Le Salon de Lady Betty/Les deux Églises

La bibliothèque libre.
Traduction par Marceline Desbordes-Valmore.
Le Salon de Lady BettyÉditions Charpentier Voir et modifier les données sur Wikidatavolume 1 (p. 127-167).


Les deux Églises.

Pass into the other church, and you will find every thing ditto to this.
Miss Agnes Strickland.


LES FOSSOYEURS.


Quand je découvris tout à coup, dans les profondeurs des solitudes presque vierges de Deepdale, deux églises gothiques s’élevant côte à côte dans une grandeur rivale, comme deux saintes pétrifiées se tenant par la main pour saluer le ciel, je fus tenté d’abord de croire ces objets multipliés ainsi par quelque hallucination. Les derniers rayons du soleil répandaient alors sur la campagne leur pourpre éclatante, et ajoutaient à mon illusion en égarant ma vue. Mais bientôt, convaincu de la réalité de la double merveille qui me frappait, je me mis à plaindre la pauvreté des habitans, en observant que nulle chapelle au grillage doré, nulle croix somptueuse, nul tombeau sculpté, ne s’élevaient autour des églises solitaires. Çà et là seulement, comme une ceinture de deuil unissant les deux enceintes, étaient éparses quelques humbles fosses d’argile couvertes de hautes herbes et de mousse : dernier lit de l’humble paysan dans le cimetière de chaque église abandonnée.

Je rêvais en voyageur que ne pressent ni guides à l’heure, ni chevaux de poste. Je creusais mon intelligence à m’expliquer pourquoi deux édifices semblables se trouvent élevés dans un lieu qui semble requérir à peine une humble église, à la place de ces temples solennels, ornés dans leur solitude profonde de tout ce que l’architecture gothique peut rassembler d’élégance et de richesses.

Le merveilleux allait s’effacer devant l’explication prosaïque offerte par le personnage qui remplit l’important office de clerc de paroisse et de fossoyeur, dans l’une ou l’autre de ces deux églises. Guettant au passage chaque rare étranger perdu comme moi dans la contemplation de ce tableau plein de contrastes, il s’élance tout à coup de son agreste domicile, une énorme clé dans sa main, et poussé par l’espérance d’une bonne aubaine, il initie avec toute la grâce dont il est capable, son honneur ou sa seigneurie, à l’examen intérieur de ces monumens silencieux dont il se qualifie le gardien conservateur.

Comme j’étais à cette heure son voyageur bien venu, sa seigneurie ou son honneur, et que j’avais du temps à perdre, je me laissai diriger sans résistance vers un mur envahi par le lierre qui sépare ces deux enclos de la mort. Mon guide me fit lentement observer que ce mur humide, d’une épaisseur prodigieuse, est l’unique, mais inébranlable ligne de démarcation entre deux paroisses qui ne se rejoignent en dehors qu’au cimetière, comme à leur triste et dernier rendez-vous. J’appris de plus, du prolixe narrateur, que ce lieu désert n’avait pu se vanter de chapelle ni d’église avant le règne d’Édouard III, auquel temps, poursuivit-il, deux riches cohéritières de cette vallée immense et des bois profonds qui l’enferment, placèrent maladroitement leurs vierges affections sur le jeune seigneur des terres attenantes : que ce nouveau Pâris, d’une humeur prodigieusement reconnaissante, rêva long-temps au moyen de les épouser toutes deux ; mais qu’il ne put, par malheur pour elles, en inventer un légitime.

Les droits de l’une et de l’autre à son amour étaient d’une égalité tellement parfaite, il trouva tant de difficulté à décider sur laquelle des deux belles rivales il devait fixer son choix, qu’il laissa ce grave procès à débattre entre les tendres plaideuses.

Comme c’était précisément une dissidence sur laquelle il leur était impossible de s’accorder jamais, elles eurent recours à un expédient très simple, et surtout très prompt : ce fut de tirer au sort l’objet de leur égale passion ; celle à qui le plus haut nombre échut dans ce nouveau duel, devint le jour même la femme du seigneur indécis.

Tandis qu’une couronne de fiancée, tenue toute prête pour l’issue de l’épreuve, se balançait sur le front radieux de la plus jeune amante, l’aînée, sous un long voile de deuil, quitta le monde dépeuplé pour elle, et ensevelit ses espérances trompées dans un cloître, où la suivit, peut-être, le regard désappointé du nouvel époux. On croit du moins, poursuivit le malin fossoyeur, que tandis qu’il fixait un œil plein d’amour sur sa rougissante conquête, il en tournait un larmoyant vers celle qui lui échappait sans retour, en vouant tout ce qu’elle abandonnait de biens terrestres à l’érection de cette première église qu’elle orna de toutes ses joies perdues et dédia à sainte Agnès, sa patronne, vierge et voilée comme elle.

Mais l’heureuse et triomphante épouse avait à peine respiré tous les parfums de sa frêle couronne, qu’elle devint aussi veuve que sa sœur. On ne dut pas manquer d’attribuer une mort si précoce au courroux du ciel, contre le crime secrètement commis par cette jeune folle d’amour, qui n’avait remporté l’avantage du nombre sur sa candide sœur que par une fraude diabolique dont le secret fut révélé trop tard à son directeur spirituel. Il en fut épouvanté, sans doute, car le saint homme, saisi de pitié pour la coupable, après avoir long-temps rêvé au moyen de la sauver de l’enfer, n’en trouva pas d’autre que de lui enjoindre d’imiter l’exemple de sa sœur, qui se faisait sainte, en résiliant comme elle son immense douaire au profit du ciel, qui en serait bien touché. Cette seconde église s’éleva donc pareille, et près de l’autre, sous les blanches ailes de Notre-Dame Marie, dont la tranquille protection aide à calmer les cendres d’où l’on a vu long-temps jaillir des flammes sombres et souffrantes.

Après cette préface, débitée en style de légende, et que j’écoutai de l’air le plus convaincu du monde, je fus introduit jusque sous la nef silencieuse pour méditer sur la tombe des ardentes fondatrices et sur leur froide effigie en pierre, dont l’épitaphe latine redisait en quatre lignes le récitatif un peu monotone que je venais de subir.

— Passons maintenant dans l’autre paroisse, dit mon guide essoufflé, en laissant échapper de sa poitrine un soupir profond qui fit gonfler ses joues, creusées par la méditation ou l’absence de ses dents.

Mais il arriva que l’autre fossoyeur se trouva, par instinct de portier, debout contre un étroit passage à guichet qui servait de communication entre les deux cimetières ; et, soit qu’ils eussent l’habitude de se regarder de travers, soit qu’il y eût courroux légitime pour la violation de cette serrure rouillée, le sacristain Digwell accosta le sacristain Pitpipe de la manière suivante :

— Je prédis que, dès demain, mon église pourra se vanter d’avoir célébré des fiançailles telles que n’en offrit jamais la pauvre Sainte-Agnès, depuis qu’une vieille fille dédaignée posa sa première pierre. Quelqu’un, que je ne nomme pas, aimerait fort à changer de poche avec moi, après ce mariage dont je suis l’ordonnateur en chef et sans partage.

— Voisin Digwell ! répartit Pitpipe n’opposant qu’une modération chrétienne à cette apostrophe passionnée, je n’apprends pas tous les dimanches le catéchisme aux petits enfans, pour ne pas savoir sur le bout du doigt le dixième commandement ; et pour vous donner, de plus, un échantillon de mon esprit de prophétie, à moi, je n’offrirais pas une demi-couronne de vos espérances de demain.

— Une demi-couronne ! repartit avec indignation Digwell, une demi-couronne aux noces de la fille unique de mon seigneur lord Fitz-Aymer ! de lady Anna Fitz-Aymer, avec le grand, l’immense marquis Greystock ! une demi-couronne ! c’est ton dépit qui te fait dire cela, vieux corbeau croassant qui flaire les morts et les voyageurs d’une lieue.

Il ne finit pas cette phrase amère sans jeter sur moi un regard oblique qui semblait me plaindre d’être tombé sous la direction d’un si vulgaire cicerone ; après quoi il reprit avec un sourire assez insultant :

— Toi qui apprends si bien le catéchisme aux enfans, apprends donc à consoler ton jeune dandy de vicomte Beepdale, d’avoir inutilement convoité notre riche lady Anna ; va donc, va donc !

— Il l’aurait obtenue, méchant cœur d’argile, reprit Pitpipe en retenant à deux mains sa dignité chancelante, il l’aurait obtenue, langue de caillou tranchant, si la jeune miss, tendre agneau pascal, eût été libre de n’être pas égorgée ainsi sous le couteau de l’orgueil et de la tyrannie.

— Elle serait bien à plaindre, maître Pitpipe, si nous eussions été assez faibles pour lui laisser choisir un ver-luisant comme le jeune vicomte ; et son père, à elle, n’eût été que son coupe-gorge. Et les deux chefs de familles, qui s’abhorrent, se fussent alors montrés plus que jamais ennemis l’un de l’autre ; je dis plus, mille fois plus que quand leurs grands-pères se tuèrent jadis en duel sous le chêne d’une fée, ou sur la bruyère maudite… je ne sais plus lequel.

— Ce que je sais parfaitement, moi, répliqua mon guide, en ressaisissant son aplomb par le poids d’un argument toujours puisé aux saintes Écritures, c’est que les jeunes ont été meilleurs chrétiens que les vieux, et qu’ils lisent leur Bible avec plus de fruit que leurs pères ; car elle leur commande d’aimer, et non de haïr : non pas, pourtant, que le vieux milord Deepdale, mon lumineux maître, eût refusé sa bénédiction réconciliante à ces jeunes tiges qui demandaient à s’unir ; mais votre lord Fitz-Aymer est un père tellement coulé en bronze, qu’il préfère sa propre vengeance et celle de ses haineux ancêtres, que je tiens là, sous cette clé, froide comme eux, au bonheur de son unique enfant, en lui ordonnant de devenir la proie de votre immense et ridicule marquis de Greystock ! Oui ! père coulé en bronze ! père coulé en bronze ! répéta-t-il, en frappant de sa clé formidable sur le vieux guichet, criblé de clous, qui retentit dans l’écho sépulcral.

— Homme sage entre tous ! voulez-vous dire, puisqu’il marie son noble rejeton à un marquis ; ce qui est, ma foi, bien autre chose qu’un comte, voire même un duc !

— Votre jugement s’en va, mon pauvre voisin, reprit le modéré Pitpipe, en hochant la tête d’un air de compassion. Je serais honteux d’avoir la moindre part dans l’union de ce couple : joindre ce vieux noble fané à la belle et brillante lady Anna, c’est faire un bouquet nuptial d’une ortie et d’une rose !

— Comme l’argent du marquis sonnera bien dans mon escarcelle, je le trouve assez beau, lui, pour quelque rose que ce puisse être.

— Honte à vous, avide cormoran ! lui jeta vertement Pitpipe en lui tournant le dos. Vous savez comme tout le monde que lady Anna le hait plus que la mort.

— C’est son affaire, et non la mienne, poursuivit le fossoyeur avare. Je n’ai jamais rien reçu d’une fiancée, eût-elle été la plus heureuse fiancée des trois royaumes : elles ne sont occupées qu’à baisser les yeux, à étendre leur voile, et à rougir, quand elles peuvent. Leur bonheur m’importe donc fort peu. Je ne me soucie que du fiancé, qui paye.

Il aurait prolongé, sans doute, cette éloquence crue et provoquante, si Pitpipe, qui m’avait fait un signe d’intelligence et que j’avais devancé dans l’église insultée, n’eût fermé brusquement la porte au nez de son insolent rival : ce qui me fit plaisir, et me parut juste. Au fait, je l’aimais, moi, ce bon Pitpipe ; il m’avait fait les honneurs de sa sainte Agnès avec beaucoup d’empressement et de cordialité. J’étais presque ému de reconnaissance en sa faveur, et j’aurais donné tout au monde pour qu’il mariât et enterrât à lui seul tous les paroissiens, au lieu d’être obligé de les partager avec son disgracieux confrère. Dans cette disposition qui m’intéressait naturellement à la belle lady Anna, et à son jeune amant, que je présumai au désespoir, je consolai de mon mieux le candide portier de la mort. Il fut content de mon offrande, car il m’appela : sa grâce ! puis je rôdai çà et là, presque inquiet du lendemain, que je me promettais bien de passer tout entier dans la vallée de Deepdale, où j’appris que les fiançailles de la jeune miss élevaient au château de Fitz-Aymer un orage bien autrement grave que celui dont j’avais été le simple auditeur entre les deux fossoyeurs.


LE SACRIFICE.


« Elle avait pleuré, la jeune fille ! elle s’était agenouillée, prosternée ; elle avait imploré, conjuré en vain son inflexible père, pour se soustraire à cette union abhorrée ! »

Plus de la moitié de la vérité avait été ainsi répandue à l’occasion de ces scènes intimes ; car, jamais jeune miss ne fut moins pleurante que la jeune Anna Aymer : elle n’était, s’il faut le dire, que franche et naturelle.

Jamais encore elle ne s’était évanouie ni n’avait ressenti la moindre attaque de nerfs, dans sa vie fraîche et rose de seize ans. Dieu sait toutefois les évanouissemens et les crises vaporeuses dont on couronna sa douleur ! sans compter ses beaux cheveux blonds épars, arrachés dans une frénétique agonie, et ses belles mains tordues et mutilées l’une par l’autre dans les convulsions du désespoir. Quant aux larmes et aux sanglots, il y en avait trop pour qu’il fût question de les nombrer ni de les dépeindre. C’était à fendre les rochers, c’était à faire crouler les deux églises indignées : ces églises dont les colonnes attestaient tant d’amour !

Les deux paroisses se soulevèrent donc en même temps pour jeter de hautes et puissantes clameurs, chacune dans sa sympathie pour la belle Anna, dans son indignation contre le père, dans sa haine contre l’affreux marquis, dans son entraînement vers l’amant aimable et préféré, que l’on devait trouver mort (on l’assurait) le lendemain au pied de l’autel. Chaque habitant de la vallée déploya dans cette occasion l’énergie de la passion personnelle et de son propre tempérament. Le moral entier du village atteignit bientôt le plus haut point de surexcitation ; et quand le soleil se leva pour cette solennité, on ne savait encore si l’on devait se parer de guirlandes menteuses, ou s’armer en signe d’émeute, ou prendre des habits de deuil.

Par un contraste qui me permit d’assister à toute cette agitation, la matinée fut remarquablement belle, et le cimetière de Sainte-Marie Deepedales foulé par tous les êtres vivans des deux paroisses. Les femmes abandonnèrent leurs chaumières, les hommes leurs champs ; ici, le moulin fut livré à lui-même et tourna sur parole ; là, les chaudrons purent bouillir ou se refroidir à leur propre discrétion ; on ne leur en demanda point compte. Un intérêt seul avait suspendu tous les intérêts, et chacun était dans le feu de sa discussion sur cette révoltante tyrannie, quand le cortége nuptial s’émut au loin et se mit en marche vers le lieu du rassemblement.

Alors, la foule enfiévrée et curieuse se poussa violemment, oubliant la moitié de sa tendre pitié dans l’étonnement et l’admiration de la longue file des équipages éclatans sous le soleil et remplis de personnages si richement vêtus, d’une tenue si droite et si majestueuse, qu’ils semblaient tous des reines et des rois.

Et les impériales surchargées de serviteurs ornés de longs rubans blancs qui flottaient comme des plumes légères autour de leurs chapeaux galonnés d’argent. Oh ! c’était merveilleux pour des yeux de village ! c’était à croire que tous les lords et les ladys de l’Angleterre s’étaient donné rendez-vous pour assister à ces noces que l’on venait de nommer maudites, et que l’on ne trouvait plus que « magnifiques et royales ! »

Jamais parvis d’église ne vit onduler dans son atmosphère tant de dépouilles d’autruches et de plumages de marabouts ; jamais les oiseaux de paradis ne déployèrent leurs ailes d’or sur plus de têtes opulentes ; jamais tant de nuages de fines dentelles ne furent soulevés à la fois par l’air frémissant du matin : j’en admirai, je crois, pour un million durant cette heure mémorable.

Quant à l’infortunée fiancée, elle était habillée comme toutes les fiancées de son rang et de ses espérances de fortune, dans le classique vêtement de satin blanc recouvert de point de Bruxelles, sans lequel il n’y aurait, dit-on, nulle fiancée possible dans les nobles familles d’Angleterre ; elle ne portait point de chaperon, dont l’usage commence à vieillir partout ; la riche profusion de ses tresses blondes était entrelacée de diamans et de fleurs d’oranger ; une partie de sa charmante personne était cachée par un voile si long qu’on en voyait à peine sortir deux petits pieds paresseux à marcher vers l’autel, où le cœur n’entraînait nullement la jeune vierge boudeuse. Sa taille, au-dessus de la moyenne, me parut légère comme une lithographie de Sylphide ; son visage pâle, ou du moins très blanc, vrai teint d’héritière anglaise ; mais à la grande surprise de chacun, elle ne répandait point de larmes : elle semblait avoir obtenu d’elle-même, par un sublime effort de soumission, la fermeté de subir le sacrifice tout entier, et cédait, muette, aux exhortations de sa mère, qui, au moment de quitter l’équipage armorié, avait pathétiquement supplié sa fille de ne donner aucune manifestation extérieure à ses sentimens de haine contre son futur mari.

Miss Anna était fille unique, par conséquent enfant gâtée ; elle avait appris de bonne heure et parfaitement compris sa propre importance, car dès le berceau elle avait contracté et gardé religieusement l’habitude de ne faire que sa volonté.

Ce fut donc à son profond étonnement que dans l’action la plus importante de sa vie, elle éprouvât une contradiction ferme et rigoureuse par laquelle le comte son père (en ce moment son maître) outrepassait rudement son autorité jusqu’alors inactive.

Dans les contestations de ce genre, la volonté de la plus faible partie est généralement contrainte de céder à la volonté de la plus forte. Il paraissait toutefois assez évident pour tous que ce n’était pas avec la douceur de l’agneau que l’héroïne du sacrifice se laissait entraîner si richement ornée vers l’autel.

Il y avait je ne sais quelle pétulance mutinée dans son air, quel esprit de dédain écrit si distinctement au fond de son œil brillant et bleu d’azur, que le marquis, bien qu’il fît le brave, tressaillait chaque fois qu’il rencontrait ce formidable et méprisant coup-d’œil. La même éloquence muette éclatait dans la manière dont elle foulait aux pieds les fleurs qui étaient semées devant elle ; j’y devinai, sans me tromper, un des innocens moyens par lesquels cette blanche génisse révélait son amère aversion contre les pompes préparées pour le drame dont elle avait horreur d’être l’héroïne.

Son noble père me parut évidemment exaspéré contre elle : la façon brusque dont il saisit sa main approchait beaucoup de la brutalité, lorsqu’il enchaîna cette main mignonne sous son bras nerveux, pour la faire avancer de force vers l’église.

Une protestation courageuse sortit comme une flamme de l’œil ardent et fixe de cette autre Iphigénie : une rougeur de pourpre trancha subitement avec la pâleur touchante de sa joue.

Au moment où elle passait sous le portail sombre de l’église, je remarquai le mouvement rapide, mais répulsif, de ses épaules demi-nues, suivi d’un pas rétrograde, comme si le joli pied de la victime eût rencontré tout à coup une pierre qui, par son offense, l’eût forcée à prendre un autre chemin. Mais l’inexorable père la tira violemment devant lui. Probablement qu’alors il eût ressenti un plaisir immense à corriger cette esclave rebelle ; mais il n’y avait pas moyen d’agir ainsi en public. Il fallut se contenter de la porter comme à un supplice. L’odieux marquis Greystock, que je trouvai affreusement laid, osa prendre place à côté de cette fleur ; le ministre ouvrit son livre ; les filles d’honneur baissèrent, comme par le même fil, leurs regards vers la terre, et rougirent autant qu’on peut l’obtenir de la ferme volonté de rougir ; le comte se dressa menaçant et sourcilleux comme Agamemnon ; et la comtesse, violette d’effroi, cacha ses appréhensions sous un riche éventail ; la tête hideuse du marquis se balançait au-dessus d’un bouquet énorme, comme une tête de serpent dans un myrte ; et la pauvre miss Anna me parut tout à coup changée en marbre.

Je me sentais oppressé pour elle et j’allais sortir de la foule, quand je fus arrêté par la figure épanouie du sacristain Digwell, qui était triomphant parmi tout ce monde à la torture.

Vêtu comme il ne l’avait jamais probablement été dans sa vie de fossoyeur, balançant dans ses mains engantées un très beau missel, il se balançait en attendant le moment de prononcer le mot amen ! qu’il avait toujours considéré comme le seul ayant une valeur dans le service sacré du mariage. Il était là, selon lui, le témoin le plus important de ceux qui encombraient son église ; droit et roide dans la splendeur d’un manteau brun tout neuf, acheté sur la spéculation des guinées qu’il croyait entendre sonner dans la poche large et libérale du triomphateur d’Anna, il était le plus tranquille de la foule.

Tout à coup un silence profond succéda au chut sonore et plein d’autorité du ministre ; car le marquis avait déjà prononcé son assentiment à cette importante question :

— Veux-tu prendre cette fille pour ta femme ?

Tout l’auditoire haletant se tourna en même temps que le ministre vers la fiancée, quand il ajouta, d’un ton plus bas et un peu altéré, n’ignorant pas la nature de ses émotions à ce moment suprême :

— Veux-tu prendre cet homme pour ton mari ?

Il n’espérait d’abord qu’une longue hésitation, un flot de larmes ou un absolu silence. Lady Anna trompa son attente ; elle hésitait rarement sur quelque chose que ce fût, et disait toujours sa pensée la plus secrète : aussi répondit-elle avec une admirable concision :

— Je n’en veux pas !

Et cela d’un ton si haut, si distinct, que cette vive réponse, qui paraissait à peine sortir du cœur timide et renfermé d’une jeune fille, résonna solennellement dans toute l’étendue de la vaste église.

Alors se retournant courageusement vers l’épouseur, devenu vert de saisissement, elle ajouta :

— Je vous l’avais dit, monsieur. Maintenant vous croirez, j’espère, que je parlais sérieusement.

— Quelle conduite ! s’écria la mère, étouffante et renversée d’une surprise sanguine, n’êtes-vous pas honteuse, Anna ! n’êtes-vous pas honteuse ?… Jeter cette insulte au marquis de Greystock !

— Si le marquis de Greystock avait eu le moindre sens, ma mère, répliqua la belle audacieuse, il m’eût épargné la peine de venir jusqu’ici, et se fût évité à lui-même l’affront d’un refus en public ; mais il ne veut rien croire.

— Achevons, miss, achevons ! murmura sévèrement le comte, je ne serai pas joué, persifflé ainsi ; je persiste à ce que vous remplissiez votre engagement avec le marquis.

— Je n’ai jamais contracté d’engagement avec lui ! s’écria miss Anna avec éclat, juste ciel ! jamais.

— Je l’ai contracté pour vous, moi !

— C’est vrai, mon père ; mais c’est tout à fait autre chose.

— Je vous jure, miss, que cela revient au même, et que vous épouserez le marquis ! repartit le comte en serrant fortement le poing, tandis que ses deux sourcils n’en faisaient plus qu’un et que ses yeux se fixaient furieux sur sa fille.

— Impossible, mon père ! car l’église regarde le consentement de la femme tout à fait indispensable à la cérémonie ; et comme je suis sincère, il m’est impossible de dire oui, quand le ministre me demande si je veux pour époux un homme que je hais de toutes les forces de mon cœur.

— Que le ciel confonde ton audace ! repartit le comte en fureur.

Une rumeur sourde, qui n’attendait pour éclater en joie que l’absence du comte, circula sous la nef de Sainte-Marie, dont l’orgue retentit tout à coup comme un te Deum de victoire touché par une main invisible ; tandis que le marquis, dont le maintien était fort tombé, tirait à part, en marchant sur son bouquet, le comte Fitz-Aymer pour lui soumettre quelque plan d’accommodement. La comtesse, qui faisait de la colère, joignit au conseil sa dignité confondue ; et chacun dans l’église maintenait avec effort une apparente consternation. Le curé regardait son livre à l’envers ; Digwell grinçait de ses trois dents contre la précoce perversité de cette jeune fille d’Ève ; ses filles d’honneur chuchotaient sans oser sourire, et tout le reste était dans une confusion extraordinaire.

Mais il m’importait d’observer ce que faisait la fiancée au milieu de l’agitation générale. Elle faisait, de bonne foi, la seule chose qu’elle dût faire en pareille circonstance. Elle disparut sans bruit, se glissa comme un rêve vers le côté opposé à celui par lequel elle était entrée, et profitant du trouble général qu’elle avait fait naître, avec toute la légèreté dont la jeunesse et l’amour animaient son être charmant, je la vis se précipiter à travers le cimetière, puis passer sous la porte à guichet dont je me rappelai l’issue communicative avec sa sœur-église : à cette porte mystérieuse, qui me parut ouverte singulièrement à propos, elle fut reçue et accueillie avec transport par un jeune homme si beau d’amour, d’anxiété, d’empressement et de reconnaissance, que je trouve à peine nécessaire de révéler qu’il n’était autre que l’amant aimé, le jeune et brillant rival du ridicule Greystock.

Miss Anna se laissa, doucement et sans résistance, entraîner par lui dans l’église de Sainte-Agnès, où un bon prêtre, aussi en robe blanche, fraîchement dépliée, était prêt, dans le chœur, son livre en main, non renversé, secondé par mon ami Pitpipe, dont la vieille et candide figure se teignait de l’amour jeune et partagé de son maître. Là aussi étaient rassemblées en silence les naïves sœurs du véritable fiancé, parées dès l’aurore en demoiselles d’honneur pour Anna ; pour le beau seigneur de Deepdale, dont le tout jeune frère, rouge de joie et de malice heureuse, se haussa sur ses pieds pour attacher un bouquet, sur le cœur de son frère aîné.

Nulle explication ne me parut nécessaire ; car je vis tout le plan déroulé dans le regard triomphant dont m’illumina Pitpipe en découvrant son voyageur curieux, appuyé en souriant contre un des piliers de l’église.

Sans perdre de temps en complimens inopportuns, sans donner même à miss Anna celui de reprendre l’haleine qui lui manquait, le ministre commença le service du mariage, dans lequel il usa de toute la promptitude imaginable, sans qu’il fût pour cela moins indissoluble devant Dieu et devant les hommes ; car le père épouvanté et le futur bondissant entrèrent à temps par la porte du cimetière pour entendre, dans l’église sonore de Sainte-Agnès, miss Anna prononcer : « Je le veux ! » aussi distinctement qu’elle avait articulé dans l’autre : « Je ne veux pas. »

— Je m’oppose au mariage ! vociféra le comte avec une voix de tonnerre.

— Je suis en âge depuis une heure, répliqua la mariée, en manière de parenthèse au vœu solennel d’obéissance qu’elle prononçait alors, et qu’en dépit de l’interdit paternel, elle acheva tout haut devant Dieu, le prêtre, et son époux.

— Je vous déshérite ! balbutia le colérique Fitz-Aymer.

— Je te dote de tous mes biens terrestres ! interrompit le jeune époux en la soutenant dans ses bras avec un regard d’inexprimable gratitude. Et les rites des épousailles arrivèrent ainsi à leur conclusion en présence du père indigné. Quant à Greystock, ne voyant nulle raison qui l’obligeât à en apprendre davantage, il rejoignit en toute hâte le riche carrosse qu’il n’avait pas commandé pour une fuite honteuse ; il hurla, à ses valets étonnés, de retirer les cocardes d’argent, comme les flots de rubans blancs de leurs chapeaux, et d’aller en avant.

— En arrière, bien plutôt, dirent entre eux les valets, qui se vengèrent de leur mieux par des railleries.

Digwell se précipita d’abord après lui, puis il s’arrêta soudain avec une contenance singulière. Une inquiétude mélancolique circula dans tout son corps sous le manteau brun, levé à crédit par son imprudente ambition ; il se prit à rêver, attéré qu’il était, comment il acquitterait jamais ce malheureux vêtement, d’un drap si marron, si lustré ; il n’avait aucune espérance probable d’une riche mort prochaine dans la famille de son seigneur ; à moins, pensa-t-il à travers un éclair de joie, que la colère ne fasse mourir lord Fitz-Aymer. Au fait, continua-t-il, un peu soulagé, il me paraît assez en colère pour tomber en apoplexie ; oui, j’en jurerais presque : sa fille va le faire tomber en apoplexie. Monstre de fille ! Cette pensée l’aida pour le moment à surmonter l’angoisse dont le frappait au cœur la bonne fortune de son voisin Pitpipe, et il rentra dans Sainte-Marie éteindre les cierges qui se consumaient tristement devant l’autel désert.

J’appris encore que lord Fitz-Aymer exhala haut et amèrement les restes de sa colère paternelle, et que miss Anna prêta patiemment l’oreille à ses reproches jusqu’à ce qu’il fût épuisé de fatigue ; elle devint alors toute soumise et toute caressante : la joie d’avoir fait sa volonté lui donnait une grâce pénétrante et des charmes irrésistibles. « Pardon ! pardon ! disait-elle à travers des baisers et des pleurs d’amour ; embrassez-moi, mon père ! pardonnez à votre tendre fille ; je le veux ! je le veux ! je le veux ! » Et le père chancela, surtout quand il vit à ses pieds le jeune époux, trop amoureux pour n’être pas un conciliateur ardent entre lui et sa belle héritière ; il laissa donc couler sa main dans celle de son nouveau gendre, et versa même, avec quelques larmes, sa bénédiction sur le couple aimable prosterné devant lui ; ce qui fit qu’il ne mourut pas de colère comme l’avait craint ou espéré le fossoyeur de Sainte-Agnès.

Mme D. V.