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Le Salon de Lady Betty/L’Album de lady Betty

La bibliothèque libre.
Robert Sullivan
Traduction par Antoine Fontaney.
Le Salon de Lady BettyÉditions Charpentier Voir et modifier les données sur Wikidatavolume 1 (p. 169-218).


L’album de lady Betty.



J’avais vingt-cinq ans, comme je me trouvais en vacances à Dakenshade. Doux âge sentimental ! Lieu cher et long-temps regretté ! Dakenshade était la plus jolie maison de campagne qui se mirât dans la Tamise de Gloucestershire à Blackwal. C’était presque un petit château au moins. Quatorze lits de maîtres capables de loger les chevaux de toute une compagnie de carabiniers ! Et les beaux arbres ! oh ! il n’y en a point de pareils en Europe ! Et les aimables hôtes ! La vieille lady Layton, la châtelaine ; si bonne, si aimée de tout le pays ! Et ses deux adorables filles, lady Barbara, la brune aux yeux noirs, lady Betty, la blonde aux yeux bleus, qui semblait une madone ! Souvenirs précieux durant bien des jours.

Or, placez un homme dans la situation où j’étais à Dakenshade, entre deux charmantes jeunes filles, et faites si vous pouvez qu’il ne devienne pas éperdûment amoureux au bout d’une semaine ! Ce fut là précisément ce qui m’advint ; et le pire, c’est que je me trouvai, je crois, épris en même temps de lady Betty et de lady Barbara.

Un mot cependant sur les caractères et les dispositions des deux divines enfans. Barbara était une âme fière et tendre, plus fière que tendre toutefois, à ce qu’il me parut. Elle voulait, à ce que j’imaginai, avoir l’air de ne s’occuper de moi en aucune façon, afin que sa sœur en eût mieux ses coudées franches. Betty, de son côté, prétendait être indifférente à tout. Elle affectait l’insouciance. Elle tenait à ce qu’on fût convaincu que rien ne l’intéressait au monde, si ce n’était sa propre personne.

Quoi qu’il en soit, la capricieuse Betty ne haïssait pas qu’on lui fît la cour. Elle se laissait aimer par moi avec assez de complaisance ! J’y allais de tout cœur pour ma part ! J’étais alors un terrible soupirant ! L’accès m’étant plus facile près de la douce blonde c’était donc elle que poursuivaient surtout mes novices adorations. Oh ! le beau temps, le bon temps ! Tenez je veux vous dire la vie passionnée que je menais alors.

Je me levais à sept heures, et à peine étais-je au jardin, je ne sais comment la chose s’arrangeait, je rencontrais d’abord lady Betty qui avait toujours par hasard quitté le lit de grand matin, parce qu’elle n’avait pas dormi la nuit, parce que le désir lui était venu de marcher dans la rosée et de respirer l’air frais et embaumé. Lady Barbara n’était pas si diligente, ou bien, était-elle sur pieds et matinale par hasard, c’était pour s’en aller à la chasse aux papillons, cueillir des fleurs, ou visiter la basse-cour et porter aux poules des miettes de gâteau. Mais Betty et moi nous nous enfoncions dans les allées les plus sombres et les plus lointaines. L’heure du déjeuner sonnait sans que nous l’entendissions jamais. Il fallait toujours que quelque domestique fût envoyé à notre recherche. Et ce n’était pas au pauvre diable une tâche aisée que de nous découvrir. Il arrivait bien pourtant jusqu’à nous. À force de battre les berceaux, il nous apercevait enfin assis sur quelque banc rustique bien étroit, cachés là comme en un nid. Aussitôt que le maudit ambassadeur approchait, je commençais à discourir à haute voix touchant les beautés de la nature, et Betty s’écriait que j’étais le meilleur philosophe de l’époque. Sur quoi nous regagnions innocemment la salle à manger.

Après le déjeuner je suivais ordinairement nos jeunes ladies à leur salle d’études où je couvrais intrépidement les pages de leurs scrapbooks de mes aquarelles et de mes poésies. Pendant que je m’escrimais ainsi de la plume ou du pinceau, Betty regardait patiemment par-dessus mon épaule, tandis que Barbara, pour se divertir et m’inspirer, frappait des deux mains et de toutes ses forces les touches du grand piano à queue qui n’en pouvait mais.

Au surplus, mon succès était prodigieux. À Dakenshade j’étais proclamé d’une voix unanime le prince des poètes et le peintre du siècle. Tant de louanges m’avaient encouragé outre mesure. J’allais, j’allais. Les rimes ne me coûtaient guère et je ne me gênais pas avec elles. Je prenais toutes les licences poétiques possibles. Quant à mes paysages, je n’usais pas d’une moindre liberté. Je me moquais superbement des lois de la perspective. Arbres, maisons, rochers, chevaux et cavaliers, moutons et bergers, tout était de même taille et de même couleur ! Qu’importe ? Betty voyait là mille beaux effets que je n’avais nullement songé à produire, et que nul autre qu’elle assurément n’eût aperçus ! J’étais un Claude Lorrain en herbe ! Je promettais un nouveau Salvator Rosa. Malgré ma modestie naturelle, j’admirais cette pénétration de Betty. Je finissais par être de son avis.

Après les heures d’études, venaient les heures d’exercices et de promenade. Barbara était une excellente amazone. Betty, loin de là, était peureuse et maladroite. En conséquence, Barbara montait un cheval bien vif. Betty, pour rien au monde, n’eût voulu d’autre monture qu’un âne. Il en résultait que notre impatiente brune était constamment un mille en avant, et notre timide blonde un mille en arrière. Donc, de toute nécessité, il me fallait chevaucher près de Betty, dans la crainte qu’il ne lui arrivât quelque accident et que ses frayeurs ne la missent en péril. Ainsi allions-nous à travers bois et vallées, ruisseaux et collines, parcourant les plus ravissans endroits et les plus dignes d’inspirer l’amour qu’aient jamais peints la plume ou le pinceau. Je n’avais vu nulle part d’arbres si verts, si gracieusement balancés ; nulle part je n’avais respiré le parfum de fleurs diaprées de si riches couleurs. Les appréhensions feintes ou vraies de ma jolie compagne, à chaque pas de son palefroi aux longues oreilles, les subites rougeurs qui lui couvraient le visage, tous ces riens étaient du bonheur et me rendaient fou ; vous pensez bien que nous nous perdions continuellement. Nous avions pleine confiance, au surplus, en Barbara, c’était elle qui se chargeait de nous retrouver et de nous ramener au logis.

Au dîner, lady Layton s’informait généralement de la façon dont nous avions employé la matinée.

— Qu’êtes-vous devenus, mes enfans ? de quel côté du pays avez-vous couru ?

À ces questions, il n’y avait que Barbara qui sût répondre d’une manière satisfaisante.

— Ah ! Betty, ma chère Betty, disait la vieille dame, vous vous y entendiez mieux à la géographie de nos environs, lorsque vous serviez de guide à notre vieil ami, le général, dans ses excursions.

Mais Betty répondait en rougissant que c’était tout autre chose de conduire son jeune ami John l’avocat. John n’était pas du tout docile ; il avait sa tête ; il voulait même bien plus mener que l’être. Le bon général, au contraire, n’avait plus ni jambes ni volonté ; il allait où l’on voulait et comme on voulait. Et ces explications, qui nourrissaient la causerie, étaient jugées parfaitement concluantes.

Le dîner fini, c’était l’invariable habitude de la bonne dame de faire son petit somme ; nous n’étions ni assez irrespectueux, ni assez mal avisés pour troubler son repos ; aussi la laissions-nous à ses rêves le plus vite et le plus long-temps possible.

Alors, nous allions à nos promenades du soir. Quelquefois nous nous laissions glisser dans une barque, sur les flots paisibles et endormis de la rivière, qui s’allumant aux rayons enflammés du soleil couchant, semblait couler toute en feu. Nous chantions des duos, nous chantions des nocturnes et des romances, et nos roulades défiaient celles des rossignols eux-mêmes. Oh ! le magique enchantement ! des regards brillans, et de la musique sur l’eau vers la brune. Oh ! les célestes mélodies d’amour mystérieux ! — Ou bien nous courions par le bois de chêne, tapissé de lierre et de mousse, nous y jouions à cache-cache ! Et puis, Betty et moi, nous avions toujours entendu quelque bruit lointain de branches écartées et de pas sur les feuilles ; et c’était Barbara, la plus brave, qui s’avançait seule, afin de démasquer l’ennemi, et de protéger notre marche. Enfin, et trop tôt, la lune nous montrait son doux visage mélancolique, ou les étoiles nous regardaient de tous leurs yeux étincelans ; c’était le signal de la retraite. Nous retournions lentement à la maison ; là, encore assis quelque temps au salon, au coin des sophas, nous causions à voix basse, et nous regardions à travers les fenêtres ouvertes, les nuages fantastiques voiler l’azur sombre du ciel nocturne ; notre imagination leur prêtait mille formes ; nous leur adressions mille apostrophes romantiques empruntées des poèmes d’Ossian. Doux momens ! Douce obscurité ! Comme j’aurais de bon cœur, alors, souffleté le valet sans pitié, qui venait fermer les croisées et les volets, et apporter les bougies ; c’est que tout était fini. On servait le thé ! C’était le réveil ; lady Layton ne se rendormait plus. On pouvait considérer la journée comme achevée.

Les choses allèrent à peu près de cette sorte environ une semaine ou dix jours. Lady Betty semblait plus recueillie, plus pensive qu’elle n’avait été d’abord. Son air était plus sérieux et plus languissant ; ce n’était plus la même affectation d’insouciante indifférence.

Combien elle avait changé ! sa lèvre supérieure ne se pinçait plus dédaigneuse et moqueuse, sa lèvre inférieure s’abaissait voluptueuse et sentimentale ; elle ne parlait plus haut et vivement ; chacune de ses paroles avait une harmonieuse cadence. Lorsque je la suppliais de me conter ce qui se passait en son âme, elle m’affirmait qu’elle n’éprouvait rien qu’une tristesse vague. Si elle était plus grave, elle ne savait certainement pas pourquoi ; c’était sans doute qu’elle vieillissait, ou peut-être, c’est que le temps la rendait meilleure ; elle l’espérait du moins. En somme, elle me permettait de la consoler, si elle avait à être consolée. En tous cas, comme elle était déterminée à se réformer et à corriger tous ses défauts, elle m’établissait son mentor, le directeur de sa conscience, elle souhaitait d’être parfaite ; c’était moi qui devais lui procurer ce difficile mérite.

En vérité, je ne pouvais attribuer qu’à mon influence cette métamorphose, et je m’en félicitais avec ferveur. Betty serait avant peu le modèle idéal d’une épouse accomplie. Je contemplais d’avance en elle la compagne de ma vie à venir ! Ce serait elle qui partagerait mes peines et mes joies. Elle serait la mère chérie de mes enfans ! il y avait maintenant de la cruauté de ma part à différer davantage ma déclaration. Mais quoique je n’aie point du tout de sang écossais dans les veines, j’ai toujours été passablement adonné à la prudence. Lady Betty avait été long-temps folle et coquette. Cette subite sagesse qui lui poussait, n’était-elle pas la pure fantaisie d’un moment ? D’ailleurs, il y avait, dans le vague de mon sentiment, un charme que n’aurait plus ma passion déclarée. Toute réflexion faite, je décidai qu’il était bon d’observer encore. Je résolus de n’agir qu’après avoir délibéré plus mûrement.

Nos passe-temps continuaient cependant d’être les mêmes. Seulement, il y avait dans nos rapports plus d’abandon et d’intimité. Nous échangions fréquemment de petits gages de souvenirs : entre autres cadeaux, lady Betty m’avait donné une bourse de perles de sa façon et une boîte à pinceaux ; moi, en retour, je l’avais libéralement accablée sous un monceau d’épîtres et d’aquarelles, mais elle voulut en outre un petit album de poche de maroquin lilas à filets dorés, où elle savait que j’écrirais çà et là les pensées fugitives que la fantaisie me suggérait ; je tenais cet album (n’importe de qui). Quel objet si cher qu’il me fût n’eussé-je pas sacrifié à une blonde adorée ? elle le reçut en ses deux mains, le pressa contre son cœur, et me jura qu’elle lui conserverait l’usage que je lui avais donné. Bien mieux, elle y consignerait ingénuement tous ses torts, toutes ses fautes : ce livre serait son confesseur, si bonne protestante qu’elle fût. La lecture des péchés qu’elle lui aurait confiés serait pour elle, peut-être, le meilleur moyen de s’amender.

Hélas ! le sommet de la félicité n’est pas un plateau bien large ! Pourquoi faut-il encore que le peu de mortels qui se sont hissés jusqu’à cette cime désirée ne s’occupent qu’à s’en précipiter les uns les autres ?

J’avais vécu à Dakenshade fort paisible dans mes amours, sans troubles, sans jalousie, mais à vrai dire sans beaucoup de mérite, car pas une figure d’homme n’avait été sur mes brisées et ne m’avait disputé le terrain. Mais voici que tout d’un coup un personnage se rua entre nous, qui menaça d’abord fort dangereusement ma position. C’était une manière de fashionable, un lord, un élégant de qualité qui menait lui-même sa voiture à quatre chevaux de pur sang, et coupait ses habits de sa propre main. Il avait le visage parfaitement à la mode, c’est-à-dire cadavéreux et dévasté. Il possédait au suprême degré cette suffisance impertinente et languissante à laquelle la beauté ne résiste pas. En résumé, c’était l’homme du monde le mieux fait pour m’inquiéter, et réellement j’eusse été très inquiet si je m’étais senti moins sûr du cœur de ma maîtresse, si le triomphe de sa conversion que je m’attribuais ne m’eût surtout entièrement rassuré.

Je n’oublierai jamais pourtant le fracas que causa l’irruption de l’illustre intrus. C’était un parent éloigné de lady Layton ; en conséquence s’était-il reconnu le droit de venir sans invitation et avait-il déclaré qu’il resterait jusqu’à ce qu’il s’ennuyât. Il commença par commander aux domestiques de la maison comme s’ils eussent été les siens, et se fit servir et loger absolument de même que s’il fût arrivé chez lui : à peine daigna-t-il faire de la main quelques signes de courtoisie aux dames tant qu’il ne fut pas installé confortablement selon ses souhaits. Durant les premiers momens de cet envahissement, je m’étais tenu à l’écart, plein de surprise et d’indignation ; on m’amena bon gré mal gré, on me présenta au noble lord qui eut l’air de toiser ma modeste apparence d’un long regard souverainement méprisant. Il m’honora toutefois d’un salut qui n’eût pas été plus glacé fût-il venu de la Laponie, et, en retour, il en obtint de moi un autre du pôle nord. J’étais on ne peut plus mécontent : ce noble parent ne me semblait qu’un usurpateur de mes droits. Ces libertés qu’il se permettait vis-à-vis de Betty et de Barbara étaient une violation de ma propriété. Il n’y avait pas jusqu’à ses familiarités avec la vieille lady Layton qui ne me parussent aller contre mon autorité légitime. Bref, je fus immédiatement l’ennemi déclaré du personnage, et mon aspect courroucé ne le dissimula guère.

Lady Betty aperçut vite les fureurs qui grondaient en moi, et elle ne négligea rien pour les empêcher d’éclater. Elle me calma d’abord un peu d’un de ces regards tout puissans qui maîtrisaient si bien mon âme, puis elle me conjura de l’aider à traiter le nouveau venu selon la civilité qui lui était au moins due. Les attentions de commune politesse qu’elle avait été obligée de lui montrer l’avaient déjà, prétendait-elle, excédée ; elle n’en pouvait plus, elle appelait mon courage à son secours.

Je fus ravi de la confidence. Elle ressentait donc comme moi l’incommodité et l’indiscrétion de cette visite inattendue ; je ne l’en aimai que mille fois davantage de détester cet homme ! Pauvre chère Betty ! elle me l’avait dit à l’oreille, s’il demeurait seulement une semaine, elle en tomberait malade.

Cependant, comme bien l’on pense, toute notre façon de vivre avait été révolutionnée. La maladie de lady Betty se réalisa telle qu’elle l’avait prédit. Elle fut bientôt trop faible pour remonter sur l’âne et reprendre nos cavalcades ; elle n’avait même plus la force de s’enfermer dans l’intérieur du coupé que lord Brownsberry faisait atteler tous les jours afin de tenir en haleine ses chevaux de pur sang. Sa santé délicate exigeait qu’elle respirât le grand air ; il lui fallait s’asseoir sur le siége près du glorieux fashionable qui prenait plaisir à mener lui-même à la campagne ses grandes voitures, comme à la ville ses tilburys et ses tandems ; on avait plus de mal encore à venir à bout des soirées que des matinées. Lady Barbara me priait souvent de l’accompagner à la promenade. Quant à lady Betty, elle n’eût pas osé s’aventurer à se mouiller les pieds dans le gazon humide ; nous l’abandonnions donc à la merci du noble lord, pour qui la marche était un divertissement vulgaire tout à fait indigne d’une personne distinguée et à la mode. La bonne vieille lady Layton n’avait pas néanmoins discontinué ses siestes ; lorsque Barbara et moi nous rentrions au salon, nous y retrouvions bien Betty et son illustre parent éveillés ; mais je ne sais comment il advenait qu’ils étaient toujours sans lumière ; on n’avait jamais préparé le thé, et cependant il était parfois très tard. J’avais alors des accès de spleen éloquent que chacun admirait ; je m’en prenais au crépuscule, à la lune et aux étoiles, et les traitais de la manière la plus outrageante ; je épargnais pas la nuit, dont je chantais naguère si poétiquement le tendre mystère. À présent j’accusais ses complaisances honteuses ; je lui reprochais en termes fort vifs le rôle peu honorable qu’elle jouait en tiers dans les intrigues amoureuses. Mes improvisations satiriques étaient si entraînantes, que lord Brownsberry y applaudissait lui-même. Pour lady Betty, elle trouvait moyen de m’en remercier, soit en me pressant le pied , soit en me serrant la main ; je ne lui en voulais donc pas, mais sa patience me navrait. Où trouvait-elle le courage avec lequel elle supportait les insupportables assiduités de notre prétentieux et maussade seigneur ? Elle ne se contentait plus de lui montrer de la politesse, elle l’accablait de prévenances, elle louait son esprit et sa conversation. Tant de savoir-vivre et de dévouement à l’hospitalité me surprenait, je le confesse, et me dépitait singulièrement.

Toutefois, si mécontent que je fusse au fond, avec un pareil exemple sous les yeux, et après les promesses pacifiques que j’avais faites, je ne pouvais raisonnablement manifester ouvertement mes dispositions belliqueuses. Il est certain que mon ennemi avait réussi à interrompre toute communication sentimentale directe et continue entre moi et ma bien-aimée ; mais je n’étais pas sans jouir à ses yeux de certains triomphes qui m’étaient d’amples dédommagemens. Par exemple, c’était constamment moi que lady Betty chargeait de ses messages à sa mère, qui se tenait une partie du jour (comme nous l'avons dit déjà), dans sa chambre, tricotant des bas ou des jupons de laine pour les hôpitaux par souscription du comté ; puis à peine avais-je achevé ces missions, que ma bien-aimée m’expédiait vers sa sœur, qui avait, disait-elle, besoin de mon avis sur quelqu’un de mes dessins à la salle d’étude. Ces familiarités démontraient clairement au noble lord en quels termes nous en étions, Betty et moi, et comment nous nous entendions. Ce qui me réjouissait principalement, c’est qu’il pouvait voir que je n’avais nulle crainte de le laisser seul en tête à tête avec mon amie, et cette confiance seule, à mon idée, devait l’humilier profondément et le blesser au vif ; la pauvre Betty n’avait-elle pas d’autre ressource pour me prouver la fidélité de sa pensée, elle exhibait le petit album lilas ; c’était tout me dire, c’était m’exprimer par un langage muet, mais bien intelligible, que ce livre chéri recevait la confidence de tous ses ennuis, de toutes ses importances ; il était toujours ainsi, qu’elle l’avait promis, son confesseur. Ainsi, au milieu même de nos amères tribulations, elle songeait encore à se corriger de ses légers défauts, à se rendre plus parfaite. Adorable et bien adorée Betty ! à ces preuves évidentes de ton amour, mon orgueil et ma passion ne faisaient que redoubler.

Enfin, la fortune parut me revenir plus prospère. Je ne tardai pas à entrevoir le terme de la contrainte où je gémissais. Lord Brownsberry était un personnage de trop d’importance pour que la nation lui permît de s’oublier et de s’amollir dans le repos. Les conseils de l’état requirent soudainement sa présence ; il fut sommé de restituer à la capitale son belliqueux visage ; tout l’élégant attirail fashionable qui encombrait l’appartement de l’illustrissime seigneur, fut réemballé à mon inexprimable satisfaction. Le coupé se trouva un beau matin à la porte du manoir, attelé de ses quatre chevaux de pur sang ; mais il avait été dit que la triste Betty serait victime jusqu’au bout. Sa mère avait voulu qu’elle profitât du départ de son noble parent pour aller visiter une école de charité sise à trois milles, dans un village qu’il traversait en s’en retournant, et où il la laisserait. Je la vis partir avec lui désespérée ; je ne lui offris cependant pas de l’accompagner, ç’eût été sottement et bien tardivement faire le jaloux ; mais sur sa demande, je m’engageai et de grand cœur à me rendre au devant d’elle le soir pour la ramener.

J’entrai au salon, je n’y trouvai personne, Barbara et sa mère s’étaient retirées chacune en sa chambre ; je me jetai sur un canapé, et je me mis à savourer les délices qui m’attendaient.

Il était donc enfin parti, nous allions être seuls encore. — Mon cœur bondissait, j’avais la fièvre, toutes mes pensées n’étaient que poésies. Une feuille de papier blanc me tomba sous la main, elle fut en un instant enrichie de deux sonnets que ma vanité jugea dignes d’être transcrits quelque jour sur le petit album lilas de ma chère Betty ; mais je regardai du côté du piano, bon Dieu ! le petit album était là lui-même ; c’était la Providence qui avait voulu que ma bien-aimée oubliât de le prendre avec elle ou de le serrer sous clé, ainsi qu’elle le faisait toujours. Elle l'avait laissé ainsi dans la précipitation de sa course imprévue ; j’ouvris donc le petit livre et tout à mon amour-propre poétique, j’écrivis d’abord mes sonnets, et de ma plus belle écriture. Quelle surprise ce serait pour la pauvre enfant quand elle lirait là de pareils vers ! Mais une fois ma transcription achevée, la fantaisie bien naturelle me prit de lire moi-même, c’était de la curiosité indiscrète ; mais le moyen de résister à la tentation ! comment ne pas saisir cette occasion précieuse qui m’était présentée de pénétrer dans les plus secrètes pensées de celle que j’adorais ? et puis, n’était-ce pas de sa part une innocente finesse ? n’avait-elle pas à dessein choisi cette ingénieuse voie de me révéler son âme ? était-ce le cas d’une réserve trop craintive et délicate ? ne serait-elle pas au contraire, loin d’être fâchée, excessivement mortifiée si je ne profitais point de l’avantage qu’elle m’offrait elle-même ? — Ces réflexions me décidèrent, et sans plus résister, je me plongeai avidement dans la lecture du journal de mon ange aux yeux bleus. Les pages où j’avais autrefois tracé quelques lignes, étaient les premières ; je les sautai impatiemment ; enfin, j’arrivai à celles où elle avait fait parler son cœur ; elle commençait par noter le jour où je lui avais donné l’album, puis elle exposait sérieusement les projets d’amendement qu’il lui avait suggérés. Un memorandum suivait, qui énumérait les raisons qu’elle avait d’aimer M. John. — Je pressai le charmant volume contre mes lèvres et je poursuivis.

Voici quelles étaient ces raisons de aimer qui étaient classées par ordre et numérotées :

— « Première raison. En fait de mariage un bon caractère est préférable à un grand esprit. Si le cher John n’est pas fort sur le dernier article, ce n’est pas sa faute ; son excellente nature établit suffisamment la compensation. »

Folie ! pensais-je. Est-ce à dire que je suis un imbécile sans méchanceté, un mouton qui lèche la main qui lui tond le dos ; est-ce bien là le sens ? n’y a-t-il point de faute d’impression ? mais non : le texte est parfaitement clair et correct. Il n’y a point d’erreur : avançons toutefois !

— « Seconde raison. La beauté n’est nullement nécessaire chez un mari. John se croit un Adonis, il s’admire beaucoup ; tant mieux pour son bonheur, cela m’épargnera un peu l’embarras de m’en occuper. »

Peste ! m’écriai-je, de la malice et du mauvais cœur. La tête me tournait déjà.

— « Troisième raison. J’ai entendu dire que les attachemens passionnés ne produisaient en ménage qu’inquiétudes, jalousies et querelles incessantes. S’il en est ainsi, l’esprit calme que m’inspire M. John, m’est un sûr garant de la vie sereine et paisible qui nous attend. »

Je frappai du poing les touches du piano, qui se lamentèrent misérablement.

— « Quatrième raison. Je me suis demandé quelquefois si cette estime pouvait passer pour de l’amour et en tenir lieu ; mais j’ai réfléchi que rien n’était si près de l’amour que la pitié ; or, j’ai pitié de M. John pour tant de causes que ma conscience est en repos. Assurément je ne suis pas très loin d’aimer ce jeune homme. »

Pitié ! criai-je, poussant du pied un fauteuil qui fut rouler à dix pas ! Pitié ! ah ! merci !

— « Cinquième raison. J’ai pitié de lui parce qu’il est nécessaire que je le mette sous la remise durant le séjour de lord Brownsberry à Dakenshade. Autrement mon cher illustre parent pourrait être découragé par les apparences et ne point se décider à cette déclaration qu’il me fait depuis si long-temps attendre. »

Ah ! me mettre sous la remise ! L’indignation me coupait déjà la parole !

— « Sixième raison. J’ai pitié de lui, parce que si lord Brownsberry se laisse prendre tout à fait, je serai contrainte de mortifier le pauvre cher John par la signification d’un congé en forme. »

Mille grâces, belle Betty !

— « Septième raison. J’ai pitié de lui parce qu’il met une grâce, une complaisance charmante à quitter la chambre toutes les fois que sa présence est importune. »

À merveille, Betty ! J’irai maintenant jusqu’au bout sans m’interrompre ! Je n’ai même plus de colère…

— « Huitième raison. J’ai pitié de lui parce que son extrême confiance en mon affection le rend par trop ridicule, ce qui fait que notre méchant lord se moque du pauvre sot sans miséricorde. »

! ! ! !

— « Neuvième raison. J’ai pitié de lui parce que si je finis par l’épouser on dira partout que je l’ai pris comme pis aller et en désespoir de cause, attendu que lord Brownsberry lui a généreusement cédé la place. »

! ! ! !

— « Dixième raison. J’ai pitié de lui parce qu’il a eu la bonhomie de consentir à venir à ma rencontre à mon retour de l’école de charité, sans soupçonner seulement que je vais là uniquement afin de fournir à mon irrésolu parent une dernière occasion de se déclarer. Oui, j’ai sincèrement pitié de ce cher John. C’est un excellent jeune homme ! On ne trouverait pas de meilleure étoffe pour y tailler un mari. »

En vérité, criai-je, en vérité ! chère Betty. Eh bien, remettez, s’il vous plait, vos ciseaux dans votre boite à ouvrage. Je ne suis pas, je crois, précisément du drap où vous vous couperez un époux ! Mais voyez-vous le plaisir qu’il y a à pénétrer les secrètes pensées de la femme qu’on aime ! — Ne nous plaignons pas pourtant ! — Remercions plutôt la fortune ! — La découverte, si amère qu’elle soit et difficile à digérer est au moins salutaire et nous en ferons notre profit.

Sur quoi je fermai brusquement le petit album lilas, et le balançant avec délicatesse entre deux doigts de ma main droite, je l’envoyai se poser à son gré sur le tapis dans un des coins du salon. Je m’approchai alors d’une croisée ouverte. La rivière coulait justement au-dessous. Quelle tentation ! Mais ne serait-il pas plus dramatique et plus beau de me brûler la cervelle, que de me noyer ? Ou bien si je prenais la poste, si je courais après le coupé du noble lord, si je lui demandais raison le pistolet au poing de la trahison de ma maîtresse ! — Voilà quels sanglans desseins je roulais en ma pensée. — Il fallait absolument qu’il y eût quelqu’un de tué. Mais je ne pouvais déterminer le choix de la victime. Toutefois je penchais à me donner la préférence. Ce serait plus facile. J’étais là, moi-même à ma disposition. Et puis finir à la Werther ce serait un dénoûment bien poétique et digne en tout point du commencement de mon roman !

J’étais encore à la fenêtre, étreignant la rampe de son balcon, et plongé en mes mortelles perplexités, lorsqu’accourut lady Barbara, riant et dansant, tenant un paysage esquissé sur lequel elle voulait avoir mon avis. Elle fut pétrifiée à mon aspect. On eût dit qu’elle doutait que je fusse du nombre des vivans. Je devais en effet avoir l’air déjà plus qu’à moitié mort. — La pauvre fille pâlit soudain, puis elle rougit. — Mais elle se remit peu à peu, et se hasarda à me demander la cause de mon trouble extraordinaire…

L’émotion de Barbara qui doublait sa beauté, le profond intérêt qu’elle m’avait, comme involontairement, témoigné ; l’anxiété que trahissaient son œil humide et son agitation, tout cela me frappa d’un rayon lumineux qui me rendit la force et l’espérance. Oui, je pouvais me venger de lady Betty et d’une façon beaucoup plus agréable qu’en me noyant ou en me faisant sauter le crâne. — Barbara était incontestablement plus jolie que sa sœur, et bien mieux faite, mille fois plus sensée et spirituelle ! Douce et bonne Barbara ! Comme elle s’était noblement sacrifiée en me cédant à Betty ! Car elle m’avait aimée aussi, elle, la belle enfant aux yeux noirs ! Que disais-je Elle seule m’avait aimé véritablement ! Et moi je m’étais trompé, voilà tout. J’avais aimé d’abord les deux sœurs, puis j’avais cru préférer la blonde ! Là était mon erreur ! C’était la brune que j’adorais réellement à mon insu. Quelle fatale méprise m’évitait la protection du ciel ! Mais je le remerciais à genoux ! Combien j’étais heureux qu’il m’eût ouvert les yeux et arrêté au bord du précipice ! Il n’était donc pas trop tard pour récompenser ma vraie bien-aimée de sa tendresse discrète et cachée ! Oh ! suprême félicité ! ce serait Barbara qui prendrait ma vie et recevrait la mienne ! Barbara était la femme que Dieu m’avait destinée ! Elle serait la mère de mes enfans, elle, et non plus la parjure Betty qui avait rompu elle-même, grâce à la Providence, les liens dont je m’étais imprudemment laissé garotter. L’enchanteresse avait détruit son charme, de sa propre main ; mon cœur, ma raison, mon libre arbitre, tout m’était restitué.

J’avais besoin d’épancher mes sensations qui débordaient. J’entamai promptement les aveux. Ce fut de part et d’autre une inexprimable confusion : nous rougissions, l’un et l’autre, jusqu’au blanc de nos yeux. Je m’expliquai néanmoins, et très clairement, malgré mon trouble extrême. Je remerciai Barbara tout en larmes, de son dévouement et de son amour désintéressés. Je lui jurai qu’elle n’avait point eu affaire à un ingrat. Puis, allant droit au but, je lui confessai ma passion que je m’étais vainement dissimulée long-temps en moi-même, et qui m’était enfin miraculeusement révélée. Je déroulai mes projets, et lui saisissant la main, je lui contai mes espérances de fortune, ma généalogie. Je fixai l’époque de notre mariage, le lieu de notre future résidence ; j’allai jusqu’à lui déclarer la somme que je me proposais d’employer en cadeaux de noces.

C’était à présent le tour de Barbara. La chère enfant était pourpre ; elle tremblait, elle balbutiait.

— Je suis désespérée, dit-elle, — j’ai peur, — j’espère ; — je ne sais vraiment que répondre.

Il lui fallut s’arrêter pour se remettre un peu. Moi, je m’étais jeté à ses pieds ; j’étendais les bras pour qu’elle s’y précipitât. J’avais une image sur la vue. J’attendais en une extase indicible.

— Comment, tu hésites, m’écriai-je hors de moi, tu n’oses parler, ma divine Barbara ! Oh ! tu m’aimes ! eh bien, ne crains pas de le dire ! laisse sans frayeur s’échapper de tes douces lèvres les mots célestes ! Dis-moi, répète-moi que tu m’aimes !

Barbara avait retrouvé quelque courage.

— Hélas ! monsieur John, répondit-elle d’une voix plus assurée, je vous jure que ce n’est pas ma faute, si vous vous méprenez ainsi. Mais voici trois ans que mon cousin le capitaine a la promesse de ma main, — et que nous nous aimons ; — et il est arrêté que je l’épouse avant les fêtes de Noël.

Et elle se retira lentement, n’osant pas me regarder, et m’abandonnant le soin de tirer moi-même les conclusions de sa réponse.

Ce fut là un second coup par trop rude. Ma stupéfaction était effroyable. Je n’avais plus une goutte de sang dans les veines. Je me relevai et fus me contempler au miroir. Je me trouvai une mine de trépassé qui me fit reculer six pas. Je ne songeais plus à me tuer. Je croyais la besogne achevée. J’eus bien, je pense, un bon quart-d’heure de vraie folie.

Cependant j’avais bu machinalement toute l’eau d’une carafe qui était sur un guéridon. Je m’étais assis. Je repris un peu de raison et me mis à considérer ma situation. Elle était horrible. À quelle école j’avais été ! Barbara ne m’aimait donc pas, décidément ! La pauvre fille n’était pas si à plaindre que je l’avais supposé. Elle n’avait pas souffert le moins du monde de ma longue indifférence, et le retour de mon affection ne la touchait pas davantage ! bref, elle avait ses sentimens et sa main engagés ailleurs ! En quelle lourde erreur j’étais tombé ! Le magnifique désappointement ! J’avais choisi un habile moyen de me venger de lady Betty ! Le savant connaisseur du cœur des femmes, que j’étais ! Le glorieux rôle que j’allais jouer désormais à Dakenshade si j’avais l’aplomb d’y séjourner davantage !

Tout bien pesé, je ne me pouvais décemment tirer d’affaire que par une retraite immédiate. Ma résolution fut vite prise. Je montai à ma chambre. Je disposai mon porte-manteau, et tout préparé pour mon départ, je courus chez la vieille lady Layton lui serrer la main et faire mes adieux. Ce que je dis afin de prétexter ma fuite précipitée fut sans doute fort inintelligible, car tandis que je parlais la bonne dame ouvrit de grands yeux et parut ne rien du tout comprendre à ma harangue. Il est vrai, qu’autant que je me le puis rappeler, je n’y comprenais guère beaucoup plus moi-même.

J’eusse évité volontiers l’entrevue de séparation avec lady Barbara, mais ce fut chose impossible. L’impitoyable fille entra dans la chambre de sa mère au moment où j’en sortais, et je dus essuyer le méchant sourire mal étouffé dont la malicieuse créature accompagna sa poignée de main. Le point capital pour moi était, toutefois, de disparaître avant le retour de Betty, avant que les deux sœurs eussent pu se communiquer leurs réciproques confidences touchant mes doubles et pathétiques amours. À cet effet je me hâtai d’enfourcher mon cheval, et je le lançai au galop la rage au cœur. N’eût été la vitesse de sa course, j’aurais peut-être usé des commodités de se pendre qu’offraient les grands ormes de l’avenue, mais ma monture m’emportait d’un tel train qu’elle ne m’eût pas volontiers permis de mettre pied à terre pour profiter de cette ressource.

J’espérais au moins être à jamais hors de la vue et de l’atteinte de tous les habitans de Dakenshade. Nouvelle erreur. Je n’avais pas fait deux milles que je faillis tomber, moi et mon cheval, à heurter la calèche de lady Layton qui ramenait au logis l’intéressante Betty. J’avais été contraint, bon gré mal gré, de m’arrêter et de saluer ma belle ci-devant bien-aimée. La rencontre fut des plus touchantes de son côté. Elle ne savait par quelles paroles reconnaissantes me payer de l’empressement que j’avais mis à venir au-devant d’elle. La chère âme n’était plus que flamme et passion. Elle respirait enfin ! de quel poids elle était soulagée ! Elle était délivrée de l’impertinente compagnie de l’illustre lord ! sa santé en était déjà rétablie ! elle sentait toutes ses forces revenues ! elle était toute prête à recommencer nos cavalcades ! Il faudrait le soir même ordonner qu’on tînt l’âne, pour le lendemain, tout sellé et bridé.

Il résultait de ces épanchemens que la promenade à l’école de charité n’avait nullement répondit aux espérances qu’elle avait inspirées. J’avais donc l’honneur d’être réinstallé dans mon titre et ma qualité de pis-aller de lady Betty. Je régnerais de nouveau, si c’était mon bon plaisir, tant que le premier venu ne m’aurait pas détrôné.

J’ignore si les autres hommes ont été formés de matériaux plus solides que ceux qui ont servi à ma construction, quant à moi je confesse humblement ma faiblesse. Si courroucé que je sois, mes résolutions résistent difficilement au pouvoir de deux beaux yeux. Pour l’honneur de l’humanité masculine, je m’efforçais néanmoins de braver les fascinations du regard de lady Betty. Comme je tiens fort à être historien exact et vrai, je dois dire qu’en cette occurrence ma conduite eût été peut-être moins digne et moins héroïque, n’eût été le courage que me suggérèrent les irréparables événemens qui s’étaient passés entre moi et lady Barbara. Leur souvenir me poursuivait irrévocablement : après de pareilles scènes toute réapparition à Dakenshade m’était devenue absolument impossible.

Je restai de glace aux doucereuses cajoleries de lady Betty ; ma physionomie s’arma d’une expression rébarbative qui réduisit ma belle Armide au silence. Je déclarai formellement que je n’avais plus nul goût pour escorter les dames qui montaient à âne, j’étais souverainement las de la lune et de la campagne : il me tardait de revoir la ville et de rentrer en pays civilisé.

Lady Betty parut d’abord stupéfaite de ce ton et de ce langage ; elle me supplia de m’expliquer. Avais-je la fièvre ? Étais-je malade ? Étais-je fou ? puis elle se couvrit les yeux de son mouchoir ; elle eut l’air de sanglotter : elle fit mine de s’évanouir.

Il était temps de rompre les vitres et de parler en face.

— Eh bien, oui ! m’écriai-je, miss Betty, expliquons-nous franchement ; le cher John s’en va parce qu’il ne lui convient pas de demeurer là où sa présence est importune ; parce qu’il ne se soucie point qu’on le mette sous la remise ; parce qu’il se passera aisément de cette estime calme qu’on lui promet en guise d’amour ; parce qu’il ne lui plaît pas qu’on ait pitié de lui ; parce qu’il n’est pas de cette étoffe débonnaire dans laquelle on taille les maris complaisans !

Et cela dit, d’une voix très claire et on ne peut plus distinctement, je piquai des deux, et, ayant salué la belle fort bas, je m’éloignai au grand galop.


Il se passa bien des jours avant que j’entendisse parler de Dakenshade et de ses habitans ;

Ce fut seulement vers le milieu de décembre que je reçus, de la part de l’aimable Barbara, un morceau de son gâteau de noces, et, par la même occasion, un billet de lady Betty.

Cette chère Betty, elle n’avait pas de rancune au moins ; rendons-lui cette justice. Elle m’écrivait, au nom de sa maman, qu’une attaque de goutte au bras droit empêchait de tenir la plume. Elle s’étendait fort au long, et je pense fort sincèrement, sur le chagrin que lui causait ce mariage qui la séparait de sa sœur. Elle rappelait en quelques mots simples et en apparence sentis, les jours heureux qui s’étaient enfuis si vite lorsque j’étais à Dakenshade. Lady Layton m’engageait vivement à revenir visiter leur solitude durant la semaine de Noel. Quant à lady Betty elle n’osait se joindre à sa mère pour solliciter de moi un tel sacrifice de mes plaisirs de la ville. Ses prières, elle en avait peur, seraient près de moi de trop peu de valeur ! N’aurais-je cependant pas pitié de sa tristesse ? Elle était si seule, si malheureuse ! Toutes ces longues soirées d’hiver, où elle n’avait d’autre compagnie que le sommeil de plus en plus profond de sa maman ! Et les journées n’étaient pas moins solitaires ; comme la salle d’études était sombre et déserte à présent ; elle qui avait vu tant de joyeuses matinées, tant de fraîches poésies et de gracieux dessins s’animer et vivre sous ma plume et mon pinceau. Au moins gardait-elle précieusement ces inimitables créations de mon talent, mais elles ne lui ramenaient ni le passé ni l’auteur ! En ce qui concernait le petit album lilas à filets dorés, elle en avait arraché et brûlé bien des pages ; elle n’en avait conservé que celles où j’avais écrit quelques-unes de mes pensées et mes deux derniers incomparables sonnets, dignes de Pétrarque. Pétrarque ! oh que n’avais-je la fidélité de son cœur comme j’avais son génie ! Que n’était-elle Laure elle-même, elle serait moins à plaindre !

Ô douce et chère Betty, quel chef-d’œuvre de séduction et de flatterie était cette touchante épître ! Que vous connaissiez bien les bons caractères et les mauvais poètes ! Hélas ! vous m’eussiez désarmé vite, si j’eusse encore eu de la colère ! mais il y avait long-temps que je ne vous en voulais plus ! l’expérience m’avait appris que vos petits artifices étaient chose bien innocente et du droit naturel des jeunes filles ! Oh ! oui, votre bonheur eût-il encore dépendu de moi, il n’est rien que je n’eusse fait pour l’assurer ! Que votre justification ne s’y prenait-elle un peu plus tôt ! elle venait trop tard ! il me fallut répondre à votre tendre invitation par une excuse que vous dûtes juger péremptoire. Il y avait une semaine que j’étais marié.