institut des Nobles Barines. Tu remettras ce papier à Argata Gratamoff, à elle-même, tu m’entends ? Il faut que tu la voies en personne. Elle aura à envoyer de suite un mot au Kremlin. Tâche d’être chargé de ce soin. Au Kremlin, tu procéderas comme à l’Institut. La lettre d’Argata devra être remise en mains propres de la destinataire, et tu tâcheras de la décider à emprunter ton automobile pour répondre à l’appel de la directrice du pensionnat. Cela te mettra vers neuf heures dans cet établissement. J’y serai, selon toute probabilité. Au cas où, par impossible, je ne serais pas libre, j’enverrai des instructions. Tu as bien compris ?

— Rien du tout… c’est-à-dire, patron… ce que j’ai à faire, oh ! ça, c’est limpide. Mais pourquoi je le fais, ça, c’est la bouteille a l’encre.

— Tu sauras plus tard. Sois persuadé seulement que tes actions ont une importance capitale, et que tu auras travaillé à adoucir autant que possible la terrible situation de M. Defrance.

Puis, descendant sur la chaussée :

— Va te reposer, mon enfant, mais à huit heures précises présente-toi à l’Institut. Va.

Comme obéissant à sa voix, l’automobile vira aussitôt. Quelques instants plus tard, elle avait disparu.

Alors Dick Fann, se jetant dans Généralskaïa, gagna bientôt la voie Préobrajensky, qu’il parcourut jusqu’à la barrière à laquelle le faubourg a donné son nom.

Là, il discerna une maison, dont la porte était précédée d’un perron de trois marches. Il se glissa sous la voussure et disparut dans son ombre.

Combien de temps dura sa faction ? Plusieurs heures, car les premières lueurs de l’aube blanchissaient les maisons, lorsque les sabots d’un cheval sonnèrent sur les larges dalles de la barrière.

Dick regarda et eut un soupir de satisfaction. Un cheval bai se tenait immobile à présent, tandis que son cavalier parlementait avec les cosaques préposés à la garde de cette entrée de la ville sainte.

« Tiens ! se dit le jeune homme, la boîte est beaucoup plus haute que je ne l’avais supposé. »

La réflexion lui était arrachée par la vue d’une boîte noirâtre, que le nouveau venu portait sous son bras.

Son étonnement ne dura pas. L’homme ouvrait la boîte, la présentant aux regards des cosaques, tandis que sa voix parvenait jusqu’au détective.

— Oui, chirurgien. Voici mes instruments. Une opération urgente.

Ce qui amena cette nouvelle réflexion de Fann :

— Très ingénieux. Boîte à double fond. Trousse chirurgicale dans le compartiment supérieur.

Les cosaques, eux, médusés par les scalpels et autres accessoires de chirurgie, marquaient une déférence parfaite à Ivan.

Donc, le cavalier poussa son cheval et s’engagea dans la Préobrajenskaïa.

Quand il passa devant l’abri du détective, celui-ci eut peine à retenir un cri de surprise.

— Mais je le connais, cet Ivan ! C’est un des associés de Larmette que j’ai vus à Paris, dans le magasin de la rue de la Paix. C’est le nommé Muller !

Le cavalier avait parcouru une cinquantaine de mètres. Évidemment, il ne croyait pas à la possibilité d’une « filature », car il ne se donnait même pas la peine de regarder à droite et à gauche.

Le détective n’eut donc aucune difficulté à le suivre.

Ainsi l’on traversa toute la partie nord de Moscou, les quartiers de Metchan et de Soustchev, et l’on atteignit la place spacieuse de Myonskaya.

Là, sur le côté sud-est, s’alignaient les bâtiments occupés par le manège Voldivos, appartenant au plus riche loueur de véhicules et de chevaux de tout le gouvernement de Moscou.

Le cavalier y pénétra, et de nouveau Dick Fann se remit en faction.

Au bout d’une heure, Ivan, alias Muller, ressortit, à pied cette fois.

Tout devenait clair pour le détective. Le cheval bai avait été loué au mois tout simplement, et le complice de Larmette venait de ramener le quadrupède à son légitime propriétaire.

Seulement, il portait toujours sous le bras sa caissette noire.

D’un pas de flâneur, il traversa la place, parcourut la rue Sersnaïa, la place Tvers, au milieu de laquelle se dresse l’arc de triomphe élevé, en 1812, à la gloire de l’empereur Alexandre Ier, et pénétra dans la gare de Smolensk.

Ramenant son chapeau sur ses yeux, Dick Fann précipita sa marche, de façon à arriver au guichet de distribution presque en même temps que l’associé de Larmette.

Il l’entendit demander un ticket pour Varsovie.

Alors, il le laissa s’éloigner, se diriger vers le quai, et il alla se poster en face du bureau du télégraphe, lequel n’était point encore ouvert au public.

Un quart d’heure s’écoula. Une sonnerie de cloche annonça le départ du train pour Varsovie. Quelques minutes plus tard, la porte du télégraphe s’ouvrait.

Pénétrer dans le bureau, prendre place à la table destinée à la rédaction des communications, fut pour Dick Fann l’affaire d’un moment. Puis, sa dépêche rédigée, il la passa à l’employé somnolent derrière son guichet.

L’agent lut à haute voix, le secret de la télégraphie paraissant ignoré des télégraphistes russes :

« Moscou, 8 heures du matin.

« M. Muller, à son arrivée en gare Varsovie, train I Moscou.

« Séjourner deux jours à Varsovie. Rejoindrai probablement. En tout cas, repartir après quarante-huit heures écoulées, par train 7 h. 55 du matin ».

« Larmette ».

Puis, le coût de cette missive soldé, le détective quitta la gare en se frottant les mains.

— Comme ceci, je puis dépenser une journée à Moscou. En partant demain, je retrouverai mon Muller à Varsovie et cette fois je ne le quitterai plus.

Sur cette réflexion, il héla une voiture matinale qui passait, et, se laissant aller voluptueusement sur la banquette, il lança cette adresse :

— Institut des Nobles Barines.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis un quart d’heure, la pétulante Nège Aïarouseff, fille du vice-gouverneur de Moscou, parcourait impatiemment, comme une lionne blonde en cage, la chambre de la directrice Argata Gratamoff.

Exact militairement, Jean Brot s’était présenté dès huit heures à l’institut des Nobles Barines. Bien que dame Argata, non remise encore des cuisantes radiations qui s’étaient exercées à l’endroit de sa personne, eût défendu sa porte, le gamin avait persisté à tel point que, le désarroi du personnel aidant, il était arrivé jusqu’à l’institutrice.

Celle-ci, renseignée sur les événements de la nuit, apprenant l’arrestation des « bandits » auteurs involontaires du « scandale incendiaire » dont le pensionnât portait les marques, s’était empressée de se rendre à la prière incluse dans le billet de Dick Fann.

Si bien que, vingt-cinq minutes après y être entré, Jean ressortait de l’Institut, chargé d’une missive à l’adresse de barine Nège Aïarouseff, pour être remise en mains propres d’icelle, en ses appartements de Kremlin-Palata.

Le messager se hâta ; l’annonce d’une lettre d’Argata Gratamoff (dont l’aventure défrayait les conversations matinales) leva toutes les consignes.

Et douze minutes treize secondes après la demie de huit heures, le Parisien se trouvait en présence de la fille chérie du gouverneur, laquelle avait poussé  la condescendance jusqu’à le recevoir en simple peignoir.

Avec un geste de reine, elle prit la missive d’Argata et lut à mi-voix, son intonation trahissant une évidente surprise,

« Ma chère aimée élève Nège Aïarouseff.

« Au reçu de la présente, habillez-vous en hâte et venez à l’Institut, en cette maison de travail dont vous étiez, il y a quelques jours encore, le plus délicat, le plus suave ornement.

« Celui dont l’habileté extraordinaire nous vengera de l’injure faite à des barines par des coquins étrangers, irrespectueux de la propriété d’autrui et surtout des privilèges séculaires de la noblesse russe, celui-là estime que votre appui, votre concours sont indispensables au triomphe de la justice.

« Dans mes bras, sur mon cœur, je presse mon élève délicieuse.

« Argata Gratamoff. »

Certes, la missive apparaissait ridicule ; mais elle contenait des phrases qui devaient décider une jolie fille de dix-huit ans.

Aussi, enjoignant à Jean de l’attendre, Nège précipita à tel point sa toilette, que, vingt minutes plus tard, elle pouvait prendre place dans l’automobile qui avait amené le jeune Parisien.

Et maintenant, tout en arpentant la chambre, d’Argata, elle criblait de questions cette dernière, dolente sous ses couvertures, se faisant raconter le déjeuner sur l’herbe, la découverte de la brûlure générale des élèves, maîtresses, directrice, servantes de l’Institut ; puis l’arrivée de Dick Fann, déclarant qu’il avait une idée sur l’incident et sollicitait la permission de procéder à une enquête dont le résultat lui montrerait s’il se trompait ou non ; enfin ses déclarations qui semblaient tellement en dehors de ce qu’il avait pu constater, qu’une protestation unanime s’était élevée, lorsqu’il avait dit :

— Plusieurs mois auparavant, des cambrioleurs audacieux ont enlevé dans les grands laboratoires du monde civilisé le radium que de nombreux savants étudiaient avec passion. Le corps radiant a été déposé dans une cachette, où les voleurs le croyaient à l’abri de tous les yeux. Mais, à défaut du regard, l’épiderme des Nobles Barines avait subi l’atteinte du radium, décelant ainsi son enfouissement dans la clairière de Saint-Nicolas Slavarède.

— Et le plus fort, s’exclamait Argata avec une admiration profonde, le plus fort, c’est que tout était vrai. Le radium a été enlevé par un complice, c’est vrai : mais les voleurs ont été arrêtés, la police a même leur aveu écrit.

Et par réflexion :

— Mais, hier au soir, vous avez dû voir un voyageur qui est mêlé à tout cela.

« Un voyageur qui, par amour, avait gardé le secret aux voleurs dont il connaissait le crime.

— Comment, par amour ? Je ne vois pas que ce sentiment s’accorde avec l’état de voleur.

— L’un des voleurs est une voleuse, mon enfant, et fort jolie, ma foi, parait-il.

— Une voleuse !

Une expression rêveuse flotta sur la physionomie de la jeune Russe.

— Oh ! parfaitement. L’homme s’appelle Defrance. Il parait que, jusqu’à ce jour, il avait su capter la considération du négoce canadien. Pour sa fille, la cambrioleuse aimée, elle répond au prénom de Fleuriane.

— Quelle histoire ! balbutia la jeune fille très intéressée. Oh croirait un de ces romans que vous nous défendiez de lire parce qu’ils faussent l’esprit.

— Absolument, riposta Argata sans relever cet aveu dépouillé d’artifices.

Une servante du pensionnat entra dans la pièce, psalmodiant :

— M. Dick Fann demande si la barine Nège Aïarouseff consent à le joindre au parloir, où il souhaite avoir avec elle un instant d’entretien.

Pour toute réponse, la jeune fille s’élança vers la porte.

Une minute après, elle pénétrait en coup de vent dans le parloir.

Dick Fann s’y trouvait déjà.

À sa vue, Nège s’arrêta net. Le policier russe a une allure vulgaire qui décèle sa profession. La fille du vice-gouverneur s’attendait à se trouver en présence d’un personnage de ce genre.

Or, en voyant l’homme de distinction parfaite qui la saluait avec aisance, elle demeura interdite. Ce n’était pas là un policier, c’était un monsieur, dans le meilleur sens du terme.

— Qu’espérez-vous de moi, monsieur ?

Il la regarda en souriant :

— Ce que je suis sûr que vous ne refuserez pas, mademoiselle. Tous vos traits indiquent la décision et la tendance à la bonté. Comme je me propose de faire appel à ces deux qualités…

Impossible de se froisser d’un début aussi aimable.

— Tout le monde croit savoir la vérité sur l’affaire du radium, poursuivit Dick avec une pointe d’ironie. Or, à cette heure, deux personnes seules connaissent la réalité. Moi et le coupable. Dans un instant, il y en aura trois… La troisième sera vous, mademoiselle, et par la preuve de confiance que je vous annonce, vous devez juger de la grande estime que je ressens pour vous.

Quoi qu’elle en eût, Nège demeura muette. Le policier amateur la troublait véritablement.

— Étant donnée votre haute situation, vos désirs sont des ordres pour tous les fonctionnaires de Moscou.

— Oh ! cela peut s’affirmer sans faire montre de grande pénétration.

Dick se prit à rire franchement.

— À la bonne heure, vous redevenez vous-même. J’en suis heureux, car il me déplaisait de vous voir gênée devant moi. Ah ! ceux qui connaissaient la Nège capricieuse et volontaire eussent été bien surpris. Elle accepta la phrase sans protester. Elle admettait donc qu’un inconnu eût pu la troubler.

Et lui, conscient de l’influence qu’il exerçait sur la gentille enfant, reprit :

— Je voudrais que vous fussiez le trait d’union entre moi et les victimes.

— Les victimes ? redit-elle avec un étonnement, il y a donc des victimes ?

— Deux : M. et Mlle Defrance.

— Les voleurs !

— Non pas les voleurs, mademoiselle, mais les prisonniers des voleurs. Des innocents qui seront envoyés en Sibérie, si vous ne m’aidez pas, tandis que, loin d’ici, je m’acharnerai à démasquer les coupables.

Elle le regardait, stupéfaite et enchantée au fond. L’affaire prenait des proportions gigantesques, inattendues. Et, chose curieuse, elle ne mettait pas un instant en doute les affirmations de son interlocuteur.

Bien plus, elle lui tendit la main, d’un geste instinctif et charmant :

— Je vous aiderai. Que faut-il faire ?

— Exprimer deux désirs au magistrat chargé de l’instruction. Primo : Larmette, reconnu innocent, ne devra être remis en liberté que sous trois jours. Secundo : Vous souhaiterez voir les prisonniers, M. et Mlle Defrance, dans leur prison, chaque jour. Afin de vous éviter le voisinage des criminels entassés dans les geôles russes, ceux dont je parle seront certainement internés dans une roubla, c’est-à-dire dans une salle spéciale où ils n’auront pas de compagnons.

— Je le demanderai, fit-elle simplement.

Dick Fann s’inclina.

— Vous êtes tout à fait résolue ?

— Oh ! fit-elle, absolument.

— Et si je vous demandais de recevoir des télégrammes envoyés par moi, télégrammes qui vous mettraient au courant de mes démarches, et que vous communiqueriez sans doute à Fleuriane, car vous l’aimerez, la pauvre enfant ?

— Je répondrais : avec plaisir.

Puis, comme éprouvant le besoin d’expliquer cette expansion si contraire aux principes d’éducation que l’institut dirigé par Argata Gratamoff dispense aux jeunes barines confiées à ses soins, elle murmura, tandis qu’une légère rougeur montait a ses joues :

— Je ne sais comment expliquer cela. Je ne vous ai jamais rencontré avant cet instant. Et pourtant j’ai en vous la confiance que m’inspirerait un vieil ami.

— Il est un moyen de vieillir une amitié, mademoiselle, prononça lentement le détective, c’est de faire lire sa vie à ceux dont la confiance touche et honore.

Et, désignant un siège :

— Veuillez vous asseoir, je vous en prie. J’ai une longue histoire à vous raconter.

Puis, la jeune fille ayant obéi, il demeura debout.

— Mademoiselle, voici qui justifiera la confiance que vous m’avez accordée avant de savoir comment j’espérais m’en rendre digne.

En phrases rapides, il retraça les divers incidents de sa lutte contre Larmette.

Quand il eut fini, il la regarda fixement, attendant qu’elle parlât.

Il n’attendit pas longtemps. Nège se leva, vint à lui, lui prit les deux mains, et d’une voix où vibrait une profonde émotion :

— Monsieur Dick Fann, dit-elle, vous êtes un homme d’un grand cœur. Je suis honorée, oui, honorée d’avoir pu vous paraître une alliée digne de remarque. Partez sans crainte. Je veillerai sur vos amis, sur ce digne M. Defrance, sur sa si malheureuse fille… Mon père fait tout ce que je veux, je n’aurai donc pas grand mérite. Fleuriane sera mon amie très chère…

Elle s’arrêta une seconde, puis acheva avec un ravissant sourire :

— Elle l’est déjà.