Le Salon de Lady Betty/Le Smogler

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Traduction par Marceline Desbordes-Valmore.
Le Salon de Lady BettyÉditions Charpentier Voir et modifier les données sur Wikidatavolume 1 (p. 219-292).


Le Smogler[1].



Dans la partie la plus agreste de la côte de Kent, au lieu où se passa l’aventure suivante, la mer est rarement calme : un flot, localement appelé jubble, s’élève perpétuellement sur les rocs et les rend dangereux aux petites barques que l’on tient à l’ancre sous leur abri ; au moindre souffle du vent, quand sa furie est dirigée vers la terre, l’assaut des vagues est terrible : et leur frémissement tumultueux ressemble alors à une décharge d’artillerie.

Par les sombres soirs d’hiver, le voyageur de ce pays d’orages, s’arrête, immobile et saisi d’épouvante, sur la grève, il tourne ses yeux effrayés vers la mer, dans la persuasion qu’un engagement naval, invisible, s’y livre entre les hommes et les démons.

Les rares habitans de cette côte inhospitalière, sourient tristement et invitent le voyageur égaré à prier avec eux pour que la tempête respecte la barque du pêcheur, gagne-pain de toute la famille.

Le fait isolé qu’on entreprend de décrire, dont les détails, recueillis sur les lieux, sont jusqu’à présent demeurés inconnus, ne semblerait offrir qu’une de ces déplorables fatalités qui pèsent comme une malédiction permanente sur chaque canton où le commerce sauvage et sans loi du smogler se trame dans l’ombre ; mais les particularités qui s’y rattachent frappent le cœur d’une sensation étrange, et le forcent à tourner un regard intérieur de surprise, mêlée d’effroi, sur les mystères de l’esprit humain.

Il est à remarquer que la voix sinistre de la baie ou de la cove, comme je l’ai entendu nommer sur le lieu même, est habituellement distincte avant le réveil de la tempête, et que cette voix menaçante, même quand les cieux sont encore bleus et sereins, conseille aux mariniers d’un village voisin de retirer leurs bateaux sur le banc sec et sûr.

Là, les rochers, comme élevés et creusés par l’action incessante du jubble, présentent à distance la figure d’un immense demi-cercle suspendu sur l’eau bouillonnante ; le contour de leur sommet vu de la mer est singulièrement pittoresque. Ses bords sont si âpres, que nul être vivant n’osa jamais tenter d’en escalader le faîte, excepté un paysan, il y a de longues années ; mais ce malheureux saisi d’effroi au milieu de l’escarpement, lâcha prise son corps n’arriva au fond du gouffre que déchiré en lambeaux.

Quand le flot est complètement retiré, les habitans passent en sûreté autour de la base des rocs, le long d’un sentier de sable solide.

C’est le moment épié pour faire aborder clandestinement les marchandises. Le bâtiment smogler peut alors jeter son ancre sur le sable durci, tandis que sa carêne, retenue par les amarres, flotte sur l’eau profonde qui baigne ce rivage.

Tel est le théâtre sombre où apparut le principal acteur de ce drame rapide. C’était un smogler, signalé par son prodigieux courage et ses entreprises heureuses. Ses richesses étaient aussi généreusement répandues qu’imprudemment acquises. À vingt ans, à cette époque de la jeunesse entourée de si nombreux dangers, il forma tout à coup la brusque résolution d’abandonner ce tortueux chemin. Une passion d’amour fut la cause de cette résolution qui lui devint fatale.

L’amour, qui produit si rarement dans la vie réelle les merveilles qui lui sont trop libéralement attribuées par les romans et l’imagination, l’amour fit ce prodige.

Franck-Hardi était le fils unique d’un officier à demi-solde qui durant plusieurs années avait vécu retiré près de la Cove. Élevé comme un gentilhomme, à la mort imprévue de son père, il ne se trouva propre qu’à faire un mendiant. Il était beau, d’une humeur vive, hardi comme son nom et admirateur passionné de l’existence orageuse vers laquelle il se sentit dès-lors entraîné d’une manière irrésistible.

Toutes les émotions de son enfance avaient été comme trempées dans les tableaux orageux de la vie de contrebandier. L’intime ami de son père était smogler, propriétaire et patron d’un cutter consacré à la contrebande. Franck, encore tout petit, prêtait avec avidité l’oreille aux récits de ses aventureuses histoires : il advint naturellement que resté seul tout-à-coup et jeté dans un monde peu sensible à ses malheurs, il éprouva l’impatient désir d’exercer par lui-même cette carrière qui plaisait à son imagination et à son courage. Accueilli du vieux smogler, il s’élança d’abord avec lui vers la Hollande ; cette première entreprise d’une ardeur mal dirigée pouvait n’être considérée que comme l’élan d’une jeunesse capricieuse et fantasque : elle fut prise au sérieux, et lui ferma tous les sentiers vers une estinée plus honorable. La classe austère des habitans de la Cove se retira de lui, le jugeant dès-lors peu propre aux affaires graves et régulières ; tandis que les plus jeunes, faciles et insoucieux, retenus par bonheur dans les chaînes étroites du devoir, admiraient son esprit supérieur, sa vaillante indépendance, et applaudissaient à ses triomphes, qu’ils enviaient peut-être.

Fier et honteux à la fois des succès qui le séparaient du monde social ; justifié par la nécessité, séduit par l’inclination, Frank-Hardi se plongea tout entier dans la carrière dangereuse où son étoile solitaire l’avait lancé. L’éclat de son audace, sa beauté frappante, ses prodigalités romanesques le rendirent en peu de temps le héros populaire de la petite ville et des alentours de la Cove.

Il n’était pas présumable que les jeunes filles scrutassent très sévèrement la moralité d’une profession tolérée par leurs parens ; et l’homme qui partout ailleurs eût été signalé comme un vagabond redoutable, devint, dans ce lieu maritime, à demi-sauvage, l’objet d’une sorte de culte et d’attraction. Le peuple l’adorait ; d’autre part les fêtes, les bals, les réunions brillantes s’ouvraient devant cette singulière célébrité qui répandait partout l’intérêt curieux attaché aux choses extraordinaires.

Mais les bonnes fortunes de Frank ne s’étendaient pas plus loin. Trop loyal pour séduire, il se détournait avec une sorte d’impatience quand le prestige, dont son aspect était rempli, attirait trop long temps sur lui de beaux yeux dont il ne voulait être ni l’esclave ni le maître.

Puis, quand le cours de l’année ramenait la saison des études sérieuses, les songes s’envolaient, la réflexion rajustait les vagues et jeunes fantaisies éparpillées çà et là dans le bruit et les parfums de ces nuits dansantes ; ces beautés aériennes laissaient de côté le dangereux roman pour reprendre la lecture plus grave de l’histoire : elles se ressouvenaient, enfin, que Frank, bien qu’il fût un héros, ne pouvait être leur héros ; quelques-unes déploraient au fond de leur âme, que Frank-Hardi se fût fait smogler, lui si brillant, si brave, si beau ! Ah ! c’était bien mal à Frank ! c’était à le haïr de ne pouvoir pas l’aimer ! mais détournant courageusement la tête de l’autre côté, elles dirigeaient leurs prudentes investigations vers un établissement plus confortable : ces charmantes rêveuses, douées par bonheur d’un sens subtil et droit, épousaient tout à coup des officiers dont le service rigide était dirigé précisément contre le héros illégal qu’elles avaient regardé de profil à travers l’enivrante atmosphère d’un bal.

Il y eut une exception vivante et réelle parmi toutes ces passions vaporeuses : ce fut Jane, l’humble et belle Jane Darcey, dont le cœur s’ouvrit, puis se referma, sur l’image ineffaçable de Frank.

Le père de Jane, malgré l’abaissement progressif de sa fortune, était, par son caractère, par sa naissance, l’homme le plus considéré du voisinage de la Cove. Il vivait dans une propriété noble et sans produits, seul débris qu’il eût conservé des possessions de sa famille ; n’ayant jamais souillé ses mains par le trafic, il s’estimait, en raison de son inaction et de son rang, supérieur aux habitans industrieux de la ville : c’était sûrement par d’autres traits d’un caractère élevé qu’il s’était acquis les respects de ses voisins, notamment du père de Frank, officier distingué de l’armée. Les deux gentilshommes devinrent donc amis et inséparables associés de préjugés contre le commerce.

Par une autre singularité, M. Darcey, ébloui de l’air martial et des insignes honorables qu’avait rapportés de la guerre le colonel Hardi, destina dès l’enfance le frère de Jane à l’état militaire ; tandis que le père de Frank ; couvert de blessures graves, dont la récompense était fort mince, n’avait pu se résoudre à livrer son cher Frank aux chances de sa glorieuse et sanglante profession : il rêvait donc constamment et profondément à choisir une illustre, riche et paisible carrière à ce fils trop aimé, quand la mort le surprit sans lui laisser même le temps de l’indiquer à son orphelin perdu sur la terre, où il n’avait acheté, lui, de tout son sang, que la place d’une tombe.

Ainsi, Jane et Frank, par les fréquentes relations de leur père, avaient été de bonne heure étroitement unis ; et lorsque celui-ci s’enrôla tout à coup avec des hommes sans aveu, Jane dans sa naïve candeur ouvrit son âme avec admiration et une délicieuse frayeur à ces contes de voyages et de périls ; car elle les écoutait dans la foi pieuse d’un précoce amour ; il lui semblait que Frank purifiait tout ce qu’il touchait, et que ses nouveaux compagnons n’étaient pas si coupables puisqu’il consentait à partager leurs dangers.

Toutefois, malgré la bravoure de Frank et sa ressemblance avec son père, malgré une larme d’orgueil et un serrement de main à briser les doigts du jeune capitaine en apprenant que ce grade venait de couronner plusieurs actions d’éclat, M. Darcey eut quelque honte que sa fille Jane fût vue encore dansant et chantant avec le maître d’un cutter contrebandier : bien que cette fille n’eût alors que quatorze ans, et le jeune orphelin dix-sept. La libre autorité d’un vieux smogler avait pu passer à pieds joints sur l’inconvenance de nommer un capitaine de dix-sept ans ; l’enthousiasme qu’excitait ce bouillant courage dans un adolescent, venait de faire tomber sur le jeune Frank cette distinction si bien méritée, qu’elle n’excita aucun murmure. Mais l’autorité paternelle s’éveillait trop tard : elle n’eut pas la puissance de dissoudre le ciment de ces deux âmes ; elle ne fit qu’élever à l’entour des obstacles pleins d’un charme dangereux à cette époque rêveuse de l’existence : ce fut comme un grillage où l’on enfermerait deux tendres oiseaux destinés à s’aimer.


LA JEUNE FILLE


Quand Jane, par l’ordre de son père, abandonna la maison et la rive où revenait incessamment Frank après ses courses sur mer, comme un ramier sauvage au nid qui l’a vu naître ; quand on l’emmena pour trois ans chez une vieille parente éloignée qui se chargea d’achever son éducation, Jane emporta dans son cœur de jeune fille, une image que toute la science et tous les intérêts du monde ne pouvaient plus effacer.

Il serait doux et curieux de suivre pas à pas les progrès de cette unique et puissante idolâtrie, s’augmentant de tout ce qu’elle acquérait de connaissances nouvelles et de talens nouveaux : chaque lumière conquise, chaque grâce épanouie dans cette intelligence vierge, était comme un hommage voilé qu’elle offrait au maître absent de sa vie.

Obéissant à la seule voix du cœur devant tous ces intérêts qui se croisent, se heurtent, se brisent à travers les jugemens des hommes chaque jour, dissous et refondus dans le creuset de l’expérience, elle cherchait, avec une ardente inquiétude, la réhabilitation de Frank le Smogler ; et que dire, sinon que le Smogler, désigné souvent à son oreille frémissante sous le nom odieux du hors la loi, conservait en dépit de cette réprobation sociale, une place immuable, immense, dans sa mémoire ; qu’il était partout et toujours présent à Jane : le soir au milieu des travaux, des lumières, des lectures et des romances du foyer ; le jour, dans la solitude où dans le bruit, dans la contemplation du ciel inondé de soleil ou parsemé d’étoiles, dans la mélancolie où l’espérance ; les yeux brûlans de Frank étaient fixés sur elle comme ceux d’un portrait dont on ne peut fuir le regard de quelque côté qu’on s’éloigne et quelque position qu’on prenne pour y échapper. Parfois l’image, bien que toujours fidèle, s’altérait ; une infiltration funeste épanchait dans le caractère de l’homme le caractère effrayant de sa profession ; le sceau de la réprobation se dessinait sur ce front adoré : la majesté sauvage du désespoir s’asseyait dans ses yeux profonds et tristes ; il se mêlait une indéfinissable férocité à la passion de ses regards où se lisait une résolution inflexible, un je le veux ! sans retour, qui épouvantait Jane et l’entraînait tout ensemble. Mais bientôt l’image s’épurait, comme un astre enveloppé de nuages se remontre doux et clair. Jane y retrouvait alors ces traits jeunes et sympathiques, cette soumission de l’amour, cette grâce sans artifice qui, dans le brillant miroir de son imagination fascinée, éclataient d’une puissance qui lui semblait plus que mortelle ! Alors, les joues pâlissantes, les mains étendues, Jane murmurait :

— Me voilà ! me voilà !

Puis, elle s’asseyait tremblante, l’œil blanc et immobile, quand elle revoyait cette belle ombre redevenir aussi terrible. Un jour, elle lui répondit, avec l’élancement d’une soudaine et tendre résolution :

— Eh bien ! oui avec toi maudite et réprouvée, avec toi dans les fers, avec toi à la mort !

Mais l’étonnement de sa propre voix la laissa pleine de trouble et de confusion ; car il lui sembla que l’avenir avait résonné en elle comme un avertissement redoutable.

Bien que Frank n’arrêtât pas son imagination vagabonde sur tous ces rêves tendres et amers qui peuplaient l’absence pour Jane, il est certain que le beau Smogler ne put se résoudre à nouer, ailleurs, rien qui ressemblât à un engagement d’amour ; son âme dormait encore, mais elle attendait Jane : Jane était loin de lui… et lui n’était pas loin d’elle ! Il dominait tous ses souvenirs : il était le passé, il était le présent, et sans lui, elle n’avait déjà plus d’avenir possible ; car il est vrai de dire que la plus grande partie d’une histoire d’amour pour une femme se passe entre elle et sa mémoire. Muette et mystique dans les intérêts de sa passion, un mot rappelé, un regard d’autrefois, un soupir qu’elle a cru comprendre, un sourire mystérieux qui a parcouru des traits aimés, sont des preuves qui se réveillent pleines de conviction pour affermir ses religieuses espérances ; son imagination interprète, et son cœur croit… elle croit tout, la femme aimante !

Son amour est d’autant plus violent qu’elle le tire tout entier d’elle-même, qu’elle en bannit la réalité trop désespérante ou trop peu chaste pour se nourrir des hypothèses de son imagination. Et cet amour qui ne peut être ni apprécié ni compris, parce qu’il appartient tout entier à la femme, et qu’il est sublime d’impossible, devient pour elle une source de déceptions et n’engendre que trop souvent une catastrophe terrible.

Les trois longues années s’écoulèrent, et la gracieuse visionnaire revint au berceau de ses beaux songes ! elle revit son vieux père ; elle en pleura de joie. La longue absence de sa fille avait comme émoussé l’orgueilleux courage du vieillard. Il s’était demandé parfois, bien bas à la vérité, si le monde valait le sacrifice qu’il lui faisait ? si rien lui avait tenu lieu, depuis trois ans, du doux appui de Jane ? de sa voix Joyeuse, de ce frais visage, où ses yeux déjà obscurcis par les années se reposaient comme sur une fleur ? C’était toujours après ces réflexions pesantes sur sa poitrine, qu’il se promenait seul autour des âpres rochers de la Cove, regardant de loin le cutter qu’il connaissait bien pour appartenir à Frank, à Frank le hardi smogler, le généreux aventurier, l’intègre hors la loi, le trésorier du pauvre, terrible, disait-on, comme l’ange exterminateur, avec la pudeur dédaigneuse d’une vierge… Et c’était parmi tous ces noms bizarrement accouplés, que le vieillard retrouvait encore et toujours, dans son cœur mal défendu, le petit Frank, le fils du capitaine Hardi, le pauvre orphelin de l’homme qu’il avait le plus aimé ! On peut donc présumer qu’il ne la retint pas avec des ordres bien inflexibles, quand elle se sentit entraînée comme par des ailes sur les bords de la mer : il savait que pour l’être né dans l’atmosphère maritime, le souffle pénétrant de ses eaux demeure une passion ; il pouvait d’ailleurs la protéger de loin dans cette promenade découverte, et… chose étrange que l’instinct d’une jeune fille innocente, à qui l’amour tient lieu de génie, sans avoir osé dire encore le nom de Frank, mêlé pourtant à chaque larme, à chaque baiser du retour, Jane avait vu sur le front moins armé de son père, ou que Frank était bien loin de la Cove, ou qu’elle pouvait le rencontrer sans que son père la renvoyât encore loin de lui : elle avait donc bien soif de l'air savoureux de la grève ! car elle erra sur le sable, le long de la brisure des rocs noirs, fantômes familiers de ses premiers ans ; elle les salua, éleva dans l’air ses bras charmans, et mêla sa voix grêle avec la brise harmonieuse ; pour ne pas étouffer d’un bonheur qui allait jusqu’aux larmes : c’est qu’elle était libre ! et pure, et fidèle ; c’est qu’on la laissait enfin courir dans l’espace, avec le ciel sur sa tête et le vaste abîme sous ses pieds ! c’est que le soleil brillait splendide sur les nappes d’eau vertes qui flottaient étincelantes du frôlement des vents pleins de musique, et dont le claquement contre les rochers, où elles venaient s’étendre et mourir, saisissait le cœur de Jane d’un ravissement qui tenait du délire. À la fin la lumière glissa moins âpre autour d’elle, les rayons du soleil devinrent humides, on l’eût dit, à force de se plonger dans l’eau, et le froid des vagues sembla verser une influence calmante sur ses émotions trop vives.

De fraîches pensées, des espérances roses s’ouvrirent pour la première fois depuis trois ans devant ses yeux ; puis, elle s’arrêta rêveuse dans sa joie, lorsqu’elle découvrit à peu de distance le petit bâtiment de son amant, retenu à l’ancre dans la baie. Qu’il lui sembla beau, le Sphinx avec ses flancs peints et arrondis, étalant au soleil ses formes si rases, si souples ! qu’il lui parut gracieux sous ses voiles carguées, se balançant aux caprices de la houle comme un goëland endormi sur les flots ! Jane demeura immobile ; une idée soudaine et radieuse s’alluma sous son front.

— Il sera sauvé ! s’écria-t-elle avec un joyeux transport : Il sera sauvé ! je le relèverai de son rêve de honte et de misère. J’attirerai son cœur dans les sentiers d’une honorable ambition, et son navire un jour parcourra les hautes mers aussi librement, aussi orgueilleusement qu’un vaisseau de l’état !

Elle parlait encore tout haut, quand elle vit à peu de distance accourir un jeune homme, la vie qui colorait ses joues reflua précipitamment vers son cœur. Jane, dans ce rapide instant, vécut plusieurs années et remonta le cours de sa jeune existence écoulée ; elle relut tout un passé de scènes ravissantes sous ses yeux à demi-fermés : — Se souvient-il de moi ? m’aime-t-il encore ? m’a-t-il aimée ?

… Telles furent les craintives questions qui coururent dans son intelligence au moment où ayant fait un pas en avant, elle le réprima aussi involontairement que la sensitive dont l’effroi virginal se recule devant l’objet imprévu qui l’approche. Elle l’avait bien reconnu ! c’était Frank-Hardi lui-même, qui promptement informé du retour de sa petite compagne dans ce pays si désert sans elle, se hâtait en riant de venir à sa rencontre.

Qu’a-t-il donc vu tout-à-coup de si terrible pour s’arrêter là sans mouvement et comme foudroyé devant celle qu’il appelle sa sœur ? pourquoi ce saisissement ? ce trouble sérieux qui suspend la parole dans sa bouche intimidée ? c’est que l’adolescente qu’il cherche lui apparaît transformée en femme ; elle n’a rien perdu de la svelte légèreté d’un enfant, et elle a conquis des formes plus moëlleuses : sa blancheur primitive, s’est colorée d’une teinte veloutée, suave ; la délicate figure d’autrefois qui, comme une vision, avait flotté à ses côtés durant leurs jours d’innocence, ces jours fugitifs où l’on se regarde grandir sans s’apercevoir que l’on grandit, où l’on croit que l’on est venu, que l’on restera toujours ainsi : cette figure vague et lointaine est là présentement sous ses yeux comme un modèle d’élégance et de dignité ; coulée, on l’eût dit, dans un moule où la nature satisfaite vient d’arrêter sa main au point que l’imagination et le cœur n’ont plus rien à demander, plus rien à rêver, et Frank la contemple dans un étonnement presque triste…

Il se rappelle qu’il est Smogler. Son regard ardent et confus, glisse et tourne autour de ce cou flexible qui se baisse et se relève comme celui du cygne. Mais il ose, à la fin, ressaisir de toute la puissance des siens, ces yeux qui étincèlent de pudeur et de joie à travers le voile soyeux de leurs longs cils ; il contemple, oppressé, sur ce front doux et blanc, des cheveux noirs, lustrés comme le plumage du corbeau, qui l’inondent de leurs boucles épaisses ; il parcourt curieusement ce maintien nouveau, où la crainte se mêle à la confiance du souvenir ; il veut cette main timide presque avancée vers lui comme si elle cherchait à être demandée… Jane, alors, rentre toute entière dans le cœur entr'ouvert du jeune homme ; dans sa mémoire, dans son âme, dans ses sens, et se reculant d’un pas qui tremble et qui chancèle, il ôte son chapeau et la salue humblement comme si elle représentait toute la majesté de son sexe.

Un tel hommage était suffisant pour la pudeur ; eh ! ne l’était-il pas pour l’amour ? Jane se pencha en avant ; leurs mains se rencontrèrent, leurs regards échangèrent un livre entier de craintives confidences, et Frank réadmis, dans l’espace d’une seconde, au privilège d’une amitié d’enfance, enlaça fortement dans ses bras sa rougissante maîtresse ; puis, sur ses lèvres pourpres et entr’ouvertes, se signa son amant dans un long baiser.

Ils ne parlèrent pas d’amour.

Les compagnons de Frank remarquèrent, dès le soir, un changement étrange dans tout son être. Il parut pensif et réservé. Le lendemain, il était distrait, soucieux ; puis, fantasque, inégal, bondissant, radieux… Il aimait !


LA
DERNIÈRE TOURNÉE DU SMOGLER.


Jane, à son retour, avait tout dit à son père, en l’enveloppant de ses bras caressans. Murmurée ainsi, comme sous deux ailes d’anges, cette confidence avait presque engourdi les préjugés expirans du vieillard. Il aimait Frank, et Jane jurait qu’il allait changer :

— Jugez donc, mon père ! lui répétait la jeune inspirée, jugez quelle gloire et quelle joie de diriger cette valeur surhumaine… car elle est surhumaine, n’est-ce pas, mon père ? vous l’avez dit, un soir, il y a trois ans, mon bien-aimé père !

— Oui, oui, surhumaine ! répétait le vieillard, que le souvenir de Frank envahissait toujours d’une joie mélancolique.

— Eh bien ! jugez comme ce serait doux, comme ce serait beau, d’entendre un jour proclamer son nom purifié par mille actions nobles, utiles ! ce serait à vous faire vivre cent ans, mon père ! et de voir de ce côté, poursuivait-elle en touchant le cœur de M. Darcey qui paraissait de plus en plus rêveur ; de voir d’un côté votre appui, votre propre fils couvert d’honneurs, et de l’autre, où me voilà, ce pauvre orphelin de l’homme que vous aimiez comme un frère ; ce brave enfant tout régénéré, tout lavé de ses glorieuses imprudences, plus digne que jamais de l’amitié que vous aviez… que vous avez toujours pour lui. Ah ! oui, ce serait à nous faire vivre tous des siècles de bonheur ! ajouta-t-elle en fondant en larmes, réfugiée à son tour sous les bras émus de son père, qui répondit du ton dont on calme les enfans.

— Allons ! allons, Jane, que l’on soit sage ! s’il t’aime, on verra bien… on tâchera de prendre la mémoire.

Et Jane, sans rien dire de plus, avait regardé passionnément son père.

Frank continua de rencontrer Jane chaque jour, sur les bords découverts de la baie mugissante. Charmés l’un de l’autre, satisfaits de leur solitude grave, qu’ils animaient de leurs seuls regards d’amour, le monde leur semblait enfermé et défendu par ces hautes montagnes.

Ivres de leur amour et de la vive senteur des algues, ils gravissaient quelquefois certains côtés accessibles de ces murailles naturelles et infranchissables.

— Si nous pouvions monter ensemble, disait Jane, à ces portes du ciel, il me semble que nous toucherions l’autre vie avec la main !

Elle élevait l’orgueil du jeune homme, elle combattait ses principes égarés, elle attendrissait son cœur : l’amour prêtait une force irrésistible aux armes de la raison ; sa rébellion s’abattait devant la contenance pudique et simple de Jane ; le faux orgueil fondait devant ses regards si purs comme la neige durcie devant le soleil.

Deux fois M. Darcey, par l’irrésistible instance de Jane, s’était trouvé, en tiers dans leurs innocentes rencontres, et il avait jeté sur le Spkynx, à l’ancre, un regard tout empreint de blâme, d’espérance et d’affection. Ce regard n’avait point échappé à Frank ; l’amour est soigneux de ses propres intérêts et pour lui, ce regard valait un long discours. Un soir d’automne, enfin, seul quelques instans avec Jane, en l’absence de M. Darcey, dans cette maison qui ne lui avait jamais été interdite, mais où il rentrait alors comme en grâce avec le maître, après une lutte intérieure, rude, il est vrai, mais décisive, le Smogler s’écria au milieu d’un profond et tendre silence :

Je vous mériterai, Jane ! je monterai vers vous. Ce commerce de vie et de mort, cette renommée bruyante, tout cela vous déplaît, n’est-ce pas ? je le quitterai ; vous m’avez vaincu.

Jane leva les mains vers le ciel.

— Jurez-vous cela ? dit-elle d’une voix tremblante ; eh bien ! alors, jurez par votre honneur, jurez par votre Dieu, Frank.

— Par le Dieu vivant ! répliqua Frank ; par mon honneur ; par vous, Jane ! qui êtes tout cela pour moi !

— Mais quoi ! poursuivit-il par réflexion, comment, après ce que j’ai fait, rentrer dans la vie ordinaire, si aride pour ceux qui n’ont rien ? J’ai tout donné : je n’ai plus rien pour nous, Jane ; et vous faire pauvre pour moi !

— Oh ! je n’ai pas peur ! s’écria-t-elle pleine de fanatisme et de tendresse : je demanderais, vois-tu… je mendierais pour toi à travers le monde !

Après ces paroles qui venaient de la donner à Frank pour l’éternité, elle appuya son front sur l’épaule du jeune homme, et son cœur se fondit en un torrent de larmes.

— Tu es folle, enfant !… par l’âme de mon père, tu es folle ! repartit Frank.

Il pleurait aussi pourtant !

Leur résolution fut arrêtée. Simples et courageux, il y avait dans ce plan de quoi reconquérir un paradis perdu ; tracé par deux enfans dont l’un était si pur, l’autre si vrai ! il leur semblait impossible qu’ils n’eussent pas quelque ange gardien pour veiller à son exécution !

C’est ce que pensa toute la nuit Jane éveillée par un bonheur dont elle ne pouvait calmer l’agitation. Les yeux ouverts dans l’obscurité, qui n’était plus noire pour une personne si heureuse, elle n’avait plus peur : le fantôme qui l’avait si souvent effrayée lui souriait maintenant.

— Non, non ! disait-elle en balançant doucement la tête, plus de spectre pour me faire peur : la vérité me protège ; que toutes les ombres menaçantes me laissent ; Franck saura bien me défendre ! Je veux dormir dans l’image purifiée de Franck. Voyez, mon Dieu ! comme il s’est soumis à vous ! Un petit enfant est-il plus obéissant à sa mère ? où avais-je donc l’esprit de voir toujours là-bas je ne sais quel fantôme voilé ?…

J’étais si seule ! et puis, Frank n’avait pas dit, il n’avait pas pu dire à une si jeune fille que j’étais alors. Je le jure par le Dieu-vivant ! par l’honneur, par vous, Jane ! qui êtes tout cela pour moi !… Oh ! je suis tout cela pour lui maintenant !

Elle s’arrêta et demeura quelques instans immobile, la poitrine soulevée, les yeux fixés et lumineux dans la nuit. Elle avait revu cette figure voilée, cette ombre matte et informe ; cette apparition noya sa joie d’une sueur froide : mais se retournant vivement, et plongeant sa tête sous ses couvertures, Jane ne retrouva bientôt dans un profond sommeil, que des visions du ciel et de Frank pardonné ! de Frank vertueux par amour pour elle.

Un hasard fort rare avait attiré deux jours de suite M. Darcey hors de sa maison.

Le lendemain Frank retrouva Jane encore seule à l’heure où il avait promis de revenir. Il s’arrêta sur le seuil de la chambre où elle était assise, la regardant de loin, la voyant souriante et calme, belle et sûre de lui : mais il n’entrait pas. On eût dit ses pieds allourdis par une inconcevable hésitation ; son visage était tout à la fois pâle et coloré ; il semblait traîner avec embarras, les indices accusateurs d’une nuit passée dans l’orgie, qui communique aux sens une faiblesse insurmontable et qui imprime aux regards une fierté stupide.

Dédaigneuse de la vie, Jane fixa sur lui ses yeux pleins d’anxiété ; plusieurs minutes de silence se passèrent ainsi : à la fin, il entra brusquement et dit en affrontant le long regard de Jane :

— Eh bien ! Jane, tout est résolu. Ma détermination reste la même ; mais dans deux semaines, trois, au plus…

— Deux… trois semaines ? que voulez-vous dire, Frank ? demanda Jane d’un ton de terreur et de surprise.

— Il n’est nul besoin de vous préparer, chère âme ! les phrases sont inutiles avec une personne de votre caractère… Puis, reprenant courage pour achever, il poursuivit sans reprendre haleine : Le vieux ami de mon père, mon seul ami, à moi, quand je devins orphelin, celui que j’honore ; entendez-vous, Jane, pour tous les bienfaits dont il a relevé ma misère, le vrai capitaine du Sphinx est en ce moment terrassé par une brusque maladie qui lui barre la route du devoir, à lui.

Les Smoglers ont aussi leurs devoirs ; ils ont entre eux leurs lois qu’ils savent remplir. Bien des familles vivent à cette heure, sous leur empire, qui inonderaient les grandes routes, en mendiant leur pain. Et la grande route, Jane, est froide et dure au mendiant ! Bref, ce vieillard, pour nourrir tout cela, a exposé sa fortune entière dans l’achat d’une immense cargaison qui attend de l’autre côté de l’eau des mains prudentes et hardies pour l’enlever et l’amener à bon port ; il n’a de confiance, après lui, dans aucun être vivant que moi…

Frank se tut. Il crut avoir tout dit pour mériter que Jane l’approuvât. Il attendit, mais sans la regarder encore, qu’elle lui répondît : il n’entendit pas même son souffle : alors il reprit avec une énergie plus prononcée :

— Hier, quand je rentrai, son matelot m’attendait.

— Le vieux capitaine est chaviré, me dit-il ; il n’y a que vous pour le remettre au large.

J’ai couru ; je l’ai vu dans d’atroces souffrances, raide et pâle dans sa lutte avec la mort : cela m’a fait mal… J’ai vu mourir mon père ! il s’est levé sur son chevet le pauvre vieillard ; il m’a dit ces paroles :

— Frank ! que le coup qui me frappe ne plonge pas en même temps vingt familles dans la misère ; tout ce que je possède est là-bas… va le chercher : c’est pour eux !

Oh ! alors, j’ai juré ! j’ai fait plus, Jane, j’ai pleuré sur sa main qui s’étendait vers la mienne. Ainsi donc, encore un voyage sur le Sphinx, un dernier voyage, reprit-il vivement. Pour un noble dévouement, la dernière tournée du smogler ! pas une obole ne déshonorera cette action : ainsi, m’aide le ciel ! je serai fidèle à la reconnaissance et à ma foi jurée : comprenez-vous, Jane ?

Jane, qui n’avait pas respiré durant cette explication, ne répondit alors que par un sanglot qu’elle ne put étouffer : il semblait être le dernier effort d’une âme qui se brise, et il retentit comme un glas sinistre au fond du cœur de Frank.

Celui-ci, seulement alors, tourna les yeux sur elle ; et puisant une espèce de courage dans ses regards épouvantés… car il y voyait une lutte à braver, il se hâta d’ajouter pour en finir :

— Je m’embarque cette nuit.

— Je le savais ! dit-elle d’une voix recueillie et lente qui parut terrible à son amant, en sortant de ces lèvres sans couleur.

— Il va donc arriver maintenant ce que je ne peux dire, ce que je sens en dedans de moi… ce que mon cœur m’annonce depuis trois ans ! Veux-tu être averti, Frank ? poursuivit-elle avec ce regard fixe et profond de la seconde vue : veux-tu être averti ? si tu le veux, je me jette à tes pieds, je t’implore… tu te dégageras pour l’amour de ton âme, de ton Dieu, par celui de ta tendre et malheureuse Jane… Je te crierai, demeure ! demeure !… mais non, car ce serait en vain : vous irez, vous reviendrez, et alors…

Un cri sourd sortit de son cœur et fit tressaillir Frank dont elle serrait fortement le bras.

— Non, vous ne voulez pas !…

Elle mit alors ses mains délicates sur l’épaule du jeune homme étonné, et parcourant rapidement sa figure de ses regards avides et curieux, elle murmurait des paroles d’un sens indéfini dont l’obscurité plaintive fit de nouveau tressaillir l’intrépide smogler ; puis, elle prononça tout haut avec une incompréhensible tristesse :

— Dis que tu ne veux pas !

— Jane ! s’écria Frank, s’efforçant de surmonter un frisson superstitieux ; je ne vous comprends pas : ma vie a été une série de dangers, de honte, si vous voulez ; mais quelques jours ajoutés à plusieurs années ne peuvent entraîner ma ruine ou ma damnation… Que voulez-vous dire enfin : mais parlez donc ! le but de ce dernier service le sanctifie d’ailleurs ; j’ose le croire, et je vous le répète, cette tournée est la dernière, Jane ! je jure par le ciel que c’est la dernière.

— Dis seulement que tu ne veux pas ! répéta Jane après son inintelligible prière : dis que tu ne veux pas !

— Jane ! cria Frank d’un ton de surprise et d’horreur ; c’est là un horrible jeu ! j’ai eu parfois la crainte vague que votre singulier enthousiasme ne dégénérât en démence… présentement, dévouez-moi ! je suis enchaîné par ma parole, lié par l’honneur, par la gratitude, par l’humanité : je ferai ce que j’ai dit, je le veux. — Jane trembla. — Et dans trois semaines, je reviendrai. Allons, ouvrez vos bras, Jane ! ma fiancée ! ma femme !… Et dis-moi fermement, mais tendrement adieu ! là !… poursuivit-il en l’attirant passionnément à lui. Jane tomba dans ses bras, le serra faiblement contre son cœur ; puis, avec des lèvres aussi pures, aussi froides que la mort, elle imprima un baiser doux et profond sur les siennes : Frank chancela ; le sang bondit de son cœur à sa tête, il regarda Jane à demi évanouie, livrée à sa seule protection : il crut voir en elle le ciel d’un homme ! et ne hasardant pas un autre regard avant qu’il eût rempli son engagement, il se dégagea par un effort sublime de cette étroite et dangereuse étreinte, tourna dans un vertige sur lui-même, pressa de ses deux mains son cœur qui se mourait d’amour, puis s’élança hors de la présence de Jane.


LE RETOUR DU SPHINX.


Le smogler fut exact dans son calcul. Trois semaines après cette entrevue, un cutter chargé de la plus riche cargaison de l’Inde louvoya près de la Cove. C’était vers la brune et par une marée basse, moment le plus favorable pour faire aborder les marchandises. Un léger signal informa le capitaine que ses complices l’attendaient sur le rivage.

Frank-Hardi, à ce moment d’un péril plein d’attrait, oublia Jane pour la première fois depuis qu’il l’avait quittée. Le vent qui soufflait alors de la terre, tourna au sud-ouest ; une haute pointe de rocher prolongée au loin dans la mer dérobait le cutter aux bâtiments répandus dans la vaste baie. Toutes les chances apparaissaient aussi favorables qu’on pouvait le souhaiter ; mais il n’était pas assez nuit close pour achever l’entreprise, bien qu’il soufflât ce que les marins appellent dans leur rude et expressif langage, une brise ronflante ; les flots levaient leurs cimes d’une manière convulsive :

— Lof ! timonnier, lof ! cria Frank, aussitôt que le vaisseau plongea dans l’ombre vaste des rochers : ne voyez-vous pas nos lumières le long du rivage à tribord ?

— Oui, commandant, dit l’homme à la barre ; mais je pensais en moi-même… Regardez à ce sillage de la lune, s’il n’y a pas quelque chose de plus que le reflet d’un arbre sur le sommet qui semble toucher le ciel ? Par le roi George, il est couché, et je suis debout ! Il y a là des requins de terre qui remuent.

— C’est vrai ! dit Frank, rêvant une seconde. Mais il n’y en a qu’un ; et quand ce serait un ennemi, qu’importe ! notre cargaison est sauvée si nous procédons vivement. Gouverne droit sur la rivière. Le sillage du cutter fut habilement affaibli par les précautions du timonnier et la manœuvre des voiles : sa quille en passant sous les arcs, toucha bientôt le sable, Les écoutilles furent alors promptement ouvertes et les marchandises passées successivement aux complices qui s’étaient approchés du beaupré au nombre de douze. Ce manège ne prit que vingt minutes, durant lesquelles la cargaison tout entière glissa hors du cutter et disparut dans les sinuosités du roc, puis fut emportée au loin en lieu de sûreté, à travers des sentiers connus des seuls smoglers.

Il faisait alors tout à fait nuit ; l’obscurité ajoutée à la rudesse de la mer qui hurlait le long du rivage et se ruait sur le vaisseau qu’elle inondait de torrens d’eau, rendait le service des matelots difficile et dangereux. Frank, avec la prudence et le sang-froid auxquels le succès de ses plus audacieuses entreprises pouvait être attribué, avait fait éteindre les lumières du rivage ; au moment où l’entreprise semblait toucher à une si heureuse fin, il donna vivement l’ordre de les rallumer en même temps que celles du cutter. Les marins continuèrent leur pénible travail avec un redoublement d’énergie, et cette scène se colora d’un reflet tout particulier.

Toutes ces lumières s’élançaient flamboyantes comme des yeux de démons agitant une ronde infernale le long de la terre et des noirs rochers. Les figures bizarres des hommes illuminés par la flamme rouge et sombre, des torches qui disparaissaient çà et là dans l’obscurité ; les rochers suspendus sur leur tête et dont les cimes élevées se perdent dans un ciel noir, le choc du navire roulant sur lui-même comme sur un pivot, le rugissement de la mer agitée, l’écume des vagues réfléchissant les clartés des lumières en myriades d’étincelles, tout répandait un caractère d’intérêt sur ce sombre tableau, tout réveillait des pensées de mystère et d’inexprimable férocité : le cadre convenait aux acteurs.

Au milieu du bruit et de la confusion, la voix du jeune commandant frappa soudain l’attention de ces hommes farouches.

— Écoutez ! cria-t-il d’un ton sourd et bref, qui prouvait qu’il écoutait lui-même ; à bas les lumières !

Les torches tombèrent dans l’eau et s’éteignirent. On n’entendit plus que le sifflement de l’orage qui approchait ; car la voix menaçante de la Cove avait retenti plusieurs fois durant le jour.

Un bruit de voix et de pas précipités s’éleva distinctement à quelque distance. Le lieutenant qui s’était couché l’oreille contre terre sur le rivage, se releva furieux et s’écria :

— God d… ! ils ne sont pas douze ! il n’est besoin d’éteindre ni de fuir ; nous sommes tous braves ici : enfans ! dehors vos coutelas ! ferme, et tenez bon !

— Quel est celui qui ose donner des ordres là-bas ? s’écria Frank en sautant légèsement sur la grève et appuyant son pistolet sur le front du lieutenant stupéfait. — Par tout ce que j’ai de plus sacré, le premier sang répandu cette nuit sera le sang de celui d’entre vous qui bravera ma volonté ! fuyez vers les rochers ! disparaissez, et laissez au patron à disposer de son navire !

Le lieutenant glissa, rampant sous le pistolet, et ne se crut vivant que quand il eut atteint le sommet de la pointe.

Les voix et les pas distans avaient été suspendus à la fois ; mais les ordres du smogler furent exécutés avec tant de promptitude, que tout l’équipage était remonté à bord, et qu’il se trouvait alors le seul homme aventuré sur le rivage ; tandis que le cutter relâché de la côte se tenait prêt à gagner le large au premier mot du capitaine.

C’est dans cet instant que le chef de la faction du port atteignit cette scène qu’il observait depuis long-temps.

— Au nom du roi ! cria-t-il en assénant au smogler un coup si rude qu’il le renversa presque dans la mer.

Frank se retint en se cramponnant à la frêle embarcation où son ennemi se précipita lui-même pour l’atteindre. Mais sans chercher à prendre sa revanche, le jeune capitaine s’élança sur le Sphinx en murmurant d’une voix sourde :

— Point de sang cette nuit !

L’officier de la côte l’y suivit avec tant de dextérité qu’il l’étreignit au corps comme il sautait sur le pont encore tout étourdi du coup furieux de cet adversaire inattendu.

Le reste des garde-côtes, arrivés une seconde trop tard pour suivre leur chef, demeurèrent stationnaires et attentifs sur le rivage, tandis que Frank d’abord chancelant d’une double, attaque et ne pouvant discerner, dans l’obscurité profonde qui enveloppait le vaisseau, le nombre des ennemis qui l’y avaient suivi, luttait vaillamment contre celui qui le tenait si fortement serré : cette lutte fut horrible, mais prompte. Le pied de l’assaillant glissa sur une rame, et le hors la loi, bien qu’étroitement engagé lui-même, le courba de sa main formidable sur le plat-bord : puis un râle étouffé, puis un poids lourd et sinistre dans les eaux troublées et noires firent pressentir l’événement !… Le cutter fut au moment même largué d’une longueur de câble ; le ciel était lugubre et le vent complice.

Frank-Hardi demeura un temps assez considérable dans la même attitude, penché sur un sabord, fixant un œil épouvanté sur l’abîme refermé ; là, où il avait vu si souvent jouer et sourire l’image alors enfant de Jane !… Il écoutait, absorbé dans une curieuse terreur, s’il n’entendait pas encore et toujours la chûte d’un cadavre : l’eau s’était refermée. Quand le souvenir et la raison lui revinrent, la rive était loin, et le bâtiment en pleine mer.

— À la pointe ! à la pointe ! cria-t-il tout à coup d’une voix creuse ; à la pointe la plus proche ! répéta-t-il avec une ardeur étrange en saisissant lui-même le gouvernail pour donner une exécution plus prompte à ses ordres inattendus. Ils approchèrent de nouveau du rivage, mais à une place différente, et Frank, au milieu des sifflemens de la rafale et comme soutenu par des ailes d’aigle, se précipita sur les rochers où tourbillonnait la tempête.

— Enfans, héla-t-il à ses matelots stupéfaits : les biens qui m’appartiennent à bord ont quelque valeur ; je vous les donne. Abordez où vous voudrez ; la cargaison est sauve, ma dernière tournée est finie. Retournez à votre capitaine : bonne nuit !

En achevant ce brusque adieu, il gravit la montagne où il disparut, insoucieux du tumulte que sa désertion inattendue venait d’élever à bord du Sphinx.


DERNIER SOURIRE DE JANE.


— Ses compagnons étaient près de lui ! se disait à lui-même Frank en doublant le pas, tandis que des gouttes de sueur froide ruisselaient de son front sourcilleux : leurs barques et leurs forces ne pouvaient être loin ; ils allaient, sans cela, s’abattre comme des faucons sur mon équipage et sur moi… Légitime défense, pardieu ! il m’étouffait… C’était un brave, beau et tout jeune homme !… Il n’eût pas succombé, je crois, si sa cause eût été plus juste ou s’il eût eu à combattre un autre que moi… Moi, j’avais raison !

Un poids affreux qu’il ne pouvait soulever, et qui ôtait à son cœur la faculté de respirer, donnait toutefois un démenti secret à ses paroles. Cette tête renversée, entrevue à la faible lueur de l’habitacle, ce corps palpitant, plein de force et de bravoure, enseveli dans un si profond cercueil… Tout justifié qu’il se prétendît, le smogler, descendant avec agitation les rochers pleins d’échos vengeurs, prit le chemin de la demeure de Jane, succombant sous une douleur poignante.

Comme il allait franchir le seuil, il se sentit saisir fortement par le bras, et se retourna avec une sorte d’épouvante qu’il n'avait jamais connue.

— Qui va là ? demanda-t-il d’une voix presque éteinte.

Pour toute réponse, le vieux smogler convalescent lui sauta au cou et l’étreignit avec la plus vive gratitude.

— Quoi ! je ne suis pas le premier but de tes visites, Frank ! tu n’es guère curieux de voir un homme heureux !

Frank lui serra fortement et cordialement la main ; mais plus pressé d'entrer chez Jane que de recevoir des remercîmens, il fit un pas en avant en disant :

— À demain !

— C’est juste, mon garçon ! répliqua le capitaine en souriant. À chacun son aimant : mais, tu n’attendras pas à demain pour savoir que toutes les marchandises sont en sûreté dans nos magasins secrets. Je veillais moi-même en personne sur la grève, et je n’aurais pu m’endormir cette nuit sans t’avoir félicité de ta victoire : elle ne m’enrichira pas seul, entends-tu, Frank ? il a été ce soir pour toi de la mort ou de la vie, capitaine ! celle que tu m’as rendue te coûte un peu cher, n’est-ce pas ?…

Frank ne put réprimer un frisson d’horreur, et serrant en la secouant avec force la main du smogler, il lui répondit à voix basse :

— Pas une obole pour ma dernière tournée, père ! Dieu seul en sait le prix. À demain.

— À demain !

Il était tard quand il entra chez Jane, Cette maison chère et silencieuse qu’il connaissait comme la sienne, lui parut avoir ce soir quelque chose de changé : les lumières n’éclairaient pas…

— C’est l’orage ! pensa-t-il. Il entra toutefois. Le père de Jane était encore sorti, ce qui parut bizarre au jeune homme si préoccupé qu’il oublia d’en bénir le ciel ; car Jane était encore levée, et parée comme pour recevoir : mais, pour recevoir qui ? jamais personne ne venait à cette heure dans leur maison, un peu éloignée de la ville ? le vertige dansait devant les yeux de Frank : tout lui semblait ce soir inusité, frappant.

En se revoyant, ils demeurèrent interdits et silencieux pendant quelques instans, lisant, ou croyant lire d’étonnantes choses sur le visage l’un de l’autre.

Le maintien et la figure de Jane avaient perdu leurs proportions arrondies, ses traits étaient altérés, ses yeux vagues et pleins d’angoisse ; pas une nuance de ces belles teintes roses n’était alors visible sur ses joues.

— Vous êtes bien pâle, Jane ! dit Frank en la pressant tristement sur son cœur ; mais calmez-vous présentement. Nous serons heureux encore… Ma dernière tournée est finie…

— En vérité ! repartit Jane immobile en parcourant d’un regard tendre et craintif toute la contenance de Frank, tout est fini ? et… bien fini ?

— Je l’espère ainsi, répondit Frank. Et ils retombèrent dans le silence.

— Viens ! viens !… dit-il à la fin avec abandon, tu m’étouffes par ta contagieuse tristesse. Un accident nous a menacés ; mais un accident léger : nous avons failli être attaqués près de la Cove.

— Point de sang ! sur ta parole, Frank ? demanda Jane en interrogeant avec effroi les mains de son amant.

— Point de sang !… Non, Jane, non, mes mains sont pures de sang ! Écoute donc : je te dis, mon seul amour, que nous serons encore heureux. Il s’arrêta, et se recueillit, comme pour se rendre compte de ce qu’il venait de dire : puis, il reprit avec un empressement troublé : Quelles nouvelles, Jane ? dis-moi des nouvelles, chère enfant ! ne vois-tu pas que c’est moi ? dis ? parle… ta voix ! ta voix, Jane, après toutes ces voix ?…

— Oui, je suis la plus heureuse des femmes ! s’écria-t-elle avec la joie soudaine et confiante d’une enfant. Oh ! voilà tous mes esprits revenus avec toi. Regarde-moi ! Laisse-moi voir que tu n’es plus ce que tu as été ! En vérité, Frank ! poursuivit-elle en s’appuyant délicieusement sur son bras, Dieu fait descendre ici ses bénédictions. Non ! plus d’anxiété, plus de terreur, car tout est fini et bien fini ! Et elle riait en essuyant ses larmes.

— Si tu savais, Frank, ce que j’ai souffert depuis que mon frère commande le service de la côte ! Juge s’il y avait du sang sur tes mains !

Frank devint pâle.

— Je l’attends tout-à-l’heure avec mon père qui ne rentre pas sans lui chaque soir. Il aime tant ce frère qui me ressemble. Il me ressemble, Frank ! seulement il est mieux… (Ah ! tu m’as tenu parole ; trois semaines, et te voilà !…) il est mieux ; si loyal ! si beau, grand comme toi, je crois… te voilà ! bonsoir, Frank !… et j’ose dire qu’il me ressemble : ris un peu de ton orgueilleuse Jane. Tu peux rire, puisque tout est bien fini ! Et puis, il t’aime comme dans l’enfance, presqu’autant que moi ! Ils ne savent pas cette dernière tournée, vois-tu : je n’aurais pas dit, sur ma vie, que tu m’avais repris ton serment : jure de n’en jamais rien dire toi-même. Je t’ai fait absent pour une cause innocente, ne me démens plus ! Silence ! ajouta-t-elle avec un sourire plein d’amour et posant son doigt sur sa bouche : je suis sûre que le voilà !

Un bruit tumultueux frappa en effet leurs oreilles : il sortait d’une salle contiguë donnant sur la route, où plusieurs personnes venaient d’entrer, charriant un objet pesant et mouillé.

— Qu’ils sont nombreux, ce soir ! reprit Jane, le sourire encore sur les lèvres.

Une servante effarée se précipita dans la chambre et cria : Un homme assassiné dans la baie ! Jane ne bougea ni ne s’émut. Elle fixa ses yeux sur les yeux de son amant, qui, faible et brisé, tomba sur une chaise.

— Depuis trois ans cet arrêt y est inscrit en lettres de feu dans mon cœur, dit-elle en s’asseyant près de lui, et prenant sa main glacée dans les siennes. Frank ! il y a un meurtre sur ta figure. Tu n’as pas voulu être averti… Tu ne le pouvais pas, car c’était écrit dans le ciel. Paix donc ! Je suis ta complice.

La porte fut brusquement ouverte par la pression de la foule qui s’augmentait curieusement dans l’autre chambre. Alors, Jane soudainement rappelée à la sentence irrémissible, se lève et court vers l’effrayant objet déposé sur le plancher. Il y eut une intention marquée de la part des assistans de s’opposer à son approche, car on cria : Fermez-la porte ! mais avec une force surnaturelle, Jane se fraya un chemin à travers la foule, et subit l’aspect horrible du corps humide et expiré. Elle tourna autour sans proférer une parole, comme un spectre autour d’une tombe ; elle fit signe à son amant encore assis, oppressé d’horreur et d’attente : il se précipita vers elle en écartant les spectateurs qui reculèrent devant lui ; il saisit Jane dans ses bras frissonnans ; et fixant sur ses yeux qui se fermaient par une dernière convulsion, un regard de passion et de désespoir, il la laissa doucement glisser près du cadavre de son frère… la mort près de la mort !

Dès-lors, il disparut. Les recherches les plus actives, les plus constantes furent vaines : jamais on n’entendit depuis parler du malheureux smogler.

  1. Contrebandier