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Le Salon de Lady Betty/Le Nez rouge

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Momus
Traduction par Antoine Fontaney.
Le Salon de Lady BettyÉditions Charpentier Voir et modifier les données sur Wikidatavolume 1 (p. 99-126).


Le Nez Rouge.



Dryden a défini l’âme, « une petite flamme bleue qui va et vient en nous. » — Je ne sais pas de meilleure explication de ce souffle divin qui nous anime. Ce qui rend cette pensée plus belle, c’est qu’on lui peut donner un double emploi et l’appliquer également à l’amour ! Si l’amour n’est pas en effet une petite flamme bleue qui va et vient en nous, qu’est-ce, je vous prie, que l’amour ?

Mais ne creusons pas ces définitions subtiles. À quoi bon analyser le sentiment ? Peu d’entre ceux qui l’ont éprouvé ont découvert ses causes. Tous ont ressenti ses effets. Le biographe, le critique, le mathématicien, le géologue, l’historien et le naturaliste, accoutumés qu’ils sont à disséquer les faits et les choses et à pénétrer leurs secrets, ont docilement subi le joug de la passion sans lui demander compte de son autorité. Le monarque aux pieds de sa maîtresse ne va point songer qu’en s’agenouillant, il abaisse sa majesté, ni chercher pourquoi il prosterne ainsi sa grandeur. Le ministre qui fuit la cour et court aux champs cacher ses soupirs, n’interroge point le pouvoir invisible qui lui fait négliger le soin de son ambition. Il n’y a pas jusqu’à la rubiconde marchande de poissons, qui toute au souvenir de son amant le matelot, quand elle s’enivre de l’ambroisie du gin, et boit verre sur verre, ne reconnaisse elle-même à son insu la souveraineté de l’aveugle Dieu ; se doute-t-elle seulement alors que c’est sa fièvre amoureuse qui lui donne cette soif inextinguible qu’elle ne comprend pas ?

Maria Hargrave était l’une des filles du vicaire de la paroisse de Kensington près de Londres. Elle avait des dents d’ivoire et des lèvres de corail. Il n’y avait pas de fleur dans les serres de Chelsea qui eût le parfum plus doux que son haleine ! Son sein admirablement formé soulevait avec une voluptueuse cadence le taffetas gris de sa robe décolletée. Ses épaules, oh ! ses épaules rondes, toujours à l’air, hiver comme été étaient si blanches qu’on les eût dites couvertes d’une neige éternelle. Son œil noir lançait de rapides éclairs à travers ses longs cils. Sa taille élégante et souple était plus fine que celle d’une guêpe ; son pied, qui eût paru fort honnête sur le continent, était une miniature en Angleterre. Chacun de ses gestes ravissait ; chacun de ses mouvemens était une grace. Puis son esprit était vif et orné. On ne savait qu’admirer le plus de ses fines saillies, de ses promptes et heureuses reparties, ou bien de son jugement parfait, de sa charmante modestie et de l’exquise bonté de son âme. Au résumé Maria était d’autant de milliers de piques au-dessus des Sophias, de Clarissas, des Emilias, des Stellas, des Narcissas et des Sacharissas, qu’Éclipse fut jamais au dessus de Rossinante.

Mais hélas ! il n’est rien au monde qui soit sans défaut. La perfection n’est qu’un mot. — Au milieu de cet adorable visage de Maria, se dressait un nez que les mauvaises fées avaient pris plaisir à élever. Dieu de miséricorde ! c’était un nez qui surpassait en grandeur ce nez immortel décrit par Slawkenbergint. Et quant à sa couleur, puissances du ciel, une ravaudeuse irlandaise, qui boit régulièrement par jour ses six pintes de whisky, n’a eu de sa vie un nez de cette couleur !

Cependant notre héroïne n’était point de ces filles glorieuses qui ne voient en elles-mêmes que leurs mérites et sont aveugles quand elles regardent leurs imperfections. Certes, elle possédait assez de qualités du corps et du cœur, pour en être vaine. La fierté à certains égards lui eût été fort légitimement permise. Mais cette précieuse enfant avait fait les pas essentiels vers la suprême sagesse. — Elle se connaissait et se rendait justice. Elle comprenait qu’elle avait un gros nez rouge ; elle le savait et elle était humble ! Ah ! que le créateur n’a-t-il doué de nez rouges toutes les beautés de l’univers !

Avec tant d’inappréciables avantages, Maria descendait mélancoliquement les derniers échelons de sa dix-huitième année, sans qu’aucun amant se présentât, qui lui offrît la main pour lui faire monter l’escalier du mariage. De loin à loin elle attrapait bien quelque fugitif admirateur ; mais du moment que, près d’elle, apparaissait Charlotte, sa sœur cadette, la pauvre aînée avait tort ; tout loisir lui était laissé de penser à son nez rouge dans la solitude. C’était une cruelle et incessante tribulation. Eût-elle pu raisonnablement espérer que les larmes éteindraient la flamme de ce nez funeste et amoindriraient ses dimensions en le fondant, la triste Maria eût pleuré volontiers toutes ses larmes. Mais elle avait trop de bon sens pour avoir tant de faiblesse. Elle n’attendait point de miracles en sa faveur. Des innombrables panacées dont elle avait ouï parler, il n’y en avait aucune qui promît d’argenter les nez de cuivre.

Nous avons dit que Maria était l’aînée des deux sœurs. Lorsqu’il s’agirait d’établissement dans la famille, elle avait le droit imprescriptible de préséance. Un parti fut offert, mais non pas à elle. Maria n’éleva aucune objection. Elle se départit sans hésiter de son privilége. Elle laissa généreusement Charlotte se marier. — Maintenant, se dit alors la noble fille, si mon nez n’est point un obstacle insurmontable, la route conjugale est libre pour moi de tout obstacle. Ma sœur est pourvue ; elle n’est plus là pour me couper l’herbe sous les pieds.

Et dès le lendemain, M. Conway, teneur de livres fort distingué, fut introduit et présenté au logis. M. Conway était un beau grand jeune homme, blond, en frac vert-pomme à boutons d’argent. À peine Maria aperçut-elle seulement le collet de ce séduisant habit couleur d’espérance qu’elle couvrit artistement avec son mouchoir la portion de la figure que vous devinez. Passons-lui cette innocente coquetterie, c’est qu’il ne faut pas réellement moins de courage pour montrer au grand jour un nez rouge que pour en cacher un grec sous le masque.

Conway fut frappé de l’exacte et harmonieuse symétrie des formes de la jeune miss. Il admira son air élégant et gracieux. — Un homme est toujours aussi prêt à devenir amoureux qu’à cesser de l’être. — Quelques momens de conversation avec l’aimable folle commencèrent de tourner la tête du sensible teneur de livres. — Elle sentait tout si finement et si vivement ! Son esprit était si juste et si animé ! son imagination si délicate ! Elle n’applaudissait jamais avant d’avoir compris. Elle ne remerciait pas niaisement d’une flatterie qu’avait dictée la seule politesse ! Elle évitait et déclinait les complimens au lieu de les solliciter. Oh ! c’était une femme sans pareille. Au bout d’une heure Conway demeura convaincu qu’il avait découvert en Maria un véritable phénix. — Hélas ! il n’avait pas même vu le bout du nez de la chère enfant.

Je vous l’affirme, l’homme est une créature fantasque et inexplicable. C’est le fils du caprice. L’inconstance est sa mère. C’est une girouette vivante. Conway avait continué ses visites chez le digne vicaire. La physionomie discrètement voilée de Maria avait presque achevé d’émouvoir ce cœur facile à ébranler. Il était subjugué. Les charmes tout puissans de cette causerie spirituelle, ses manières ingénues et ouvertes avaient triomphé : il s’avouait vaincu. Il allait s’agenouiller et déclarer ses prétentions ! — En un instant tout changea. — Maria fut soudainement sotte, commune, odieuse ; — Le rideau s’était levé. — Il avait découvert le nez de la misérable fille.

Conway se mordit les lèvres. Il tira sa révérence et partit.

Maria ne se dissimula point la subite et évidente révolution qui s’était opérée dans les sentimens de son mobile adorateur. Elle apprécia aussi correctement le motif qui l’avait causée. — Mais la faute en était à elle seule ! Pourquoi le mouchoir était-il tombé ? Ç’avait été une chute bien imprudente et plus désastreuse ! Aussi, elle n’en doutait plus, ce serait ce nez fatal qui la perdrait éternellement. — Elle ne put contenir ses pleurs ! Ce n’est pas qu’elle fût passionnément éprise au fond du très inflammable et blond jeune homme ! Mais enfin il eût fait un mari comme un autre ! Et puis cette retraite précipitée était si injurieuse ! elle était si désespérante ! Il ne fallait plus s’abuser ; ce serait désormais l’inévitable chemin que suivraient tous les soupirans ! Autant valait renoncer de bonne grâce au mariage et se vouer ainsi qu’une nonne à une perpétuelle virginité. — Quelle destinée pourtant ! Quoi ! une fidèle protestante, la fille d’un ministre anglican se condamner presque à une vie de couvent catholique ! — Ah ! ma mère, mon excellente mère ! quelle fantaisie cruelle vous est venue, quand vous étiez grosse, de vouloir manger des framboises ! — C’était là une apostrophe indiscrète et peu filiale, peu concevable surtout chez une enfant si pleine de modération. Qu’eût-elle dit, bon Dieu ! bon Dieu ! si mistriss Hargrave avant ses couches eût désiré goûter de la queue d’un hippopotame ? Mais à quels égaremens n’est pas capable d’entraîner la douleur de rester fille !

Cependant M. Conway n’était point d’une nature obstinée et colère. Ses répugnances n’avaient rien d’emporté ni d’invincible. Dînait-il à la taverne, il ne damnait pas d’emblée le cuisinier si le bœuf était trop rôti, quoique le mal fût sans remède. Il n’y avait personne qui aimât mieux que lui la croûte du pain frais. Eh bien ! c’eût été fort rare de le voir sortir de ses gonds et maudire cordialement la fille de salle quand elle lui servait quelque tranche de mie de la veille.

Toutefois en cette occurrence il fut long-temps à rentrer dans son assiette naturelle ; son exaspération était au comble. Tout le long de Piccadily, comme il retournait à Londres, il criait encore véhémentement : — L’effroyable nez ! le nez d’épouvantail ! Quel malheureux mortel s’est trouvé jamais vis-à-vis d’un pareil nez ! le vieux vilain nez rouge ! le nez d’ivrognesse ! L’intolérable nez ! Certes Maria est une intéressante fille ! elle a toutes les grâces et toute l’intelligence ! ce serait presque une femme parfaite, la femme jusqu’à ce moment introuvée ! Mais par le Christ ! où a-t-elle été prendre ce nez féroce, cet envieux nez qui obscurcit tout l’éclat dont elle brille ? Parmi les innombrables variétés de nez susceptibles de gâter un visage, il n’y en avait pas un plus extravagant, plus effronté, plus écorché, plus inconciliable, et c’est celui-là justement que vous avez choisi ! Non, Maria, vous avez beau faire et beau dire, j’abhorre cet exécrable nez ! Je n’admirerai de ma vie un nez semblable !

En conscience, ces exclamations et ces raisonnemens étaient bien d’un homme jeté hors des limites de la raison. Tranchons le mot : c’était là le pur langage d’un fou. Nous sommes donc pleinement autorisé à croire que M. Conway n’était pas absolument guéri de son amour.

Je ne connais qu’une seule bonne excuse d’être amoureux, c’est l’impossibilité de s’en défendre. Cette pensée m’appartient. Je le déclare, et toute fausse modestie à part, je l’estime si profonde et si vraie, que, ne fût-elle point sortie de mon propre cerveau, je ne balancerais pas à attribuer à la vénérable antiquité l’honneur de son invention.

Donnez-moi d’ailleurs la clé des contradictions infinies de cet inconsistant et incompréhensible sentiment que vous nommez l’amour ; donnez-la moi, si vous l’avez ; car je ne l’ai vue jamais, ni tenue.

Je ne sais comment le fait advint ; ce fut purement pour raison d’affaires, je suppose ; mais Conway fut poussé à retourner chez M. Hargrave. À cette occasion, la porte de la maison lui fut ouverte plus large. Il fut invité à revenir souvent et tant qu’il lui plairait, et en ami, en vrai commensal, aux heures des repas, lorsque le cœur lui en dirait ; et le merveilleux de l’histoire, c’est qu’il revint, et revint fréquemment. Quel démon le ramenait de cette sorte et comme de force là où il semblait que nul attrait ne devait plus l’attirer ? De fait, ces visites involontaires lui étaient, à lui-même, une énigme indéchiffrable. Il avait besoin de venir ; il venait. Était-il arrivé, et en présence de Maria, une invincible froideur le glaçait. Combien il avait changé ! Il parlait sans timidité ; il écoutait sans intérêt ; il s’alongeait et prenait ses aises sur le sopha. Servait-on le thé, dans ses distractions il mangeait à lui seul toute la pyramide des tartines beurrées. — Hélas ! il ne m’aime plus, se disait la désolée jeune fille.

Or, c’était là à peu près ce que se disait en même temps M. Conway. — Le diable m’étrangle, pensait-il, si j’entends un mot à ce qui se passe en moi. J’imagine, à mes fréquentes agitations, que je suis toujours amoureux ; mais je ne me sens troublé qu’à Londres. À Kensington, je suis aussi calme que les flots de la Serpentine. Assurément, si j’aime encore, ce n’est plus Maria. Non pas que sa causerie ait pour moi moins de charme qu’autrefois ; non pas qu’elle me semble moins judicieuse et moins estimable ; mais c’est l’impertinence de ce maudit nez rouge qui me crève les yeux incessamment, tout emballé qu’elle le garde maintenant dans son mouchoir. C’est ce furieux nez qui me repousse et me tient en respect et à distance. Quel homme abandonné de Dieu et des femmes s’attachera jamais à une jeune fille qui respire par une telle trompe ? Non, je ne songerai plus à cette pauvre Maria !

Et tout en se répétant ces réflexions remplies de sens, tandis qu’il reprenait le chemin de son logis, il songeait uniquement à Maria, depuis Hyde-Park jusqu’à Temple-Bar. Il songeait à elle dans sa chambre ; il songeait à elle en se déshabillant ; il songeait à elle en son lit, éveillé ou endormi. — Infortuné jeune homme, son cœur ne connaissait point ces orages, quand il ne songeait qu’à tenir exactement et paisiblement ses livres !

À cette époque, lui fut offerte par une grosse maison de banque, une place de premier commis qui exigeait une résidence constante et rigoureuse. — Voilà qui me sauvera de mes perplexités ! s’écria-t-il ; voilà la porte de mon salut ! Gravissons le sommet de la fortune, plutôt que de nous précipiter dans l’abîme d’un mariage ridicule. C’est un idiot que celui qui sacrifie un emploi du revenu de mille guinées à un cauchemar d’amour monstrueux et insensé. Décidément, je me cloue aujourd’hui au fauteuil de ma caisse, et je ne remets plus les pieds chez M. Hargrave. Et avec ces projets d’or sur les lèvres, il tournait déjà le dos à la Cité, et il s’en allait, bon gré mal gré à Kensington.

Comme il cheminait vers ce village, où l’attirait à présent un aimant irrésistible, il s’arrêta tout d’un coup, et se saisit le menton de la main droite d’un air profondément méditatif, au risque d’être pris par les passans pour un poète en travail ou pour un membre de la chambre des communes ruminant son improvisation du lendemain.

— Que vais-je faire ? s’écria-t-il. Si j’épouse cet interminable nez drapé de pourpre, que dira la Cité ? que dira Fleet-Street ? que diront miss Pin, miss Needle et mis triss Knife ? que diront ces langues d’acier, pointues et acérées ? En quel état laisseront-elles ce pitoyable nez qui s’appellera mistress Conway ?

Tel était le délectable avenir qu’entrevoyait l’imagination intimidée de M. Conway. Si le vent enflammé qui le poussait ne l’eût entraîné et remis en route, il faisait certainement volte-face et la délibération aboutissait au vœu d’un salutaire et perpétuel célibat. — Ce fut le démon matrimonial qui prévalut.

L’amitié qui avait lié Conway à la famille de M. Hargrave s’était peu à peu transformée en une familiarité intime, où l’on distinguait une odeur de gendre futur très prononcée. Il était devenu de la maison ; il avait ses coudées parfaitement franches ; ses préoccupations étaient toutes les bienvenues, ainsi que sa personne. Le soir de cette dernière visite, le blond jeune homme fut plus scandaleusement distrait qu’à l’ordinaire. Il écrasa la queue du chat en entrant. Lorsqu’il se leva du canapé, où il avait dormi environ une heure, il trouva sous lui le chapeau neuf de M. Hargrave aussi radicalement aplati que le plus mince gâteau des rois. Il voulut absolument faire le thé lui-même ; mais il mit la bouilloire sur la table, et la théière sur le feu. Il jeta le beurre dans le bowl plein d’eau chaude. Il sucra trois tasses avec du sel. — Cependant le cœur de Maria bondissait d’allégresse. — Je crois en vérité, se disait-elle, que cet excellent jeune homme ne se souvient plus des irrégularités de ma figure.

Mais la confiante jeune fille se trompait extrêmement dans cette supposition. Je vous certifie que le cerveau du triste teneur de livres se fêlait notoirement de jour en jour. Le lendemain il courait toutes les boutiques des dégraisseurs de la Cité, cherchant une recette souveraine pour enlever les taches les plus opiniâtres. — Mais de quelles taches s’agit-il ? demandaient gravement les imperturbables dégraisseurs. Est-ce des taches à votre linge ? — Non. — À vos manteaux ? — Non — À la douillette de madame votre épouse ? — Pas davantage. C’est justement parce que je ne suis point marié, et que j’ai besoin de l’être, qu’il me faut recourir aux ressources de votre art. N’avez-vous point d’essence qui ait la vertu de déteindre un nez rouge de jeune fille de dix-huit ans ? — Et comme les teinturiers-dégraisseurs de Londres sont des hommes sérieux et peu susceptibles de comprendre les aberrations du sentiment, il n’en est pas un qui n’eût charitablement voulu faire conduire à Bedlam le pauvre Conway, si, tandis qu’il leur soumettait sa requête, quelque constable fût venu à passer.

— Mes irrésolutions feront ma ruine ; j’achèverai de perdre l’esprit par elles, s’écria Conway sortant à grands pas de la Cité, et descendant le Strand les mains croisées derrière le dos ; non, je ne suis point né pour le bonheur, autrement me laisserais-je détourner du chemin qui y mène, au moindre caillou que je rencontre ? Puissances célestes ! la coupe des bénédictions est pleine jusqu’aux bords ! Vous l’avez mise en mes mains ; je n’aurais qu’à boire, et je n’ose approcher de mes lèvres le délicieux breuvage ! Et pourquoi ! parce qu’il y a un bout de nez rouge qui perce à la surface ! Imbécille que tu es ! Imagines-tu donc que ce nez est un volcan ? as-tu peur que ce soit un Vésuve gros d’une éruption prochaine ?

Et il s’armait brusquement d’un courage désespéré. — Oui, j’en prendrai mon parti, exclama-t-il enfonçant ses poings fermés dans les poches de derrière de son frac vert-pomme. J’ai beau résister, je suis décidément amoureux. Il me faut obéir à la fatalité. J’épouserai Maria, dût toute la Cité se cotiser pour me gratifier d’un assourdissant charivari, le soir de mes noces ; dussent miss Pin, miss Needle et mistress Knife en rire ensemble de concert d’un rire inextinguible !

Mais le brouillard avait redoublé les plis du crêpe funèbre qui enveloppait la ville. Le mélancolique jeune homme se sentit soudain en proie à une attaque de spleen des plus furieuses. Il n’était pas à Charing-Cross que le nez de Maria lui apparut à travers les ténèbres de l’atmosphère, rouge comme du feu, large comme le bouclier de Scipion. — Amant infortuné ! — C’était le soleil plus infortuné de Londres, luttant contre les doubles vapeurs de la Tamise et du charbon de terre, et montrant sa face toute ensanglantée du combat. — À cette effroyable vision, Conway recula épouvanté. Ses dispositions conjugales furent ajournées de nouveau ; il n’alla pas même ce jour-là à Kensington ; il s’en fut dans la Cité remettre au courant ses livres de commerce en arrière.

À force de rouler en notre esprit une pensée, nous émoussons ses aspérités, nous l’arrondissons, ainsi que fait l’Océan d’une pierre, qu’il promène incessamment sur les grèves. Elle n’a plus rien bientôt de ses formes premières ni des pointes saillantes qui blessaient. — Le même travail intellectuel s’opéra chez M. Conway. Il avait tant et si longuement agité en son imagination l’image de la douce Marie, qu’il avait fini par en amoindrir toutes les saillies, y compris la plus aiguë. Il lui restait bien le souvenir vague de quelque imperfection qui avait autrefois déparé les beautés de sa bien-aimée ; mais il lui semblait ne plus savoir précisément quel avait été ce défaut. Comme il n’avait nulle envie au fond de se le rappeler, il n’est pas surprenant que sa mémoire lui en gardât le secret. Et puis Marie l’aidait de son mieux à oublier. Elle était prudente maintenant et bien sur ses gardes. Le mouchoir ne tombait plus. Il était constamment à son poste et en sentinelle.

Quoiqu’il en soit, les visites de M. Conway à Kensington s’alongeaient démesurément de jour en jour. Il arrivait à présent au logis de M. Hargrave pour le déjeuner, et ne s’en retournait qu’après souper.

— C’est presque un mari que je tiens, en vérité, se disait Maria dans les innocentes joies de son âme ; mais il manque encore une cérémonie essentielle.

Et l’heureux soupirant, qui se trouvait aussi presque époux, s’étonnait pourtant de ne point être encore marié et d’être contraint d’aller chercher chaque nuit son lit solitaire de la Cité.

Or, lorsqu’un amoureux s’étonne de ne pas être marié, il a cessé bientôt d’être garçon. — Un beau matin le fatal et insoluble nœud fut enfin serré.

Comme le tendre couple sortait de l’église, un enfant mal élevé qui priait sous le portail, ayant effrontément dévisagé la mariée, se prit tout d’un coup à crier : — Oh ! la belle dame et le beau nez rouge ! — Mais aussitôt la timide figure de Maria, qui, sûre désormais de la légitimité de ses droits, s’était émancipée jusqu’à prendre l’air un instant, fut hermétiquement recloîtrée dans le mouchoir.

— Un nez rouge ! chère amie, répéta M. Conway regardant avec inquiétude autour de lui ; un nez rouge ! que veut dire ce polisson ?

Lord F.