Le Symbolisme/Partie IV/Chapitre 1

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Jouve et Cie, éditeurs (p. 241-302).




QUATRIÈME PARTIE




LES GROUPES SYMBOLISTES




I


LES VERLAINIENS


I. — LES MÉLANCOLIQUES : 1. Le Cardonnel. — 2. Mikhaël. — 3. Samain. — 4. Rodenbach. — Mæterlinck.

II. — LES EXCENTRIQUES : 6. Cros. — 7. Corbière. — 8. Rimbaud. — 9. Jammes.

Le goût du nouveau était un germe morbide qui allait se développer parmi les disciples de Verlaine. Il donne chez eux soit des fleurs souffreteuses, soit des fruits tératologiques. De là, parmi les verlainiens deux catégories : la première dans laquelle se rangent ces poètes étreints de langueur, de tristesse et même d’ennui qui va jusqu’à la lassitude, c’est celle des mélancoliques ; la deuxième où se groupent les enfants prodigues de l’art verlainien, tous ceux que tourmente la recherche du rare et qui tournent à la bizarrerie volontaire ou instinctive, c’est celle des excentriques.


I. — Les Mélancoliques


1. Louis Le Cardonnel. — Verlaine fut toute sa vie la proie de deux démons qui se disputaient les faveurs de sa muse. L’un était l’amour excessif de la vie et se manifestait par l’exubérance de sa sensualité, l’autre était la ferveur du renoncement, le besoin du mystère, la foi en Dieu. Il effaçait les excès de son rival par des flots de mysticisme dévot et lyrique. A un moindre degré, Louis Le Cardonnel est aussi possédé par ces deux démons ennemis. L’un le jette à vingt ans dans cette bohème littéraire qui tenait ses assises à Nous autres et au Chat-Noir. L’autre le pousse au petit séminaire d’Issy. Mais il en sort bientôt, retourne à la vie du siècle jusqu’au jour où repris de mysticité, il entre au séminaire français de Rome et reçoit la prêtrise. La crise religieuse qu’il traverse le conduit un an chez les Bénédictins de Ligugé, mais ensuite, de nouveau tourmenté par des sentiments profanes, il croit pouvoir concilier les doubles tendances qui divisent son cœur en réapparaissant dans la société avec la soutane de prêtre libre. De toutes les luttes intérieures dont les péripéties de cette vie sont le signe. Louis le Cardonnel a conservé dans son cœur une vague tristesse, quelque chose comme la fatigue qu’on ressent après un labeur difficile et prolongé, un besoin de repos, une soif de quiétude. Il l’indique dans ces Invocations d’automne où il traduit avec émotion le charme poignant qu’il éprouve à cette saison crépusculaire :


Toujours tu m’exaltas, saison harmonieuse,
Ta flamme brûle encore en mes hymnes anciens
Tu m’as tout pénétré d’une ardeur sérieuse…


C’est la joie de l’homme qui ayant parcouru la plus grande partie du chemin de la vie, juge la valeur réelle de l’existence et trouve aux portes du tombeau l’apaisement consolateur :


Je ne regarde plus vers les ingrates rives
Du monde aveugle et sourd dont je n’attends plus rien[1].


Le poète assiste l’âme calme au déclin de ses illusions. Il a entendu la hulotte avec sa désolante voix et le chant de l’oiseau sinistre a résumé pour lui la vraie philosophie de la vie :


Tu dis qu’il faut mener son sillon jusqu’au soir,
Remplir l’heure, le jour, la saison et l’année,
Marcher, et ne goûter la douceur de s’asseoir
Qu’après la tâche terminée[2].


C’est-à-dire qu’ici-bas il n’est qu’un moyen de conquérir la paix immense, connaître cette satisfaction qui ne va pas sans lassitude du devoir accompli, et dans l’éternité mériter le bonheur promis au chrétien. Le sage se recueille et, quand il a le privilège d’être poète, non seulement il peut, dans sa tour, n’avoir jamais d’autre soin


Que d’accorder sa harpe à ses intimes fêtes[3],


mais encore il jouit de ce don du ciel qui divinise sa mission, celui qui l’ait du poète l’égal des prophètes :


Le poète est encor prophète et, sous son front,
Avant l’heure il entend ce que, devenus frères.
Se diront au soleil les hommes qui viendront[4].


Tel est le rôle du poète, tel est aussi celui du prêtre. Pour Le Cardonnel, l’art et la religion n’ont qu’un même ministre. Le vrai poète sera celui qui


… s’en ira, semant la Parole céleste,
Et, pour dire le Verbe aux temps qui vont venir
Harmonieusement, il mêlera le geste
D’accorder la cithare au geste de bénir.

Sous le souffle divin, il la fera renaître,
Fils des premiers voyants, fils des chanteurs sacrés,
Cette antique union du Poète et du Prêtre,
Tous deux consolateurs, et tous deux inspirés !


Le Cardonnel, qui confond ainsi la poésie et le sacerdoce, est un admirateur des poètes anglais. Dans un poème d’une belle envolée, il magnifie Alfred Tennyson et, à son école, il veut joindre aux clartés de France, la mélancolie, et, l’extase qui caractérisent le chant des bons harpeurs d’outre-Manche. Comme eux les Français ont


Le don mystérieux d’éveiller l’Infini.


Il ne leur manque que de transporter dans leurs vers la nostalgie des poètes du Nord. Le Cardonnel réalise cette ambition, d’abord en nourrissant sa pensée de ce vague pessimisme que suggère l’expérience de la vie et de ce clair-obscur derrière lequel les mystiques entrevoient luire l’espérance, ensuite en s’efforçant de traduire ces impressions par une forme essentiellement musicale :


Oh ! musique de l’âme en paroles redite,
Harmonieux appel d’un cœur à d’autres cœurs,
Chant léger qui, plus doux que l’air de mai, palpite,
Sereine mélodie, en qui les grandes sœurs
Trouvent la majesté de leur geste redite[5] !


Ses moyens dans ce domaine sont variés et d’une heureuse originalité. Il use volontiers d’allitérations et pratique les sonorités intérieures dans les vers :


C’est l’effort, c’est l’essor de la suprême sève[6].


Il répète le même mot en lui ajoutant des épithètes de gradation ascendante :


Un or magique, un or mystique, un or de flamme[7].


Il rappelle soit les mêmes mots, soit la même phrase, comme un refrain qui martèle dans l’esprit lidée obsédante [8], accouple des rimes du même sexe dont il brise soudain les consonnances uniformes par l’introduction d’une rime différente comme en fournit l’exemple : En Forêt qui rime ainsi :


A A B A
B B C B… etc.,


ne dédaigne pas, après de longues réflexions, de suspendre brusquement le sens pour faire place à ces exclamations dolentes et vagues si chères aux décadents, pousse la virtuosité jusqu’à construire des poèmes entiers en mètres impairs, ce qui donne à ses vers comme un faux air de traduction [9] et trouve enfin dans l’harmonie imitative de quoi galvaniser la plasticité de son vers :


Lestement, sourdement des vêpres sonnent
Dans la grand’paix de cette vague ville ;
Des arbres gris sur la place frissonnent,
Comme inquiets de ces vêpres qui sonnent[10]


La muse de Louis Le Cardonnel est triste. La vie lui laisse des regrets que l’espérance chrétienne n’apaise pas toujours. Elle chante l’automne, la saison du recueillement après des épreuves désolantes. Elle se console dans la foi sans être complètement assurée qu’elle y rencontrera la certitude absolue et elle soupire doucement dans une musique assez savante pour qu’on y surprenne l’écho de toutes les douleurs qu’elle n’avoue pas. Verlaine criait son mal et suppliait Dieu de lui porter secours. Le Cardonnel est un chrétien résigné ; il pleuré en dedans comme un prêtre dans le cœur duquel malgré lui sommeille le doute.

2. Ephraïm Mikhaël. — C’est de tout autre cause que procède la tristesse de Mikhaël. Ce poète, mort à vingt-quatre ans, souffre de ce mal indéterminé dont sont atteints ceux que la mort doit ravir prématurément. Il est comme eux las de la vie avant de l’avoir vécue. Quand il s’interroge sur les joies de la lumière, il n’y trouve que monotomie et pressent que rien de neuf, rien d’inattendu ne viendra jamais satisfaire la curiosité de ses sens ou de son esprit. Aussi, dès que descend la nuit, a-t-il l’appréhension des lendemains qu’il lui faudra connaître et souhaite-t-il, pour échapper au rythme toujours identique de la vie, la quiétude infinie de la mort :


Je sens en moi la peur des lendemains pareils,
Et mon âme voudrait boire les longs sommeils
Et l’oubli léthargique en des eaux guérisseuses[11].


Son âme ressemble à ce paysage qu’il esquisse dans Effet de soir ; elle est remplie de brumes avec des clartés soudaines dans ce halo des soirs froids pleins de tristesse lourde. Il sombre dans un grand et morne nonchaloir, malade hanté d’implacable dégoût et il éprouve une volupté à se dire que dans la nature tout a été, tout est et tout sera toujours pareil :


Car, depuis des milliers innombrables d’années,
Ce sont des blés pareils et de pareilles fleurs,
Invariablement écloses et fanées[12].


Ce désir inapaisé et sans doute inapaisable de soleils nouveaux, de saisons inconnues engendre un incurable ennui.

L’ennui descend sur moi comme un brouillard d’automne
Que le soir épaissit de moment en moment,
Un ennui lourd, accru mystérieusement,
Qui m’opprime de nuit épaisse et monotone[13].


Le poète n’échappe à la nostalgie qui l’accable que par des envolées magnifiques vers l’idéal, vers la beauté. Il la peint sous les traits d’une étrangère, vierge aux douces mains, qui garde dans ses voiles un long parfum de gloire et de divinité, Elle descend vers les hommes dans un âge devenu si positif que les sages enseignent aux peuples « l’horreur des jeunes dieux et des lys éclatants ». Symbolisant alors les douleurs qu’entraîne après soi la conquête du beau, le poète la montre reçue, par les vieillards, gardiens des glèbes, à coups de bâtons et de faux, pourchassée par les femmes qui l’accusent de souiller le pays d’une senteur de ciel et qui, farouches, ivres de haine et de fureur, l’assassinent enfin, puis s’acharnent sur son cadavre aux plus hideuses profanations :

Et toutes, emplissant de sables et d’ordures
La bouche qui savait les mots mélodieux,
Sur la divine morte, avec leurs mains impures,
Se vengent de l’amour, des rêves et des dieux[14].


Ainsi meurt la vierge coupable d’avoir voulu répandre sur l’ennui du monde un peu de lumière et d’espérance. L’idéal n’est pas de cette terre : il n’y a partout que laideur, lassitude, et tristesse. La nostalgie du beau ajoute donc encore chez Mikhaël au dégoût de la vie. Il s’en venge un peu à la manière de Baudelaire par des comparaisons macabres :

Une gloire large et de divers ors,
Comme le soleil que le soir mutile
Luit sur le charnier des nuages morts[15] ;


par des tableaux d’un sadisme mesuré :

Des femmes, leurs seins nus, caressés de clartés.
Dans de grands parcs plantés d’hiératiques chênes
S’attardent à rêver des souillures prochaines
Et s’apprêtent pour les mauvaises voluptés[16] ;


par des poèmes de perversité mystique comme Impiétés où, dans un rythme singulièrement suggestif, il peint un étrange évêque qui, tout en officiant,

… Songe en son âme infidèle et vide
Qu’il est beau, tenant ainsi l’ostensoir.


Il est vrai que cette interprétation symbolique est immédiatement suivie de son interprétation réelle. Elle traduit le plaisir vaniteux du poète faisant des vers pour mériter l’approbation des foules lointaines et n’agitant l’encensoir des strophes que pour s’enivrer de ses odeurs.

Énergie brisée, lassitude et spleen, d’un mot anémie morale, traversée par des éclairs de mysticisme sensuel ou idéaliste, tel est chez Mikhaël le caractère essentiel de la poésie. Il ne croit pas nécessaire d’en corser l’originalité par l’emploi de fantaisies métriques et syntaxiques. La langue est d’une correction absolue et les vers révèlent plus le parnassien que le décadent. La pleine santé de la forme contraste ici avec la neurasthénie de l’idée.

3. Albert Samain. — Cette morbidesse s’épanouit chez Samain avec une intensité double, car elle atteint chez lui le fond et la forme. Après des tâtonnements et des essais d’un éclectisme curieux, Samain finit par y rencontrer en effet sa véritable originalité. Il lui doit de réaliser dans la perfection cette poésie de valétudinaire qui sent la vie lui échapper et qui met son point d’honneur à se regarder mourir avec grâce.

Le romantisme a d’abord fortement influencé la poésie de Samain. Werther, René, Rolla, reflètent dans son âme leur mélancolie et leur nostalgie. Comme eux, Samain se plaint d’avoir trouvé la vie inférieure à ce qu’il espérait, et comme eux, il se console de ses illusions évanouies, en s’abandonnant au romanesque, à l’exotisme, au mirage des féeries ou des paysages d’Orient, à toutes ces délices du rêve ou de la fantaisie, grâce auxquelles les disciples blasés d’Hugo entretenaient si magnifiquement leur désespoir. Pessimiste aussi, Samain professe le dédain de la foule, mais il est rongé par le désir maladif de suivre des routes inconnues et par elle d’arriver à la perception de l’irréel. Comme il n’a pas la force d’agir, il médite, il s’enthousiasme et ce lyrisme cérébral aboutit à des vers qui trahissent la nervosité du poète. Samain n’a pas du reste que l’esprit du romantisme ; il en adopte les procédés ; il a pieusement recueilli tous les oripeaux du romantisme religieux et médiéval, soigneusement mis à profit dans le Chariot d’or, par exemple [17], les artifices oratoires du romantisme de panache. Il incline d’ailleurs à l’éloquence, assez même pour faire usage de ces rimes triplées dont l’allure rapproche la strophe du discours. Ses aspirations vers l’inconnu devaient faire de Samain la proie facile du bas romantisme. Aussi a-t-il violemment subi l’empreinte de Baudelaire. Le misogynisme, l’éroto-mysticisme, l’amoralisme raisonné, la perversité consciente et volontaire qui déparent plusieurs sonnets d’Au Jardin de l’infante dérivent en droite ligne du satanisme Baudelairien. Du reste, la technique de Baudelaire enchante Samain. Il y admire « la volonté, la règle, la logique dans l’inspiration ». Il envie cet art « cristallisé dans sa forme impeccable et qui donne, par son absolu étincelant et incorruptible, la sensation de la pierre précieuse [18] ». Ce culte pour Baudelaine a sur Samain une double influence. Au point de vue de la forme, il en fait un temps l’élève appliqué des Parnassiens. Au point de vue du fond, il le passionne pour les idées verlainiennes et même ultra-décadentes. Les préceptes parnassiens dominent, en effet, la composition des poèmes recueillis dans Aux Flancs du vase ; l’art impersonnel et impassible se retrouve aussi dans bien des pièces d’Au Jardin de l’infante ; l’une d’elles même, Tribu, consacre la fornmle de cette esthétique. D’autre part, la rigidité métallique de leur structure, leur exotisme ou leur archaïsme procèdent visiblement des Trophées, de Heredia [19], d’autres enfin ressemblent à des pastiches de Leconte de Lisle [20], ou de François Coppée [21]. Quant aux idées décadentes alors à la mode, elles apparaissent dans cette exagération de névrose, cette affectation d’éréthisme intellectuel et ces tendances à l’hallucination qui sont immédiatement remarquables dans Vision, Allées solitaires, Mon cœur est comme un Hérode. Dans leur manifestation moins aiguë, elles se résument dans cette mièvrerie où Verlaine avait rencontré les petits chefs-d’œuvre des Fêtes galantes.

Ils sont finis les soirs tombants
Rêvés au bord des cascatelles,
Les Angéliques ou sont-elles ?
Et leurs âmes de bagatelles
Et leurs cœurs noués de rubans ?


Après avoir cherché son originalité un peu partout, Samain en prend d’abord conscience avec les premiers livres de Verlaine. Puis au contact de Jammes, il se débarrasse des réminiscences romantiques et parnassiennes, délaisse l’inspiration livresque et chante enfin sa mélodie personnelle. Elle est éminemment précieuse. Selon le mot de Coppée, Samain est « un poète d’automne, de crépuscule et de morbide langueur. » Les grands sujets l’effraient. Il préfère à la peinture des sentiments énergiques ou des fresques hardies, aux paysages ensoleillés, le croquis minutieux des impressions fugitives, des formes délicates et des atmosphères vaporeuses : « J’adore l’Indécis, confesse-t-il dans Dilection,

… les sons, les couleurs frêles,
Tout ce qui tremble, ondule et frissonne et chatoie,
Les cheveux et les yeux, l’eau, les feuilles, la soie
El la spiritualité des formes grêles.


Il s’en excuse presque en mettant sur le compte de l’hérédité ses goûts assez peu virils. Il dit de lui :

Fils d’un soleil atone et d’un pays d’hiver,
J’ai l’amour du changeant nuage et de la brume
Et des grands ciels d’ardoise où la houille qui fume
Panache les cités nostalgiques de fer.


Ses aveux sont du reste beaucoup plus précis dans ses Notes inédites. Il y expose ainsi les traits caractéristiques de nouveaux poèmes qu’il se propose d’écrire : « Je rêve en ce moment de petites choses à composer, exquises et légères, faites de rien et délicieusement suggestives, comme certains petits poèmes chinois. Cela devrait être fragile et précieux comme de la porcelaine, de la toute petite porcelaine où l’on prend un doigt de thé sublimé dont le parfum s’évapore des heures… Il me semble que je réussirai ces choses mièvres et parfaites. » Ce projet n’a jamais reçu d’exécution. La mort n’en a pas donné le temps au poète, mais il révèle de quels côtés penchent les prédilections de Samain. Ses rêves s’en vont de préférence « sur des nacelles roses, vers les îles d’Amour, en les lacs bleus écloses », en général vers tout ce qui peut charmer un être maladif épris de douceur et de joliesse : « Il y a des âmes femmes, » a-t-il écrit dans ses Pensées et réflexions. Son âme était de celles-là. Elle a fait de lui le chantre des délicatesses fanées. Au jour glorieux, il a préféré la nuit harmonieuse ; le printemps avec ses poussées de sève et ses éclosions de force lui a paru moins attendrissant que l’arrière-saison aux énergies finissantes. Les accents bruyants de la vie et de la santé n’ont à ses yeux pas valu la suavité religieuse du silence ; l’épanouissement des êtres et des choses ont moins séduit sa Muse que le charme attristant des agonies. Précieux, Samain a vu la vie à travers les tableaux des maîtres du maniérisme, Watteau [22], Boucher [23], Gustave Moreau [24]. Poitrinaire, il n’a perçu le monde extérieur que derrière les voiles et les tons grisaille de sa mélancolie. Ainsi les affinités subtiles qui relient les choses et l’âme, il ne les a exprimées que réfléchies en lui par un miroir de mièvrerie ou de nostalgie.

Son vers s’accorde avec la ténuité de ces correspondances. Il est sans heurt, sans rudesse, exquisement flou, merveilleusement imprécis. Il en a lui-même défini le type dans ce morceau d’Au Jardin de l’infante que les critiques ont accoutumé de regarder comme l’art poétique de Samain :

Je rêve de vers doux et d’intimes ramages,
De vers à frôler l’âme ainsi que des plumages,
Des vers blonds où le sens fluide se délie,
Comme sous l’eau la chevelure d’Ophélie,
Des vers silencieux et sans rythme et sans trame
Où la rime sans bruit glisse comme une rame,
Des vers d’une ancienne étoffe exténuée,
Impalpable comme le son et la nuée,
Des vers de soir d’automne ensorcelant les heures
Au rite féminin des syllabes mineures,
Des vers de soir d’amour énervés de verveine
Où l’âme sente exquise une caresse à peine,
Et qui, au long des nerfs, baignés d’odeurs câlines,
Meurent à l’infini en pâmoisons félines
Comme un parfum dissous parmi des tiédeurs closes
Violes d’or et Pianissim’amorose…
Je rêve de vers doux mourant comme des roses.

Mais fluidifier le vers à l’extrême n’équivaut pas pour lui à le ramener à la prose. Le domaine de la prose et de la poésie sont nettement séparés. Si désarticulé que soit le vers, il doit toujours donner la sensation du rythme. Sur ces points, Samain est l’adversaire intransigeant des harmonistes et verslibristes. S’il consent à libérer le vers, il n’y procède qu’avec circonspection, car il convient à son sens de ne pas bouleverser avec brutalité les habitudes métriques du lecteur. « La poésie, précise-t-il dans ses Notes inédites, ne saurait se passer d’un rythme, fût-il aussi fluide et effacé qu’on le suppose. Il est certain que pour marquer dans leur forme essentiellement fugace et volatile, des états d’âme placés aux confins du sentir, une métrique violemment orthodoxe ne saurait être de mise. Et l’esprit souffrirait mal un défilé monotonément scandé de strophes cassées à la mécanique. Mais il faut néanmoins qu’à travers le fondu, la coupe noyée et effacée, on sente encore la présence latente, le bercement vague et perdu de la musique, comme dans une barque immobile, on sent vaguement l’entraînement doux, presque insaisissable, mais irrésistible et profond du courant et l’enlaçante douceur de l’eau vivante. » Cette déférence aux usages classiques garde le poète des excentricités de métrique et de style où tant de symbolistes ont cru rencontrer l’originalité. Sa versification ne présente que des audaces timides, plus faites pour intensifier la musicalité du vers que pour en briser résolument le moule. La césure occupe dans son vers toutes les places, mais elle existe ; l’alexandrin bi-césuré lui permet même d’heureux effets d’évocation[25]. Il affectionne la rime riche avec la consonne d’appui. Très peu de pluriels riment, dans ses poèmes, avec des singuliers. Aucun vers n’est assonancé. Il n’a commis qu’un seul vers blanc et encore se trouve-t-il dans une pièce qu’il n’a pas eu le temps de parachever. Mais il ne répugne pas aux séries de vers du même sexe ; il a des hiatus, des repos hasardés, des mesures aventureuses [26]. Enfin il se risque à des allitérations et à des rejets d’une habileté périlleuse mais incontestable [27]. Ces particularités de versification sont un peu le patrimoine de tous les verlainiens. La véritable originalité de Samain réside surtout dans la façon dont il a manié le sonnet et dans l’ordonnance antitraditionnelle de la strophe. Le sonnet est pour lui le prétexte d’une virtuosité magistrale dans la combinaison des rimes ; il ose en outre l’allonger d’un vers par l’addition après le dernier tercet d’un quinzième vers [28]. Pour la strophe, il adopte les modèles classiques, mais il n’observe pas le principe de l’alternance des rimes. Enfin, les rimes féminines en ie ont pour lui un attrait spécial et il se plaît à les accumuler dans les stances finales. Le sonnet de Canope en fournit l’exemple ; il se termine ainsi :

Car il le sent, jamais, jamais plus dans sa vie
Il ne retrouvera l’adorable accalmie
La nuit et le silence et cette mer amie
Et ce baiser dans l’ombre à Canope endormie.


Ces licences sont anodines à côté de celles que préconisent les disciples de Mallarmé.

Samain a fait preuve de la même réserve dans sa syntaxe et dans sa lexicographie. Il évite avec soin tout ce qui pourrait avoir un caractère antigrammatical. Sans doute il écrit : Tu souriais un sourire aminci, mais Bossuet disait déjà au xviie siècle : Dormez votre sommeil. Le participe prend volontiers chez lui la place de l’infinitif. Que est souvent employé pour combien, à pour vers, chez, entre, par, pour en, pour, dans. En ce qui concerne le vocabulaire, il accepte les bénéfices de la révolution romantique. Il détermine des substantifs par des génitifs d’un sens inattendu : un flot de légendes, des âmes de bagatelles. Il leur ajoute des épithètes qui en varient la signification habituelle : des fadeurs sublimées, des soirs irrésolus. Il emprunte des mots au latin et au langage technique des différents arts, notamment de la musique. Il est vrai qu’il ne dédaigne pas quelques-unes des nouveautés symbolistes. Il fait appel à la dérivation pour les verbes, angéliser, caraméliser, et pour les adjectifs : hiémal, cuivreux, vespéral. Il substantive l’infinitif : aux confins du sentir éperdu, l’adjectif : les verts mélancoliques, l’adverbe : l’ailleurs, l’autrefois. Mais il n’use qu’avec appréhension des archaïsmes et des néologismes. On compte dans son œuvre deux des premiers, nonchaloir et mâle-herbe, et trois des seconds : Attirance, frôlis d’âme, enlacis mourante [29].

Là se bornent les innovations techniques de Samain. Elles sont du reste si noyées dans la pureté générale du style qu’il faut les yeux d’un aristarque pour en faire le dénombrement critique. C’est peu en comparaison des assauts formidables, des attentats répétés que subirent à cette même époque la métrique et la langue française. Samain n’était pas né révolutionnaire. Peut-être n’avait-il pas assez de santé pour cette rude besogne ? Peut-être avait-il aussi trop de goût. En tous cas, il est resté un poète suffisamment amoureux des belles formes pour qu’un Parnassien signalât son œuvre à l’admiration du grand public, suffisamment prudent pour mériter par deux fois les couronnes académiques ; voilà pour la forme. Quant au fond, il reflète le caractère de l’auteur. Si le poète sourit, Samain est vraiment celui qui

A conçu pour la rose et pour la sensitive
Ces chants, légers frissons de brise qui s’endort…
… Plus pur que le cristal qu’un rayon peut briser
Sur un reflet d’étoile un écho de baiser[30].


S’il est saisi de mélancolie, alors son âme exhale bien, ainsi que le dit Coppée, « le parfum d’adieu des chrysanthèmes de la Saint-Martin ».

C’est un malade auquel la souffrance laisse assez de répit pour broder d’exquises fantaisies ou pour soupirer doucement sa désespérance.

4. Georges Rodenbach. — Devant l’inéluctable fatalité d’un mal pareil, Rodenbach rivalise avec Samain de correction douloureuse. Lui aussi est un averti ; il s’en va doucement de la poitrine et ses jours sont comptés. Il le sait, mais il entend mourir en chrétien et en poète, c’est-à-dire avec résignation et élégance.

Le sage que la mort condamne en pleine jeunesse se soumet à son destin. Tandis qu’il descend les degrés qui l’acheminent vers le tombeau, il s’accoutume à son mal et finit par en étudier avec intérêt les progrès destructeurs. A se sentir chaque jour un peu plus conquis par la mort, il se persuade que cette défaite quotidienne de l’être ne manque ni de nouveauté ni de charme ; il aime cette mort qui l’achemine avec douceur vers le néant. Le voilà non seulement qui ne songe plus à regretter la lumière, mais qui se passionne avec un plaisir maladif pour les manifestations de lentes désagrégations dont son organisme est le théâtre. Il en explore la diversité d’un œil à peine humide, amusé presque, avec ce sourire fané si caractéristique chez ceux qui souffrent d’un mal secret. Ses sens surexcités perçoivent des nuances imperceptibles aux gens doués de santé, et cette énergie morale qu’il ne peut pas dépenser en actes héroïques ou en pensées vigoureuses, il l’épuisé dans l’analyse de détails intimes, dans l’examen méticuleux des mille sensations, qui, sous l’action de la fièvre défilent devant la conscience à la manière des images d’un cinématographe affairé. C’est là la volupté de la souffrance, c’en est aussi la poésie. Cette psychologie du malade résume l’art de Rodenbach. Prédisposé par atavisme à la mélancolie, contraint à la tristesse par la certitude d’une fin prématurée, Rodenbach a l’âme emplie de visions crépusculaires. Il dénombre ses rêves ; il traduit la subtilité délicate et la grâce alanguie de leurs méandres. Il les compare aux anémones de mer, à ces actinies, sensitives de l’eau, dont la floraison exige le silence et la solitude.

Or nous avons aussi dans nous des actinies,
Rêves craintifs qui se déplient parfois un peu,
Jardin embryonnaire et comme sous-marin,
Fleurs rares n’émergeant que dans la solitude,
Bijoux dont le silence entr’ouvre seul l’écrin.
Mais combien brefs ces beaux instants de plénitude
Qui sont le prix du calme et du renoncement !
Car revoici toujours les nageoires bannies
D’un rêve trop profane au louche glissement
Qui crispe l’eau de l’âme et clot les actinies[31].


Le malade est un être enviable. Il a seul le privilège de voir s’épanouir toute la flore de cet aquarium mental. La maladie doucement isolante vaut à l’homme « ce lent repos d’un bateau qui songe au fil d’une eau ». On se semble, dit Rodenbach, de l’autre côté de la vie ; les amis se font rares, on est presque seul, on se possède, on se réalise soi-même. Le mensonge de la vie se fane dans le miroir intérieur

Où l’on retrouve enfin son visage meilleur,
Celui de pure essence et d’identité vraie.


La maladie est un état sublimé qui « sur nous-mêmes nous renseigne ». Elle grandit l’être ; elle le spiritualise « et les malades sont des hommes déjà morts en qui le dieu commence [32] ».

Quand le poète s’arrache à cette contemplation intérieure, c’est pour chercher, dans le monde objectif, le reflet de ses tristes méditations. Il s’attendrit à regarder le douloureux combat de la lumière et de l’ombre, le soir dans les vitres [33], ce dernier champ-clos du crépuscule. Il cède à l’aube à la tentation des nuages, ces merveilles issues d’une fumée en fièvre « qui a su multiplier ses affluents de rouge et ces halos de ruine, comme si l’aube avait délayé l’arc-en-ciel ». Invinciblement ce spectacle réveille en lui la mémoire d’impressions anciennes, et c’est aussitôt tout le branle-bas des souvenirs endormis, toute la résurrection dans le cœur, d’un passé déjà estompé, autant de motifs précieux dont s’empare la muse alanguie de Rodenbach, pour tisser de fragiles et délicieux poèmes :

Faisant de nos amours défunts
De nos rêves de toutes sortes
Des vers — comme avec les fleurs mortes
On distille d’exquis parfums[34].


Sous cet afflux de sensations, Rodenbach ne distingue plus entre ses états de conscience et les impressions qu’il reçoit du monde extérieur, ou plutôt la nature se confond avec l’âme du poète et dans son cœur tout se met à vivre intensément. Alors à cette heure exquise où s’approche la nuit, se révèle au poète le charme des vieux murs au fond des vieilles rues. Voici les quais antiques endormis dans le soir solennel, les canaux bleuis, les cloches qui gémissent dans la brume, tandis que solitaire, pauvre et morne, au bord croulant des toits, un joueur de flûte fait chanter de l’ombre dans la tristesse du soir [35]. Les plantes, l’eau, les maisons s’animent, se personnifient, prennent des visages et des attitudes humaines, soudainement surgies dans la vie des hommes par les sortilèges d’une hallucination modérée, doucereuse, pareille à ces fantasmagories qui vous dansent dans les yeux, lorsque accablé de lassitude on s’abandonne aux effluves d’un demi-sommeil. Tout cela, chez Rodenbach, paraît sortir de la poussière des siècles ; ce sont des figures vieilles, des fronts ridés, des fantômes pâles aux gestes lents, aux regards usés et dont l’haleine a des parfums de néant ; on se croirait dans un cimetière très ancien où, sur les tombes, joueraient les rayons jaunes d’un soleil d’hiver, où pieusement dans les allées, glisseraient des béguines et de vieilles gens, où des ombres furtives se lèveraient derrière les pierres noircies par l’âge, et dans cette asile de recueillement, de silence, de paix dévote et funéraire en entendrait murmurer cette symphonie de prose et de vers, qui, de Bruges-la-morte au Règne du silence, et au Voyage dans les Yeux, consacre la poésie des villes mortes de la Flandre avec leurs traditions, leurs monuments, leurs canaux et le mysticisme indéfinissable de leur art mélancolique. Comme pour échapper enfin au charme obsédant de ces évocations, le poète rentre soudain dans la vie et sa muse sourit aux élégances raffinées des élites flamandes. Car les sujets héroïques ne sont pas pour lui plaire. C’est une grande dame lymphatique dont les journées passent à se traîner de bergère en fauteuil, pour caresser de ses doigts effilés des chiffons précieux, toucher du clavecin, et soupirer après de vagues, très vagues désirs :

Les grandes Muses abolies,
Si j’avais suivi leur conseil,
M’auraient fait chanter le soleil
Guérisseur des mélancolies.

Mais ma dolente muse, à moi,
Elle est mignonne, elle est phtisique,
Elle fait un peu de musique
En se mourant d’un long émoi.

Elle est sentimentale et mièvre[36]


Si les âmes viriles trouvent dans la joie de vivre une volupté violente et chantent avec ardeur le bonheur de la santé, de la force et de l’énergie, la muse de Rodenbach, « muse pâle des choses mièvres », oublie sa faiblesse à goûter de subtiles sensations. Elle respire d’anciens parfums ; elle s’amuse à surprendre de discrètes confidences, à regarder dans son cadre ancien s’user le pastel d’une mondaine princière. Elle se réjouit en sourdine de toutes les choses effacées, impressions et sentiments, odeurs et couleurs qui doucement viennent émouvoir sa quiétude :

Qui saisira le charme triste
Le charme subtil et dolent
D’un vieux parfum d’ylang-ylang
Dans un fin mouchoir de batiste.

Qui transcrira le bruit charmeur
Des musiques atténuées[37]


Rodenbach, il est vrai, ne recherche pas la faveur du grand public. Les sensations ténues, les images subtiles, la mièvrerie et l’artifice sont plutôt le régal de l’élite. Il ne souhaite que ses approbations. Il en fait l’aveu dans Mièvreries II, quand, s’adressant à sa muse, il essaie de préciser ses goûts :

Toi qui toujours revendiquas
D’une voix lente et maladive
Pour un peu de gloire tardive
Le suffrage des délicats.


Cette ambition l’a gardée de toute originalité rythmique. Son vers est classique, d’une ornementation toujours discrète. Il use de l’alexandrin en l’assouplissant par le jeu des césures et du rejet, jusqu’aux limites tolérables, mais il éprouve rarement le besoin d’en bouleverser la forme traditionnelle. Dans son dernier ouvrage, le Miroir du ciel natal, il a fait quelques essais de vers libres ; mais il s’y est risqué avec une modération presque craintive et une habileté qui en fait excuser la tentative. Il est impossible de voir dans ces poèmes, rêvés si près de la tombe, autre chose que des expériences sans grande valeur probatoire. Rodenbach eût vécu qu’il aurait très probablement, après s’être rendu compte de sa puissance d’expression, rejeté tout à fait le vers libre. Il apporte la même prudence à toucher au vocabulaire. S’il s’est permis dans ses ouvrages en prose quelques libertés lexicographiques, on n’en trouve point trace dans sa poésie. Il parle excellemment la langue de tout le monde. Son symbolisme ne réside ni dans la révolution de la métrique, ni dans l’exotisme du style. Il consiste uniquement dans la ténuité très précieuse et un peu artificielle de ses sensations et de ses sentiments, dans la juxtaposition et l’association souvent imprévue d’idées qui font de son art « une mosaïque sur l’impalpable », dans ce talent maladif des évocations en clair-obscur. « Nul, déclare J.-H Rosny, n’a dépassé ce poète pour dire les pensées qui stagnent, le chuchotement des intimités infinies, les aspects infinitésimaux d’âmes murées dans le songe et la mélancolie. » Il a fait de la phtisie une autre sœur des Muses, et selon son vœu, ses strophes dolentes ont en elles assez de nostalgiques parfums pour embaumer.

… toute une âme, un soir
Malgré la mort, malgré l’absence
Comme il suffit d’un peu d’essence
Pour en imprégner tout un boudoir[38].


5. Maurice Mæterlinck. — La maladie et le sentiment d’une fin prématurée, avaient fait de Samain et de Rodenbach les chantres résignés de la mélancolie. Mæterlinck est comme eux pénétré de tristesse, mais ce qui fut chez les autres effet pathologique, est chez lui produit par la réflexion philosophique. Mæterlinck a la curiosité et l’appréhension du mystère. Alors que son condisciple et ami, Charles Van Lerberghe, a sur l’inconnaissable des Entrevisions et en évoque l’étrangeté derrière une buée plus ou moins lumineuse, Mæterlinck médite longuement sur ce même inconnaissable, et de cette réflexion exaspérée, il rapporte, outre une conception originale de la vie, cette langueur inévitable du méditatif qui sait enfin, qu’en retour d’un maximum d’effort, l’inconscient ne dévoile à l’homme qu’un minimum presque infinitésimal de vérité.

Mæterlinck semble avoir été surtout frappé par l’extension, durant ce dernier siècle, des phénomènes psychologiques. L’âme, de plus en plus, paraît dominer et diriger la matière. L’hypnotisme, le spiritisme, la télépathie, toutes ces manifestations du dédoublement ou du prolongement de la personnalité humaine, indiquent le progrès constant de l’élément psychologique sur l’élément physique. « Il est certain, constate Mæterlinck, que le domaine de l’âme s’étend chaque jour plus… On dirait que nous approchons d’une période spirituelle. » Il est d’autant plus convaincu de cette spiritualité prochaine qu’il a pu remarquer combien les actions de la vie active n’étaient souvent que le reflet ou la conséquence d’une vie intérieure, absolument cachée aux regards d’autrui : « L’on trouve partout, à côté des traces de la vie ordinaire, les traces ondoyantes d’une autre vie qu’on ne s’explique pas… L’âme est aujourd’hui bien plus près de notre être visible et prend à tous nos actes une vie bien plus grande qu’il y a deux ou trois siècles. » En d’autres termes, nous sommes le théâtre d’une double vie : une vie consciente dont les actes s’expliquent avec précision ; une vie subconsciente au sein de laquelle s’élaborent des tendances inconnues, dont nous avons par intervalle des perceptions confuses, et qui, pourtant, parvenues à un certain degré de gestation, agissent sur notre vie consciente avec une étrange intensité. Le conscient est pour Mæterlinck à la merci du subconscient.

Les puissances primitives sommeillent au fond de notre être, et ce sont elles qui déterminent nos actes, alors que nous ne songeons à les attribuer qu’à nos passions : « Nous possédons un moi plus profond et plus inépuisable que le moi des passions et de la raison pure… Ces choses peuvent plaire un instant comme des fleurs détachées de leur tige. Mais notre vie réelle et invariable, se passe à mille lieues de l’amour et à cent mille lieues de l’orgueil. » Ce qui intéresse le penseur, ce n’est donc pas les idées claires, mais cette partie mystérieuse de la vie « la meilleure, la plus pure, la plus grande, qui ne se mêle pas à la vie ordinaire ». La raison n’atteint pas cette vie cachée. Elle ne se révèle qu’à certains êtres d’une émotivité particulière, aux femmes, par exemple, qui, « elles, ont avec ces pouvoirs occultes des rapports qui nous sont interdits » et qui, grâce à leur spontanéité, savent des choses que nous ne savons pas. Elles sont douées d’un sens spécial, le sens mystique. Le poète doit avoir comme elles reçu ce don de la nature. Ce sixième sens lui révèle que la vie des êtres et des choses n’est pas du tout ce qu’elle apparaît aux yeux du vulgaire. En l’homme, elle est pleine de nouveautés incessantes. Dans le monde extérieur, elle est faite de surprises sans nombre : « C’est à certains moments seulement et lorsqu’on les regarde que les choses se tiennent tranquilles comme des enfants sages et ne semblent pas étranges et bizarres ; mais dès qu’on leur tourne le dos, elles vous font des grimaces et vous jouent de mauvais tours [39]. » Le sage ne doit donc observer cette vie qu’avec une admiration épouvantée. Le théâtre de Mæterlinck révèle les découvertes que le sixième sens a fait faire au poète dans l’exploration du monde objectif ; sa poésie, les observations qu’il a recueillies à travers le tumulte de ses sensations intimes.

Mæterlinck n’est pas arrivé du premier coup à cette analyse des phénomènes de psychologie subconsciente qu’il surprend en lui. En face du mystère qui gouverne nos actes, il a d’abord éprouvé cette oppression habituelle à qui se sent le jouet d’une force occulte dont il devine la présence sans pouvoir en démêler la réelle nature. Serres chaudes colligent ces impressions hétéroclites, ces bouleversements et ces affaissements de l’âme, en proie à la fièvre d’une inquiète curiosité. Et torpenti multa relinquitur miseria, avertit le poète dans l’épigraphe de son recueil. Les misères de l’âme en torpeur, ses visions, ses hallucinations, ses rêves tantôt vagues et tantôt précis, des impressions fugitives et des images étranges, voilà le sujet de ces poèmes. Au contact du mystère l’âme éprouve un malaise indicible :

Mon âme est malade aujourd’hui
Mon âme est malade d’absences
Mon âme a le mal des silences
Et mes yeux l’éclairent d’ennui[40].


Cherche-t-elle à le définir, elle aboutit à un kaléidoscope d’images étranges et presque contradictoires :

Il y a eu un jour une pauvre petite fête dans
les faubourgs de mon âme !
On y fauchait la cigüe un dimanche matin
Et toutes les vierges du couvent regardaient
passer les vaisseaux sur le canal, un
jour de jeûne et de soleil[41]


A travers ce flot d’impressions, le poète croit pourtant saisir l’essence même de cet inconnu ; il ne le voit que sous une lumière terne ou pâle, aux rayons de la lune et il n’en a toujours qu’une notion très imparfaite. Il n’est pas sans utilité de constater que la lune, l’astre accoutumé des paysages psychologiques de Mæterlinck, la lumière de la lune, le clair de lune sont des mots qui reviennent jusqu’à trois et quatre fois dans le même poème. Ces lueurs confuses laissent cependant entrevoir l’étrangeté « de ce qui est ». L’étonnement que suscite dans l’âme cette fantasmagorie, coupée de fulgurantes clartés, provoque la perception d’analogies curieuses, de concordances bizarres entre la pensée et le monde découvert, et cela se traduit par une série d’allégories troublantes d’un symbolisme inquiétant qui révèle surtout le trouble profond du poète :

Les serpents violets des rêves
Qui s’enlaçent dans mon sommeil,
Mes désirs couronnés de glaives,
Des lions noyés au soleil[42].


Cette fièvre intérieure n’aboutit cependant pas à la découverte rêvée. Le mystère se cache toujours. Le poète le sent mais l’ignore :

J’entends des voix en mon sommeil[43].


Ces voix balbutient d’obscures paroles. L’inconnaissable continue à vivre derrière les nuages où il se dissimule :

Toujours la pluie à l’horizon
Toujours la neige sur les grèves…[44]


Serres chaudes témoignent donc des appréhensions du poète aux prises avec l’inconnu. Les impressions enregistrées sont variées et presque désordonnées. Le poète cherche sa voie, il l’a trouvée dans Douze chansons. Aussi y a-t-il plus d’unité dans cet ouvrage. Le mystère fait encore le fond de ces poèmes, mais l’auteur ayant expérimenté que l’inconnu restera longtemps encore l’inconnaissable, s’applique plutôt à évoquer l’attitude de l’homme vis-à-vis de l’inconscient. La destinée a muré notre âme dans une caverne obscure. Sa réclusion dure depuis de si longues années que nous avons perdu jusqu’au souvenir de la lumière :

Elle l’enchaîna dans une grotte.
Elle fit un signe sur la porte.
La vierge oublia hi lumière
Et la clef tomba dans la mer[45].


Le mystère nous entoure de tous côtes, nous en avons vaguement conscience et nous sommes devant lui comme de tous petits enfants :

Ma mère est-ce un grand danger ?…
Ma mère, je l’entends partout[46].


Comme l’héroïne de la neuvième chanson, nous cherchons donc partout l’idéal qu’il récèle. Après des années et des années de route, nous revenons fatigués de notre course, sans avoir rien trouvé. Alors nous passons à d’autres notre bourdon et l’humanité repart pour une épreuve nouvelle également infructueuse :

J’ai cherché trente ans, mes sœurs,
Où s’est-il caché ?
J’ai marché trente ans, mes sœurs,
Sans m’en rapprocher.
J’ai marché trente ans, mes sœurs,

Et mes pieds sont las,
Il était partout, mes sœurs,
Et n’existe pas[47]


Pareils aux trois sœurs aveugles, nous avons des lampes d’or pour nous éclairer. Mais nous marchons dans les ténèbres, car nos yeux ne voient point. Nous n’en allons pas moins hardiment en conservant l’espoir même après les pires déceptions. Ainsi les trois sœurs aveugles sont montées au sommet de la tour. Après sept jours d’attente, l’une a cru percevoir l’arrivée du roi. Ce n’était que le dernier souffle des lampes :

Non, dit la plus sainte
(Espérons encore).
Non, dit la plus sainte.
Elles se sont éteintes[48].


Les lampes s’éteignent toujours, d’ailleurs, dès qu’on touche au seuil du mystère. Voici la mère qui s’approche avec sa lampe allumée ; elle n’est pas frappée de cécité ; elle voit et elle a peur des choses quelle voit. A la première porte, la flamme a tremblé ; à la seconde, la flamme a parlé ; à la troisième, la flamme est morte [49]. C’est que de l’inconnaissable rayonne une énergie qui paralyse les courages les plus décidés. Les filles aux yeux bandés ont cherché leur destinée. Elles ont ouvert à midi le palais des prairies. La vérité sans doute, s’est pour elles un peu dévoilée. Prises aussitôt de peur, elles ont salué la vie et ne sont point sorties [50]. Les sept filles d’Orlamonde renouvellent ce geste de prudence. Elles ont cherché les portes, ont ouvert les tours et quatre cents salles sans trouver le jour. Arrivées aux grottes, elles sont descendues et sur une porte close, elles ont trouvé une clef d’or. Craintives, elles ont regardé par les fentes. L’océan s’étendait derrière la porte. Alors elles ont eu peur de mourrir et voilà pourquoi elles

… Frappent à la porte close
Sans oser l’ouvrir[51].


L’humanité partage l’inquiétude des sept filles d’Orlamonde. Elle a trouvé la porte du mystère. Les rayons de l’inconnaissable filtrent de toutes parts dans la salle où notre âme reste prisonnière ; mais l’épouvante de sa clarté paralyse notre curiosité. Nous manquons d’audace. En aurions-nous, nous ne serions guère plus avancés. Les clefs libératrices ont soudain disparu et, de plus, la porte fatidique est fermée par des verrous extérieurs. De longs siècles sont encore nécessaires pour l’ouvrir. Notre persévérance nous a conduits très près du but, mais longtemps encore il y aura entre nous et l’Inconnaissable une porte dont on aura perdu la clef.

Les clefs des perles sont perdues ;
Il faut attendre, il faut attendre,
Les clefs sont tombées de la tour ;
Il faut attendre, il faut attendre,
Il faut attendre d’autres jours…

Les autres jours sont déjà las,
Les autres jours ont peur aussi,
Les autres jours ne viendront pas,
Les autres jours mourront aussi,
Nous aussi nous mourrons ici ![52]


La pensée de Mæterlinck est donc beaucoup plus nette dans ses Douze chansons que dans Serres chaudes. Ces deux livres de poèmes sont séparés par la publication de plusieurs pièces de théâtre dans lesquelles le poète a complètement élaboré sa philosophie. Les Douze chansons sont comme la synthèse philosophique de son œuvre ; elles découvrent aussi, du seul point de vue critique, l’originalité réelle du poète.

Serres chaudes ne se distinguent que par un symbolisme plus livresque que réel. Le symbole y est, selon l’expression même de Mæterlinck, a priori. Il est créé de propos délibéré. Le poète sacrifie aux goûts du jour, en introduisant le décor de convention, en abusant d’un procédé trop facile, celui de la faune et de la flore symboliste. Il écrit par exemple : « Les chiens jaunes de mes péchés, les hyènes louches de mes haines, les lions de l’amour couchés, les brebis des tentations, les chiens secrets des désirs, les meutes de mes songes, les cerfs blancs des mensonges, les paons de l’ennui, les roses de joie, le lin des lombes. »

Quant à la versification, il y a peu ou point d’innovations rythmiques. Les vers sont réguliers, groupés en quatrains avec rimes différemment alternées, mais sans entorses aux usages reçus de la prosodie. Entre ces poèmes à forme classique, s’intercalent des pages en prose poétique ; on ne saurait en effet considérer comme des vers libres ces lignes inégales, ni rimées, ni même assonancées dont la cadence est parfaitement indéfinissable. Assurément, elles ont un accent particulier, mais nulle part, Mæterlinck n’a renouvelé cette tentative, et nulle part il ne s’est déclaré partisan du vers libre. Il reste sur ce point le disciple fidèle de Verlaine, dont il reprend les libertés, avec ampleur il est vrai, dans ses Douze chansons.

Ici le symbole n’est plus forgé de toutes pièces au préalable et ne commande pas à l’idée. Il est beaucoup plus inconscient et se dégage du poème à l’insu de son auteur [53]. Il s’ensuit que le symbole n’est plus une allégorie, « mais la fleur même de la vitalité du poème ». L’esprit n’a plus à interpréter une image assez froide ; il est immédiatement conquis par le parfum mystique qui se dégage de ces vers. L’évocation ne se produit plus par le travail volontaire du lecteur ; elle se présente d’elle-même, comme l’impression générale d’un morceau musical émane tout naturellement de l’exécution des notes écrites. Cette émotion poétique procède d’images facilement saisissables [54] et aussi d’une métrique dont l’extrême simplification équivaut à la musicalisation du vers. Le poète préfère les octosyllabes et les associe avec des mètres plus courts. Le vers est régulier et le morceau ne brille par aucune acrobatie de césures. Son rythme provient du retour dans chaque strophe, comme refrain, d’un vers entier ou partiellement modifié, de l’allitération poussée souvent jusqu’à la simple répétition des mêmes termes et enfin de la substitution presque générale de l’assonance à la rime. La mesure du vers n’est pas dans la forme fixe plus ou moins classique, mais bien dans l’émotion primordiale dont le poème est l’expression mélodique. Ainsi, par la spontanéité de sa forme, Mæterlinck rejoint Francis Jammes, mais il a sur lui le privilège de la pensée philosophique. Dans ses chansons, se réalise vraiment l’art symboliste qui est de traduire, sous une forme harmonieuse, naturelle et suggestive, l’angoisse de l’humanité devant le Mystère. Aucune étrangeté satirique ou naïve ne dépare son œuvre. Il a eu le sens de l’Inconnaissable. Il a reproduit les échos de l’Infini dans une musique accessible à toutes les âmes, et par instinct génial, évité les oripeaux de la bizarrerie, au milieu desquels, pour retrouver la clef d’or peut-être à jamais perdue, s’en vont culbuter les disciples excentriques de Verlaine.

II. — Les Excentriques


6. Charles Cros. — Comme Verlaine, Charles Cros est un parnassien qu’a touché la grâce du symbolisme. Mais cet ingénieur, doué d’une imagination scientifique peu commune, a trop réfléchi pour regarder la vie sous son aspect uniquement sérieux. Il a le sens du ridicule, la causticité attendrie d’un homme qui dissimule sous le rire les blessures de son cœur, et l’esprit d’un gamin de Paris. C’est le Molière du trottoir.

Épris d’idéal, il marche à l’aventure vers l’inconnu, guidé sur cette route incertaine par de secrètes harmonies :


La musique entendue en de limpides soirs
Résonne, dans ma tête au rythme de l’allure[55].


Il lui semble éprouver les réminiscences d’une vie jadis moins souillée de laideur :


Je ne dors pas. Quel est mon mal ?
Est-ce une vie antérieure
Qui me poursuit de ses parfums[56] ?


Il s’interroge sur ces souvenirs d’un passé plus spirituel, et, il en déduit qu’ici-bas l’existence n’a pas d’autre but que la poursuite de la beauté.


… L’éternelle beauté
Est le flambeau d’attraction
Vers qui le vivant papillon
Se trouve emporté ![57]


Cette beauté, il croit l’atteindre sur terre dans la Femme. Par malheur, les filles d’Ève n’ont que les apparences de l’idéal. Elles sont infidèles, trompeuses, et leur amour est satisfait d’un présent singulièrement matériel.

Car la femme ne se soucie
Pas plus de demain que d’hier[58].


Jouet aimable, auquel il ne faut rien demander que la sensation violente d’un amour bestial [59] ou la volupté des étreintes charnelles.

Je ne veux pas savoir quels pôles
Ta folle orbite a dépassés.
Tends-moi tes seins et tes épaules
Que je les baise ; c’est assez[60].


Il y a dans ce geste moins de sensualité que de résignation douloureuse. Invinciblement le poète songe qu’il n’aime dans la femme que son propre rêve de beauté :

Ce ne sont pas choses charnelles
Qui font ton attrait non pareil
Qui conservent à tes prunelles
Ces mêmes rayons de soleil[61].


Et de même que Verlaine fait le rêve familier d’une femme idéale, Charles Cros s’abandonne à des vœux pareils :

..... Je voudrais une sœur,
Une femme rêvant avec moi côte à côte,
Frissonnante, croyant qu’elle fait une faute,
Et nous nous aimerions d’un amour immortel
Sans stores de voitures et sans chambre d’hôtel[62].


La sensualité n’est évidemment pas indifférente à son bonheur. Cros est un disciple d’Horace qui souhaite parmi les plaisirs modérés de la vie matérielle la suprême satisfaction de connaître une humanité meilleure :

Une salle avec du feu, des bougies,
Des soupers toujours servis, des guitares,
Des fleurets, des fleurs, tous les tabacs rares,
Où l’on causerait pourtant sans orgies.

Les hommes seraient tous de bonne race
Dompteurs familiers des Muses hautaines
Et les femmes, sans cancans et sans haines[63].


L’expérience se charge d’abattre ces illusions. Les guitares, les fleurs, les parfums, sont pour les riches ; les femmes sèment la souffrance. Les hommes de bonne race sont rares ou inaccessibles. Il n’y a pour le poète dans ce monde qu’ennui et désespoir :

Les amis dont j’aurais besoin
Et les étoiles sont trop loin.
Je vais mourir seul dans un coin[64].


En attendant, le poète essaie de se consoler. Il a recours au macabrisme étrange de Baudelaire ; il donne à la Charogne un pendant qu’il intitule Profanation et une variante, Paroles perdues, qu’il dédie à Mallarmé. Il tourne encore du côté de la femme un regard d’espérance et s’oublie à son adresse à des préciosités quasi-religieuses :

Je voudrais en groupant des souvenirs divers
Imiter le concert de vos grâces mystiques[65],


écrit-il à Mme N…, précédant ici Samain dans son élégant maniérisme. Enfin il s’inquiète du néant et tente de pénétrer le mystère de l’au-delà. Il contemple longuement dans les yeux sa chatte blanche, bien peignée, sereine, au joli museau rose et il lui demande :

Où va la pensée, où s’en vont
Les défuntes splendeurs charnelles ?
Chatte, détourne tes prunelles,
J’y trouve trop de noir au fond[66].


Verlaine avait résolu cette énigme par une foi aveugle, un élan superbe vers Dieu ! Cros ne croit pas. Savant, il n’a pas le dédain de la science ; aussi sa résignation ne dure pas. Les consolations qu’il a cherchées lui ont révélé davantage l’impuissance de l’âme humaine à rien pénétrer. Il s’en venge par ce déluge d’ironie mélancolique, si voisine des pleurs sans doute, mais néanmoins acérée, qui retentit dans Résipiscence, Vue sur la cour, Bénédiction, Tableau, Paysage et qui s’élève jusqu’au rictus sardonique dans cet ineffable Intérieur. Au reste, cette irritation véhémente est de courte durée. Le poète retourne à la poésie. Sa colère tombée, il se plonge dans un mirage éperdu et compose ces romances sentimentales, ces complaintes d’un symbolisme naïf et si touchant à cause de sa simplicité. Nocturne, l’Orgue, Rendez-vous, l’Archet. Il écrit ces admirables fantaisies en prose qui closent le Coffret de Santal, cette Distrayeuse où, dans un style miroitant, pailleté, diamanté, s’épanchent les rêveries sensuelles de l’artiste, ce déluge de visions intérieures auquel tant de symbolistes iront après lui « abreuver leurs Muses ». C’est le Meuble où l’on entend par avance, mais avec plus de virilité, les réflexions enfantines de Francis Jammes. C’est le Vaisseau-Piano où Kahn trouvera plus tard le thème initial de ses Palais nomades. C’est enfin le Hareng saur, cette étrange ruade de l’idéalisme contre le terre à terre de la vie quotidienne et qui servirait si bien de préface aux fantaisies flegmatiques de Franc-Nohain.

Cette originalité tour à tour mélancolique et caustique est, chez Cros, servie par un art merveilleux du rythme. Sa métrique est presque celle des parnassiens. Il n’y a pas chez lui de ces césures qui déconcertent, exception faite pour l’hexamètre très démembré qui termine ce quatrain de Morale :

Orner le monde avec son corps, avec son âme,
Être aussi beau qu’on peut dans nos sombres milieux,
Dire haut ce qu’on rêve et qu’on aime le mieux,
C’est le devoir pour tout homme et pour toute femme.


Chez Cros, nul mètre allongé au delà de la coutume, à moins de considérer comme un grave essai de verslibrisme les triolets du Hareng saur. Le poète est surtout remarquable par l’usage qu’il fait de la rime et la consécration qu’il apporte à des séries de consonnances jugées anormales. Il aime les pièces écrites tout entières en rimes masculines et il y rencontre des effets pittoresques, soit qu’il exprime dans Conclusion — 4 strophes de 3 vers — son désespoir de ne jamais satisfaire ses aspirations, soit qu’il établisse dans Destinée — 5 strophes de 4 vers — le but probable de la vie. La pièce intitulée : Nocturne est également écrite — 16 strophes de 3 vers — en rimes masculines et elle ne manque pas de charme :

Il me prit dans ses bras nerveux
Et me baisa près des cheveux.

J’en eus un grand frémissement
Et puis je ne sais plus comment
Il est devenu mon amant.

Je lui disais : « Tu m’aimeras
Aussi longtemps que tu pourras. »
Je ne dormais bien qu’en ses bras.


Il prouve ainsi que l’alternance des rimes n’est pas une loi essentielle de la métrique française et que la poésie ne perd rien à tolérer, sur ce chapitre, quelques libertés, pourvu que le vers soit régulier et qu’en définitive il y ait rime. La rime, en effet, lui paraît indispensable. Contrairement aux novateurs prosodiques du symbolisme, c’est sur elle et sur ses variations qu’il base son art d’évocation. Ceux qui ont expérimenté l’ivresse du haschich, trouveront dans son Coin de tableau, ce poème écrit sur deux rimes, une interprétation suggestive de ces heures troubles. L’excitation du poison y est excellemment traduite par le retour de sons identiques. La répétition même de ces consonnances à diverses places d’un vers déjà court, figure bien ces coups de cloche obsédante qui tintent aux oreilles du patient, durant l’action du poison :

Tiède et blanc était le sein
Toute blanche était la chatte.
Le sein soulevait la chatte
La chatte griffait le sein.

Les oreilles de la chatte
Faisaient ombre sur le sein.
Rose était le bout du sein
Comme le nez de la chatte.

Un signe noir sur le sein
Intrigua longtemps la chatte ;
Puis vers d’autres jeux la chatte
Courut, laissant nu le sein.


Cros est d’ailleurs un virtuose du refrain. Il en tire des effets d’un symbolisme puissant, quoique facilement perceptible. Les onomatopées, qui, dans le poème de l’Orgue, reviennent au quatrième vers de la strophe, accroissent l’impression funèbre qui se dégage de cette complainte :

Sous un roi d’Allemagne ancien
Est mort Gottlieb le musicien.
On l’a cloué sous les planches
Hou ! hou ! hou !
Le vent souffle dans les branches.


Le triple retour du refrain dans les cinq couplets des Triolets fantaisistes lui permet de rendre sensible la légèreté d’une amante infidèle, tandis que la répétition de la même épithète au début des quatrains de Vocation martèle, dans l’esprit du lecteur, l’exaspération du poète en face des turpitudes de la vie. Ces procédés métriques sont pour Cros un moyen d’atteindre à l’harmonie extrême de la phrase, car là est, en définitive, la plus grande originalité formelle du poète. S’il se risque parfois à des associations de termes qui sont de pur langage symboliste, ainsi que l’indique ce vers du Sonnet [67] :

Pour la neige du cou, l’aurore de la bouche…,


il préfère à cette préciosité hardie du style la musicalité du vers et la mélodie excessive du poème. Il en donne un exemple parfait dans sa Berceuse :

Endormons-nous, petit chat noir.
Voici que j’ai mis l’éteignoir
Sur la chandelle.

Tu vas penser à des oiseaux
Sous bois, à de félins museaux…
Moi rêver d’elle.

Nous n’avons pas pris de café,
Et dans notre lit bien chauffé
(Qui veille pleure).

Nous dormirons, pattes dans bras.
Pendant que tu ronronneras
J’oublierai l’heure.


Il résume là tout ce qu’il apporte de personnel au mouvement poétique : une sentimentalité étrangement mais doucement ironique, un mélange curieux de sensualité et d’idéalisme, la spontanéité d’un esprit inquiet que la vie mécontente et par-dessus tout l’art délicat du musicien qui a su transformer ces

Bibelots d’emplois incertains,
Fleurs mortes aux seins des almées,
Cheveux, dons de vierges charmées,
Crépons arrachés aux catins…,
Bijoux, chiffons, hochets, pantins.


en complaintes d’une harmonie pénétrante et d’un rythme partout séduisant.

7. Tristan Corbière. — La mélancolie de Cros avait des sursauts d’exaspération, des crises de rage satirique, mais le rictus était chez lui l’accident. Il va devenir l’habitude, plus même, tout le tempérament de Corbière. Ce breton, « un tendre comprimé », comme le définit son cousin Pol Kalig, est un élève de Barbey d’Aurevilly pour qui le dandysme est l’unique muse. Il a découvert la spontanéité dans l’inspontanéité, le naturel dans l’artificiel, la sincérité dans la pose. Toute sa vie, il a cultivé la contradiction et mis sa gloire à réaliser le type de poète falot et picaresque, ce Don Quichotte de Montmartre que M. Rémy de Gourmont caractérise en disant de Corbière qu’il fut le « Don Juan de la singularité ».

Son esthétique se résume dans l’horreur du métier. Il répudie de toutes ses forces le savoir-faire, l’art ! Il prend du reste la précaution d’en avertir le lecteur dès le début de ses Amours jaunes, où, se risquant à caractériser sa poésie, il s’écrie ironiquement :

Des Essais ? — Allons donc, je n’ai pas essayé !
Étude ? — Fainéant, je n’ai jamais pillé !
… Vers ? — Vous avez flué des vers ?… Non, c’est heurté
Ça, c’est naïvement une impudente pose…
L’art ne me connaît pas. Je ne connais pas l’art[68].


Aussi a-t-il la haine de tout ce qui, en littérature, est règle ou forme fixe. Il suffit de lire son fameux : Sonnet : avec la manière de s’en servir.

Vers filés à la main et d’un pied uniforme,
Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton.
Qu’en marquant la césure, un des quatre s’endorme…
Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.


Quant à la rhétorique, il l’abhorre, et tous les écrivains, qui, de près ou de loin, l’ont mêlée à leurs poèmes, n’évitent pas le fouet cinglant de son ironie. Musset, Murger, Baudelaire, Moreau et Gilbert lui font prendre en grippe, le premier l’Académie, les autres l’hôpital.

Décès : Rolla : — l’Académie
Murger, Beaudelaire (sic) : hôpital…
Moreau — j’oubliais — Hégésippe,
Créateur de l’art-hôpital.
Depuis j’ai la phtisie en grippe ;
Ce n’est pas même original…
— Gilbert : phtisie et paraphrase
Rentrée, en se pleurant à l’œil[69]


Lamartine et Victor Hugo sont des pontifes ridicules auxquels il administre les étrivières :

Lamartine : — en perdant la vie
De sa fille, en strophes pas mal…
Doux bedeau, pleureuse en lévite,
Harmonieux tronc des moissonnés,
Inventeur de la larme écrite,
Lacrymatoire d’abonnés.

Hugo : l’Homme apocalyptique,
L’Homme — ceci — tuera — cela
Meurt, garde national épique ;
Il n’en reste qu’un — celui-là[70] !


Si la poésie n’a que faire du procédé et de l’éloquence, elle se moque aussi bien de ce lyrisme subjectif où s’abimèrent les derniers romantiques, que de la forme brillante et vide des parnassiens. Le vrai poète n’a pas de chant ; il oublie de peindre ; il voit et parce que voir est un aveuglement, il contemple son rêve. Le poète est un songe-creux.

… Bien profond, il resta dans son rêve
Sans lui donner la forme en baudruche qui crève
Sans ouvrir le bonhomme et se chercher dedans[71].


La poésie n’a rien d’artificiel. C’est pour chacun l’image de sa propre existence.

La poésie est : vivre
Paresser encore et souffrir…


Or, pour lui, vivre c’est s’amuser aux feux d’artifice de son esprit. Il blague, il plaisante comme un gamin de la rue ou comme un marin en bordée. Il a ce talent du rire à l’emporte-pièce où domine l’irrévérence :

Vous qui ronflez au coin d’une épouse endormie,
Ruminants ! savez-vous ce soupir : l’insomnie ?


C’est le début de sa Litanie du sommeil. Il manque de galanterie, mais Corbière méprise souverainement la femme. Il lui consacre un poème auquel il donne pour titre cette épithète désobligeante : A l’éternelle Madame et il l’y traite de

Mannequin idéal, tête-de-turc du leurre
Éternel Féminin…
Sois femelle de l’homme et sers de Muse, ô femme.


Il y a là de la brutalité et de l’impudence. C’est un acheminement vers le cynisme où Corbière se complaît avec délices. Il aime, en effet, les rapprochements inattendus, et d’un goût douteux [72], les antithèses vulgaires ou désobligeantes, tout ce qui peut étonner et surprendre par la bizarrerie, soit dans la pensée, soit dans l’expression. Il écrit par pur snobisme des poèmes de détraqués, d’hallucinés comme Heures ou cette ironique et mutine Chanson en si. Il transcrit ces réflexions comiques du Grand opéra :

Elle est éteinte
Cette huile sainte
Il est éteint
Le sacristain.


ou ces comparaisons culinaires du Paris diurne :

Vois aux cieux le grand rond de cuivre rouge luire,
Immense casserole où le bon Dieu fait cuire
La manne, l’arlequin, l’éternel plat du jour.
C’est trempé de sueur et c’est trempé d’amour.


Ces fautes de goût se retrouvent là même où les poètes ont coutume d’éviter la discordance, dans la préciosité et le mysticisme. Corbière est précieux à la manière d’un soldat dont l’éducation s’est faite à la caserne. Steam boat, Après la pluie, Bonne fortune et Fortune donnent la mesure de ces audaces pimpantes dont ces vers résument la tendance :

Moi, je fais mon trottoir quand la nature est belle
Pour la passante qui, d’un petit air vainqueur,
Voudra bien crocheter, du coin de son ombrelle,
Un clin de ma prunelle ou la peau de mon cœur.


S’il est mystique, il l’est comme un Breton, mais aussi comme un matelot en goguette. C’est du moins l’impression que laisse son Cantique spirituel, ce morceau plein de litanies verveuses qu’il insère dans la Rapsode foraine et le pardon de sainte Anne. Il n’y oublie de plaisanter ni la Virginité de Marie, ni le rôle de Joseph-Concierge et il salue « la bonne femme sainte Anne » de cet au revoir assez peu rituélique :

A l’an prochain ! Voici ton cierge
C’est deux livres qu’il a coûté.
… Respects à madame la Vierge
Sans oublier la Trinité.


Dandysme, cynisme, voilà pour le fond les traits caractéristiques du symbolisme de Corbière. Il y faut ajouter cette gaîté à la fois exaspérée et truculente dont le poème Rescousse indique la limite extrême, sans oublier un certain goût de l’allégorie et des concordances dans l’ordre profane, goût que rend une seule fois visible le Duel aux camélias.

La prosodie de Corbière n’est remarquable par aucune nouveauté métrique. C’est la forme régulière, si l’on peut trouver quelque régularité dans l’irrégularité. Sa poésie est, en effet, toute en nerfs. Elle est saccadée et fringante. Corbière n’a pas à proprement parler de langage poétique. Il ne fait pas de littérature, encore moins de prosodie. Il n’est cependant pas révolutionnaire. Son vers garde au moins l’apparence extérieure du vers classique. Il se résigne à des élisions douteuses plutôt que de se permettre un hiatus ou d’allonger le vers au delà des douze syllabes accoutumées :

Pur héros de roman, il adorait la brune,
Sans voir s’elle était blonde. Il adorait la lune[73].


Il préfère user exceptionnellement d’archaïsme plutôt que de donner l’exemple d’une rime insuffisante :

Veux-tu d’une amour fidelle,
Éternelle,
Nous adorer pour ce soir[74] ?


Pourtant, s’il se permet quelques licences, c’est sur la rime qu’il les fait porter, car il traite celle-ci en acrobate qui vise aux tours singuliers. En voici un exemple des plus typiques :

Rose-mousseuse, sur toi pousse
Souvent la mousse,
De l’Aï… Du BOCK plus souvent
A 30 Cent.[75].


Corbière pratique généralement l’alternance de la rime, sauf dans le Soneto A Napoli, écrit tout entier en rimes masculines et le poème Rescousse où chacun des six quatrains comporte trois rimes féminines suivies d’une masculine. Là se bornent ses innovations métriques. Elles ne sont pas des plus audacieuses et révèlent plutôt le respect craintif d’un excentrique pour la tradition que la fougue d’un révolutionnaire.

Par contre, la singularité se retrouve exaspérée, dès qu’on étudie le style du poète. Son symbolisme se traduit ici par l’art d’assimiler les choses abstraites aux choses concrètes et d’exprimer les premières par les secondes.

Je sais rouler une amourette
En cigarette,


confesse-t-il dans Guitare, et s il tâche de découvrir le nom d’une jeune personne qu’il accoste Après la pluie, il interroge :

Nom de singe ou nom d’Archange ?
Ou mélange ?
Petit nom à huit ressorts ?
Nom qui ronfle, ou nom qui chante ?
Nom d’amante ?
Ou nom à coucher dehors ?


Il aime les comparaisons inattendues et d’un bizarre un peu grossier. Oh ! dit-il A une camarade,

Oh ! je t’aimais comme… un lézard qui pèle
Aime le rayon qui cuit son sommeil.


ou encore traçant le portrait du Poète contumace il écrit :

Les Femmes avaient su, sans doute par les buses.
Qu’il vivait en concubinage avec les Muses.


Il prodigue les épithètes les plus hétéroclites et les plus hautes en couleurs. Sa virtuosité y est infinie. Il se révèle par là le disciple éminent, sinon l’égal, du comte de Lautréamont et ses Litanies du sommeil peuvent, sur ce point, soutenir le parallèle avec les Chants de Maldoror. La même observation vaut chez lui pour toutes les autres figures de style qui paillettent son œuvre. Il chasse véritablement aux expressions pittoresques : mourir : c’est pour lui, se déshabiller de la vie [76] ; écrire des vers c’est se laisser fluer de poésie [77]. Pour accroître la portée du mot il se plaît à des jeux d’opposition :

Se mourant de sommeil, il se vivait en rêve…
Manque de savoir vivre extrême, il survivait,
Et manque de savoir mourir, il écrivait…


Cette passion l’entraîne à des néologismes qui font image :

J’ai vu le soleil dur contre les touffes
Ferrailler. J’ai vu deux fers soleiller[78].


à des mots composés d’une saveur piquante : Un pantalon jadis cuisse-de-nymphe-émue [79], et qui sont parfois assez longs pour tenir tout un vers :

Pur-Don-Juan-du-Commandeur[80]


à des tournures syntaxiques inusitées qu’il ose par imitation : j’en ai lus mourir [81], par analogie avec le que j’en ai vus mourir de Victor Hugo, enfin à de purs calembours, comme en fournit la preuve le Sonnet à sir Bob, chien de femme légère, braque anglais pur sang, dont il envie le sort :

Si je m’appelais Bob… Elle dit Bob si bien !
Mais moi je ne suis pas pur sang — Par maladresse,
On m’a fait braque aussi… mâtiné de chrétien.


Après ces excentricités grammaticales et philologiques, il ne restait à Corbière qu’à ramener la syntaxe à sa plus simple expression. Par lassitude de snob, il s’est offert le spectacle de cette ultime prestidigitation. Dans le poème Rescousse, il a supprimé tous les mots qui ne sont pas indispensables à la clarté de l’expression et inauguré par le dernier vers du morceau, son fameux « Vais m’en aller », cette poésie balbutiante dans le genre de laquelle Arthur Rimbaud a composé ses meilleures pièces.

Avec Verlaine, Corbière prouve ainsi que la poésie n’est pas la littérature. Il desserre la période au point de n’en conserver que l’essentiel. De là dans la forme le nervosisme d’abord, le lallalisme ensuite. Excentricité dans l’idée, excentricité dans le style, tel est donc le symbolisme de Corbière. N’est-ce pas au reste son propre aveu, quand, se dépeignant lui-même, il se reconnaît « Mélange adultère de tout » et s’avoue « Trop réussi comme raté »[82].

8. Arthur Rimbaud. — Corbière souffre de dandysme. Rimbaud est atteint d’hystérie de l’originalité. Le terme paraît blessant pour caractériser sa poésie. Il n’est ni faux ni excessif, si l’on veut se souvenir que Rimbaud lui-même, ému soudain de cette monomanie, s’en évada comme d’un enfer, et qu’au seuil de la mort, alors qu’il évoquait le souvenir de sa fougueuse jeunesse et rêvait de recommencer sa vie littéraire, il se réjouissait d’avoir interrompu son œuvre poétique parce que, disait-il, « c’était mal ». Les admirateurs de ce trop jeune poète ont beaucoup disserté sur le mérite de ses poèmes. Ils se sont ingéniés à y découvrir des beautés dont quelques-unes méritent l’attention, mais dont l’origine expliquée par Rimbaud démontre le caractère purement morbide. Dans Une Saison en enfer, qui est en effet une sorte d’autobiographie psychologique, Rimbaud fait l’analyse de son propre talent et retrace avec une précision qui gêne ses panégyristes les stades de son évolution poétique. Dans cette page qu’il intitule l’Alchimie du Verbe, il confesse l’histoire d’une de ses folies et donne la clef de son délire poétique. Voici dans quels termes il en décrit la première phase : « Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie modernes.

» J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires, la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs. Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, déplacement de races et de continents. Je croyais à tous les enchantements. J’inventai la couleur des voyelles : A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

» Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits ; je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. »

Et Rimbaud cite comme exemple de cette folie le poème qui commence ainsi :

Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoise…


ainsi qu’un autre dont voici le début :

A quatre heures du matin, l’été…


puis il continue :

« La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du Verbe. Je m’habituai à l’hallucination simple ; je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi. » C’est exactement le mal de Des Esseintes et d’Adoré Floupette. Rimbaud durant cette période a le dégoût de la littérature en vogue. Il cherche une formule nouvelle. Il croit la trouver en satisfaisant au besoin de sensations dont il est dévoré :

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue.
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue…


Mais dans cette recherche de la sensation, il confond vite, comme tous les jeunes gens, le neuf et l’extraordinaire. Baudelaire fascine son cerveau et son influence se marque par le diabolisme puéril du Bal des pendus, le cynisme enfantin de Vénus Anadyomène ou de Tartufe, la grâce tour à tour perverse et chaste des Effarés ou des Chercheuses de poux la satire, goguenarde dans l’Oraison du soir, outrancière dans cette fresque des grotesques qu’il intitule les Assis. Malgré sa bizarrerie, « cette gourme sublime, cette miraculeuse puberté » est d’une originalité contestable. Rimbaud est assailli de réminiscences. Son Forgeron ressemble fort à du Hugo démarqué. Le Musset du début de Rolla, le Banville des Exilés se retrouvent avec plus ou moins de bonheur dans presque tous ses poèmes érotico-mystiques.

Quant à la versification, elle est d’une sagesse louable. La rime est toujours honorable. Les césures sont soigneusement marquées à leur place traditionnelle. Aucun rejet. Sauf la pédanterie voulue de certains termes et le souci de l’extraordinaire dont le Sonnet des voyelles prouve l’obsession, Rimbaud, comme inspiration et comme forme, paraît n’être qu’un élève encore inexpérimenté du Parnasse.

Mais sa maladie va se développer. Les conceptions grotesques vont définitivement chasser les pensées exquises, les couleurs fortes et criardes succéder aux images élégantes, précises et sobres. Le poète érigera l’hallucination simple en procédé littéraire : « Puis, dit-il, j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots. Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J’étais oisif en proie à une lourde fièvre ; j’enviais la félicité des bêtes, les chenilles qui représentent l’innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité.

» Mon caractère s’aigrissait. Je disais adieu au monde dans d’espèces de romances (comme celle qu’il intitule : Chanson de la plus haute tour). J’aimais le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m’offrais au soleil, dieu de feu.

» Général, s’il reste un vieux canon sur tes remparts en ruine, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins splendides ! dans les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante…

» Oh ! le moucheron, enivré à la pissotière de l’auberge, amoureux de la bourrache et que dissout un rayon ! »

À cette deuxième phase appartiennent les pires et les meilleures poésies de Rimbaud. C’est au début de la période, des morceaux étranges où tout est excessif, aussi bien le bizarre que le cynisme. Ce sont ces odieuses fleurs du lyrisme immoral, Accroupissements, les Pauvres à l’église, les Premières Communions, on dirait que le poète tient gageure de turpitudes, tant il accumule à plaisir les hontes, les horreurs et les infamies, tant il étale jusqu’à la nausée sa manie de pestilence…

Après ces élucubrations systématiquement désagréables, Rimbaud donne son meilleur poème, le Bateau ivre. Cette traduction en métaphores colorées des nostalgies et des vertiges de l’âme humaine rappelle encore trop le Baudelaire du Voyage ; mais, au lieu de procéder par descriptions narratives ou psychologiques, Rimbaud essaie d’y suggérer par un enchevêtrement mystérieux d’images et de sonorités, des correspondances de pensées ou de sensations, et, par une musique aussi troublante que celle des Orients évoqués, toute une série d’impressions généralement trop confuses pour ne pas échapper à l’analyse. Le vers n’a pourtant rien d’irrégulier. La prosodie y est strictement conforme aux règles traditionnelles. A peine si l’on peut reprocher au poète une négligence involontaire, la rime d’un singulier lenteur avec un pluriel chanteurs. La nouveauté réside surtout dans cet art de composition qui consiste à s’exprimer non plus par pensées ou par images logiquement coordonnées, mais par suggestions associées selon la loi d’un état d’âme. C’est à cette composition de moins en moins logique, mais de plus en plus suggestive que Rimbaud va s’attacher. Elle permettra seule d’expliquer ces éclairs de lyrisme, et ces métaphores d’une complexité si touffue qui sont le mérite des Illuminations. Elle apparaît du reste avec plus d’évidence encore dans certaine poésie de cette période, que Rimbaud lui-même donne comme expression de sa Muse à cette époque. Il cite en effet son poème de la Faim :

Si j’ai du goût, ce n’est guères
Que pour la terre et les pierres

Je déjeune toujours d’air
De roc, de charbons, de fer.


et cet étrange poème où semble résonner le rire d’un dément :

Le loup criait sous les feuilles
En crachant les belles plumes
De son repas de volailles
Comme lui je me consume.


Par exaltation Rimbaud en est arrivé à cette période où l’écrivain, au milieu du feu d’artifice des impressions qu’il réussit à provoquer en lui, ne trouve plus, dans la syntaxe ordinaire, les éléments suffisants pour exprimer tout ce qu’il sent. Il va recourir à la forme la plus rapide, la plus synthétique pour résumer d’un seul coup et fixer, pour ainsi dire à la volée, les myriades d’étincelles qui jaillisent en lui.

C’est la troisième et dernière phase de l’évolution poétique subie par Rimbaud. « Enfin, s’écrie-t-il, enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur qui est du noir et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible. » De cette crise date, il l’avoue, ce chef-d’œuvre de la poésie lallaliste : Éternité.

Elle est retrouvée
Quoi ? L’Éternité
C’est la mer allée
Avec le soleil.


Rimbaud poursuivant sa confession décrit alors le processus de son délire poétique : « Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle. A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu’il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes je causai tout haut avec un moment d’une de leurs autres vies. Ainsi j’ai aimé un porc. Aucun des sophismes de la philosophie, la folie qu’on enferme, n’a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système.

» Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et levé, je continuais les rêves les plus tristes. J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons.

» Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés dans mon cerveau.

» Sur la mer que j’aimais, comme si elle eut dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J’avais été damné par l’arc-en-ciel. Le bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver. Ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.

» Le Bonheur ! sa dent, douce à la mort, m’avertissait du chant du coq, ad matutinum, au Christus venit, dans les plus sombres villes. »

Le mysticisme guérit le poète de cette folie. Celui que ses condisciples du lycée de Charleroi offensaient jadis du sobriquet de « sale petit cagot », retrouve la foi perdue et du coup prend le parti de fuir la littérature. Mais il a donné des exemples de poésie intuitive et autorisé par ses fantaisies lyriques l’audace des novateurs les moins modérés.

Il a durant cette troisième période prouvé que l’onomatopée pouvait, en l’absence des mots adéquats, suffire à l’expression d’un enthousiasme irrésistible :

Puis, connue rose et sapin du soleil
Et liane ont ici leurs jeux enclos
Cage de la petite veuve ! Quelles
Troupes d’oiseaux, o ia io, ia io ![83]


Il a démontré que le vers même libéré était un moule trop étroit pour traduire le flot des impressions, et il lui a préféré une forme qui n’est plus le vers et qui n’est pas encore la prose : cette prose poétique des Illuminations, elliptiques à l’excès, mais bourrée de métaphores, de répétitions, d’allitérations et rythmée en modes aussi variés que la sensation elle-même.

C’est le repos éclairé, ni fièvre, ni langueur, sur le lit ou sur le pré
C’est l’ami, ni ardent, ni faible. L’ami
C’est l’aimée ni tourmentante, ni tourmentée. L’aimée
L’air et le monde point cherchés. La vie
— Était-ce donc ceci ?
— Et le rêve fraîchit[84].


Il a enfin très nettement établi que la vérité poétique était voisine de la simplicité la plus grande, celle même qui confine à la naïveté, et qu’être véritablement poète, c’est être l’instrument évocateur le plus précis des pensées les plus profondes aussi bien que des réflexions les plus enfantines :

Au bois, il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir
Il y a une horloge qui ne sonne pas
Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches
Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte
Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis ou qui descend
[le sentier en courant, enrubannée].
Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur
[la route à travers la lisière du bois].
Il y a enfin, quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse[85].


Rimbaud a donc, dans cette période, résumé par anticipation toutes les tentatives qui ont été faites, de son temps ou après lui dans la poésie française. Plus excentrique que Cros et que Corbière, il s’associe à Verlaine pour assouplir le vers et l’affranchir des « difficultés d’amour-propre », césure, hiatus, rimes dont s’encombrait la poésie parnassienne. Avec Mallarmé, il conçoit un art de composition suggestive, plus voisin de la musique que de la logique, ce qui le conduit directement à cette phrase synthétique qui exige du lecteur une collaboration intellectuelle. Par là, il devient le modèle incomplet mais fiévreux et éclatant des verslibristes, tandis que sa recherche de l’ingénuité que n’effraie pas la bizarrerie en fait le père de Francis Jammes.

9. Francis Jammes. — L’ingénuité apparaissait à Rimbaud comme un des éléments de la rénovation poétique. Elle est pour Jammes le principe même de la poésie. Mais alors que Rimbaud se travaille à l’obtenir, Jammes la propose d’un coup et comme d’instinct pour renouveler la poésie française.

Il réclame d’abord pour l’écrivain la liberté la plus absolue. Pas de cénacles, pas d’écoles. Les uns et les autres contrarient la personnalité du poète quand ils ne concourent pas uniquement à la gloire d’un chef plus industrieux que ses disciples : « Il y a eu bien des écoles depuis le monde, mais n’ont-elles pas dénoté toujours chez le fondateur de l’une quelconque d’elles, la vanité de voir se grouper autour de lui des inférieurs qui contribuent à sa gloire ? Dira-t-on que c’est pour préconiser d’une façon désintéressée quelque système philosophique ? Ce serait enfantillage, car tel aime le riz qui déteste le poisson et qu’il n’y a qu’un système, à la vérité, qui est la louange de Dieu.

» Un poète a donc tort de dire à ses frères : vous ne vous promènerez que sous des tilleuls ; ayez bien soin de fuir l’odeur des iris et de ne pas goûter aux fèves : parce qu’ils peuvent n’aimer point le parfum des tilleuls, mais celui des iris et la saveur des fèves [86]. » Il convient de respecter les goûts de chacun ; car la poésie ne dépend ni d’une formule ni d’une méthode, mais uniquement du tempérament de l’individu ; la poésie est partout et dans tout. C’est le parfum secret de toutes les œuvres de la nature : « Toutes choses sont bonnes à décrire. Mais les choses naturelles ne sont pas seulement le pain, la viande, l’eau, le sel, la lampe, la clé, les arbres et les moutons, l’homme et la femme et la gaîté ; il y a aussi parmi elles des cygnes, des lys, des blasons, des couronnes et la tristesse. Que voulez-vous, poursuit Jammes, que je pense d’un homme qui parce qu’il chante la vie, veut m’empêcher de célébrer la mort ou inversement ; ou qui parce qu’il dépeint un thyrse ou un habit à pans d’hermine, veut m’obliger à ne pas écrire sur un rateau ou une paire de bas ? [87] » Hors de nous, toutes les formes du monde extérieur peuvent donc être matière à poésie. En nous, la nature a mis des sentiments bons ou mauvais, tristes ou gais qui du point de vue poétique, présentent les uns et les autres un égal intérêt : « Je trouve tout naturel qu’un poète, couché avec une jolie petite femme dure, préfère dans ce moment l’existence à la mort. Cependant, si un poète qui a tout perdu dans ce monde, qui est atteint d’une cruelle maladie et qui a la foi, compose des vers sincères où il demande au Créateur de le délivrer bientôt de la vie, je le trouve raisonnable [88]. »

Objectivement et subjectivement, pour Francis Jammes, tout ce qui est naturel est vrai et tout ce qui est vrai est poétique. Or le monde extérieur est pour le poète une mine inépuisable d’impressions toujours neuves. Il y a les choses, il y a les animaux, il y a les gens. Tous vivent d’une vie mystérieuse, végétative ou active. Il suffit de sympathiser avec tous sans exclusivisme, d’avoir à leur contact « la candeur émerveillée d’un enfant » pour que tous vous révèlent la poésie qu’ils recèlent en eux. « C’est avec légèreté, dit Jammes, que la plupart du temps nous touchons aux choses, mais elles sont pareilles à nous, souffrantes et heureuses [89]. » Elles ont une âme et par conséquent un charme. Aussi Jammes parle-t-il tout ensemble « de la misère, de l’eau, du ciel et de cet enfant ». Les pavés de la route ont des attraits indicibles. Les pierres de l’étable « paraissent belles comme les choses qui sont dans l’ombre ». Au surplus relisez la Salle à manger [90] :

Il y a une armoire à peine luisante
qui a entendu les voix de mes grand’tantes,
qui a entendu la voix de mon grand-père,
qui a entendu la voix de mon père.
À ces souvenirs l’armoire est fidèle.
On a tort de croire qu’elle ne sait que se taire,
car je cause avec elle.

Il y a aussi un coucou en bois.
Je ne sais pourquoi il n’a plus de voix.
Je ne veux pas le lui demander.
Peut-être bien qu’elle est cassée,
la voix qui était dans son ressort,
tout bonnement comme celle des morts.

Il y a aussi un vieux buffet
qui sent la cire, la confiture,
la viande, le pain et les poires mûres.
C’est un serviteur fidèle qui sait
qu’il ne doit rien nous voler.

Il est venu chez moi bien des hommes et des femmes
qui n’ont pas cru à ces petites âmes.
Et je souris que l’on me pense seul vivant
quand un visiteur me dit en entrant :
— Comment allez-vous, monsieur Jammes ?


Cette sentimentalité tourne à l’attendrissement lorsque le poète contemple les animaux. Il professe à leur égard la même dévotion que La Fontaine. Pour lui, ce sont des frères non pas inférieurs, mais égaux, que la simplicité comme la sûreté de leur instinct rend dignes de tous nos égards. C’est pourquoi Francis Jammes déverse sur eux des flots de commisération. Voici le pauvre oiseau mourant, le chat galeux, le chien battu et surtout les ânes. Ces derniers, il les aime

..... parce qu’ils baissent la tête
Doucement et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds
D’une façon bien douce et qui vous fait pitié[91].


Il les aime parce qu’ils ont avec les poètes plus d’une ressemblance et que bien peu d’hommes comprennent « qu’il faut du génie pour chanter ou pour braire avec une certaine voix » [92].

Aussi souhaite-t-il d’entrer au Paradis, suivi de leurs milliers d’oreilles. Le jour où il lui faudra aller vers Dieu, il ira quérir l’assistance de ces humbles compagnons :

Je prendrai mon bâton et sur la grande route
j’irai, et je dirai aux ânes, mes amis :
Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,
car il n’y a pas d’enfer au pays du Bon Dieu.
Je leur dirai : Venez, doux amis, du ciel bleu,
pauvres bêtes chéries qui, d’un brusque mouvement d’oreille,
Chassez les mouches plates, les coups et les abeilles…[93]


Qui aime les bêtes aime les gens, dit un proverbe populaire. Francis Jammes est animé pour l’humanité d’une commisération qui va jusqu’à la singularité. Ses meilleures poésies ont pour thème, en effet, des déshérités de la vie : le pauvre pion si sale, si doux, le petit cordonnier, le mendiant, l’infirme, les filles laides et le tabellion de village. Il s’apitoie sur l’humilité ou la douleur de leur destinée. Il leur fait une auréole de leur misère ou de leur mal. Ils apparaissent comme de saints martyrs et ils en ont le charme mystique.

Le vrai poète laisse donc avec franchise couler sur tous le lait de l’humaine tendresse. Il doit savoir, avec non moins de sincérité, confesser ses propres sentiments. Francis Jammes pose la règle et s’y soumet. Il sent dans son âme une dualité qui l’étonné ; il en fait l’aveu : « J’ai tout à la fois, écrit-il, l’âme d’un faune et l’âme d’une adolescente. » Ses poèmes analysent les motifs de ces sentiments contradictoires. Ils tiennent à la virilité même du poète. Francis Jammes se plaît dans la compagnie des jeunes filles. Il apprécie leur candeur et la grâce virginale de leur conversation : seules, avoue-t-il,

… les jeunes filles ne m’ennuyent jamais.
Vous savez qu’elles vont d’on ne sait quoi causer
le long des tremblements de pluie des églantiers.


Mais l’homme n’est point qu’une âme, et la chair se satisfait mal à ces entretiens platoniques. La sensualité trouble le cœur du poète :

Je souffre dans ma chair ainsi que d’un fer rouge
Je désire une fille avec un âcre désir
Ja la voudrais nue dans la torpeur d’une chambre
paysanne avec ses beaux cheveux sur ses reins moites.


Les sens ne parlent pas toujours aussi haut, mais il y a des heures où l’amour ne va pas sans un peu de perversité ; oh ! très peu. Ici les goûts particuliers du poète, campagnard, familial et pénétré de religiosité, lui donnent un accent spécial. Le souffle sacrilège de Baudelaire et de Verlaine semble bien avoir passé sur le poème Après-midi [94]. La sensualité n’y est pourtant qu’une minute de la vie du poète. Jammes en relève les traces dans son tempérament, comme le psychologue note les accidents de l’âme dont il écrit l’histoire. Elle n’est chez lui ni une passion, ni un geste de dandysme. Elle n’a d’autre importance que d’exister naturellement et c’est pourquoi elle appartient de droit à la poésie.

Pour Francis Jammes, en effet, l’art n’a qu’un ennemi, l’artificiel : « Que voulez-vous, demande-t-il, que je préjuge d’un écrivain qui se plaît à dépeindre une tortue vivante incrustée de pierreries ? Je pense qu’en cela il n’est point digne du nom de poète : parce que Dieu n’a pas créé les tortues dans ce but et parce que leurs demeures sont les étangs et le sable de la mer[95]. »

La beauté du poème ne dépend pas seulement du naturel. Elle se parachève par un certain mysticisme : « La vérité, c’est la louange de Dieu et je pense, déclare Jammes, que nous devons le célébrer dans nos poèmes pour qu’ils soient purs[96]. » Or Dieu n’est absolument pas, pour les âmes avides de simplicité, le souverain juge qui trône dans les cieux. À celui-là l’homme songe plutôt rarement. Le bon Dieu, celui des honnêtes gens, aime autant la terre que le ciel. Il habite au milieu de nous « dans une petite maison où il y a une fontaine, une étable et un chien ». Il fait la besogne de tous les paysans. Il laboure, il ensemence, il récolte. Il est bon agriculteur, bon époux et bon père. C’est assez dire que célébrer Dieu, c’est avant tout, célébrer ses œuvres, exalter les devoirs de l’humanité avec laquelle Dieu se confond. La religion de Jammes est au début un humanisme naïvement élargi. Il éclate d’ailleurs assez dans les quatorze prières : Prière pour louer Dieu, Prière pour aimer la douleur, Prière pour être simple, Prière pour avoir la foi dans la forêt, Prière pour avouer son ignorance, Prière pour avoir une femme simple, Prière pour que les autres aient le bonheur, Prière pour qu’un enfant ne meure pas, Prière pour aller au paradis avec les ânes…, etc…

Plus tard, le sentiment religieux de Jammes se précise. Des malheurs domestiques lui dévoilent que l’humanisme comporte trop d’indécisions pour donner à ceux qui souffrent les consolations nécessaires. En 1905, un ami réussit enfin à ramener le poète au catholicisme. Il s’y jette avec la reconnaissance d’un enfant qui retrouve les joies de l’âge innocent. À l’altruisme dont le christianisme n’est par certains côtés qu’une traduction mythologique, Jammes ajoute alors le charme mystique des sacrements et tourne vers l’humble église de son village ses yeux fatigués de larmes :

O mon fils, laisse aller l’ignorance indécise
De ton cœur vers les bras ouverts de mon église !


La vérité prend donc enfin pour Jammes un triple aspect : elle est la nature intérieure ou extérieure ; elle est Dieu ; elle est aussi le culte de ce Dieu.

Reste à l’exprimer. La première condition pour en donner une expression parfaite, c’est de l’aimer le plus profondément, le plus largement et le plus simplement possible : « Tu connaîtras que tu es poète à ce que ton cœur sera clair comme un lilas et à ce qu’il se gonflera comme un oiseau dans le vent et à ce qu’il se portera vers les eaux transparentes, les airs limpides, les feux purs, les terres vierges, et à ce qu’il aimera les animaux et les choses, tes sœurs, et à ce qu’il s’attendrira devant la lourdeur d’une ânesse pleine autant et plus qu’auprès d’une reine enceinte, et à ce qu’il se sentira davantage commandé par le bâton d’un mendiant que par le sceptre d’un roi [97]. »

La deuxième, c’est de s’appliquer à le copier avec exactitude : « Il n’y qu’une école : celle où, comme des enfants qui imitent aussi exactement que possible un beau modèle d’écriture, les poètes copient un joli oiseau, une fleur, ou une jeune fille aux jambes charmantes et aux seins gracieux [98]. » Lui-même y prend la règle de sa technique :

On m’a conté que les peintres célèbres
peignaient longtemps les yeux, longtemps les lèvres,
longtemps les joues et longtemps les oreilles
des bienheureux que leur génie éclaire.

Je veux ici, puisqu’il faut commencer,
ne point poser à faux dans l’encrier
ma plume. Et, comme un adroit ouvrier
tient sa truelle alourdie de mortier,
je veux, d’un coup, à chaque fois porter
du bon ouvrage au mur de ma chaumière[99].


Le bon ouvrage, c’est d’écrire avec simplicité, avec naïveté même, dans la langue des enfants, avec les mots de leur lexicographie restreinte : « Mon Dieu ! déclare le poète en résumant sa manière dans la préface de l’Angélus de l’aube. à l’angélus du soir, vous m’avez appelé parmi les hommes. Me voici. Je souffre et j’aime. J’ai parlé avec la voix que vous m’avez donnée. J’ai écrit avec les mots que vous avez enseignés à ma mère et à mon père qui me les ont transmis. Je passe sur la route comme un âne chargé dont rient les enfants et qui baisse la tête. Je m’en irai où vous voudrez, quand vous voudrez. » Après cette déclaration de principe, il ne veut pas savoir s’il y a des lois prosodiques et un art d’écrire. Son vers, c’est une phrase parlée, avec les souplesses inattendues et les curiosités pittoresques de la conversation.

Les hiatus y abondent ; quand la mesure est respectée, c’est par hasard ; les enfants qui balbutient n’ont pas coutume de chanter en cadence leurs paroles. La rime arrive au petit bonheur, riche, faible, plate, si elle veut et comme elle veut. Francis Jammes s’en passe du reste fort bien. Il lui suffit que sa forme suive sa sensation agitée ou calme. Il ne s’inquiète point de plaire [100]. Il ne sait du reste « selon quelle formule il faut aimer en vers, il faut pleurer en prose [101] », et il ne veut pas le savoir. La littérature, il l’a en horreur ; elle est pour lui l’antinomie de la poésie : « J’aurais pu, reconnait-il, imiter le style de Flaubert ou celui de Leconte de Lisle, et faire, comme un autre, un poncif. J’ai fait des vers faux et j’ai laissé de côté, ou à peu près, toute forme et toute métrique. Mon style balbutie, mais j’ai dit ma vérité. Je ne veux blâmer ni prôner ma façon de faire ; mais ce que j’affirme, c’est ma haine des écoles, ma tolérance, mon amour de la vérité et ma pitié de ce lieu commun qui est le cœur de l’homme. Pour être vrai, mon cœur a parlé comme un enfant [102]. » Ainsi Francis Jammes excuse les naïvetés de pensée et les négligences de style. Il y a peut-être un peu de simplicité forcée et par là même exaspérante à vouloir partout multiplier des réflexions enfantines. Les impressions et les sentiments d’un homme de quarante ans ne ressemblent guère à ceux d’un enfant de sept à dix ans. Ils sont pourtant aussi naturels, aussi sincères, sans aucun doute aussi intéressants. La correction du style est naturelle à l’homme mûr, de la même façon que les nonchalances de langage le sont aux enfants. On ne voit guère, par exemple, ce que perdrait le poème des Villages si 51 vers n’y commençaient pas par avec. La simplicité devient une attitude dès qu’elle est affectée. La naïveté qui se prolonge n’est qu’une forme de l’excentricité. C’est le cas de Francis Jammes. A exagérer le principe de Verlaine et les enseignements de Rimbaud, Francis Jammes a peut-être renouvelé l’élégie dont le romantisme avait épuisé la sensibilité, mais en en faisant exclusivement le chant des âmes candides, il a banni de l’art cette virilité de pensée et de forme qui en assure l’immortelle puissance. La simplicité est vertu littéraire, à condition de n’y pas comprendre la paresse de penser et d’écrire. Francis Jammes a naïvisé la poésie : c’est le terme extrême de la préciosité. La tentative n’a qu’un danger : elle ouvre le domaine des lettres à tous les débiles du cerveau et de l’écritoire.



  1. Invocations d’automne.
  2. L’Avertisseuse.
  3. La Louange d’Alfred Tennyson.
  4. Idem.
  5. La Louange d’Alfred Tennyson.
  6. En Forêt.
  7. En Forêt.
  8. Cf. Ville morte, le quatrième vers de chaque strophe.
  9. Cf. A un jeune aède.
  10. Ville morte.
  11. Effet de soir.
  12. Tristesse de septembre.
  13. Crépuscule pluvieux.
  14. L’Étrangère.
  15. Impiétés.
  16. L’Hiérodoule.
  17. Cf. aussi Évocation.
  18. Notes inédites.
  19. Cléopâtre.
  20. La Toison d’or, la Coupe.
  21. Les Vieux métiers.
  22. L’Indifférent, l’Invitation au voyage, Nocturne.
  23. L’Agréable leçon.
  24. Heures d’été, Hélène.
  25. Cléopâtre, II.
  26. Cf. Keepsake.
  27. Les poèmes d’Au Flanc du vase.
  28. Automne.
  29. Au Jardin de l’infante, 9, 50, 86.
  30. Sonnet pour Albert Samain, dans Mon Ame, par Georges Thouret. Le Havre, Quoist, 1903, in-16.
  31. Les Vies encloses : Aquarium mental.
  32. Les Vies encloses : Les Malades aux fenêtres.
  33. Les Vies encloses.
  34. Mièvreries, II.
  35. Vieux quais.
  36. L’Hiver mondain : Mièvreries, I.
  37. L’Hiver mondain : En Sourdine.
  38. L’Hiver mondain : Mièvreries, II.
  39. La Princesse Maleine.
  40. Serres chaudes : Chasses lasses.
  41. Serres chaudes : Ame.
  42. Serres chaudes : Offrande obscure.
  43. Serres chaudes : Ronde d’ennuie.
  44. Serres chaudes : Désirs d’hiver.
  45. Chanson I.
  46. Chanson X.
  47. Chanson IX.
  48. Chanson IV.
  49. Chanson V.
  50. Chanson VIII.
  51. Chanson VI.
  52. Chanson XII.
  53. Cf. Jules Huret, op. cit., p. 125.
  54. Sur l’art des images dans Mæterlinck. Cf. Reggio : Au Seuil de leur âme, p. 290-295.
  55. Tzigane.
  56. Insomnie.
  57. Destinée.
  58. Paroles perdues.
  59. Bonnefortune.
  60. Scherzo.
  61. Idem.
  62. Pituite.
  63. La Vie idéale.
  64. Conclusion.
  65. Sonnet.
  66. A une chatte.
  67. A Mme Fanny A. P.
  68. Ça, (édition Glady, 1873).
  69. Un Jeune qui s’en va.
  70. Ibid.
  71. Décourageux.
  72. Bohème de chic.
  73. Décourageux.
  74. Après la pluie.
  75. A une rose.
  76. Un Jeune qui s’en va.
  77. Pauvre garçon.
  78. Duel au camélias.
  79. Le Bossu Bitor.
  80. Élixir d’amour.
  81. Un Jeune qui s’en va.
  82. Épitaphe.
  83. Les Illuminations : Bruxelles.
  84. Les Illuminations : Veillées, I.
  85. Id. : Enfance, III.
  86. Un Manifeste littéraire de M. Francis Jammes, V et VI. Mercure de France, mars 1897.
  87. Un Manifeste littéraire, III.
  88. Id., IV.
  89. Des Choses, à la suite de Clara d’Ellébeuse.
  90. De l’Angélus de l’aube à l’angélus du soir.
  91. Prière pour aller au paradis avec les ânes (le Deuil des primevères).
  92. Pensées des jardins. Conclusion.
  93. Le Deuil des Primevères : Prière pour aller au paradis avec les ânes.
  94. De l’Angélus de l’aube à l’angélus du soir.
  95. Un Manifeste littéraire.
  96. Id.
  97. Conseils à un jeune poète.
  98. Un Manifeste littéraire.
  99. Le Triomphe de la vie : Jean de Noarrieu.
  100. Cf. le début du Deuil des primevères.
  101. Clara d’Ellébeuse.
  102. Préface de Vers (mai 1893).