Le Symbolisme/Partie IV/Chapitre 2

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Jouve et Cie, éditeurs (p. 303-372).




II


LES MALLARMÉENS




I. — LES HARMONISTES : 1. René Ghil. — 2. Édouard Dubus. — 3. Albert Mockel. — 4. Camille Mauclair. — 5. Stuart Merrill. — 6. Émile Verhaeren.


II. — LES VERSLIBRISTES : 7. Gustave Kahn. — 8. Jules Laforgue. — 9. Francis Vielé-Griffin. — 10. Édouard Dujardin. — 11. Adolphe Retté. — 12. Henri de Régnier.

Que Jammes ait ou non suspendu tous les périls sur la littérature française, il n’en marque pas moins la dernière étape des disciples de Verlaine vers une poésie complètement émancipée des règles prosodiques. Sous son égide, les Verlainiens aboutissent, par excès de simplification, au même but où vont atteindre par excès de complication les Mallarméens. Ceux-là marchent à la liberté par deux voies presque parallèles. Les uns se soucient plus particulièrement d’accorder la sonorité du vocabulaire au degré de l’impression ; les autres, révolutionnaires logiques, abattent les dernières palissades derrière lesquelles se retranchait la tradition. Les premiers ne se disent encore qu’Harmonistes, les seconds se déclarent ouvertement Verslibristes.


I. — Les Harmonistes


1. René Ghil. — René Ghil est le chef de l’école harmoniste. Lui aussi fut au début de sa carrière possédé par le démon de l’originalité. Mais, quand il se produisit aux lumières des lettres, peu de choses restait à glaner dans le champ de l’excentricité. Il risquait fort de ne répéter, sous nne forme peut-être plus personnelle, que le geste de Verlaine ou de Mallarmé. Mieux que pauvre Lélian, ce dernier lui parut avoir donné la formule de la vraie poésie. Aussi, les premiers poèmes de René Ghil utilisent-ils, avec un rare bonheur d’assimilation, les procédés de la technique mallarméenne. Cependant, l’ambition du jeune poète n’était pas satisfaite de ces imitations habiles. René Ghil ne voulait non plus, à la manière de Moréas, « pasticher Rutebeuf, instaurer le vocabulaiae du xiiie sièle, roucouler les dolences des gentils preux, ou évoquer la légende à la mode de Wagner, ou enfin, sur les pas d’Henri de Régnier, brosser de somptueux décors et hanter l’ombre des silhouettes châtelaines ». Il souhaitait mieux et plus neuf.

René Ghil crut, à vingt-cinq ans, avoir découvert une philosophie profonde. Issu des doctrines évolutionnistes, son système se résume ainsi : la matière est éternelle et illimitée. Elle se meut, non comme le déclare Gœthe, selon la spirale, non comme le schématise l’italien Vico, selon le cercle, mais selon l’ellipse, car par l’ellipse elle sort de la fatalité du cercle et tend vers l’affranchissement infini de la ligne droite. Tout cela pour démontrer que la matière progresse et va vers le Mieux. Quel est le moteur de cette matière ? Ce n’est pas, comme l’ont pensé Darwin et Spencer, la loi de lutte pour la vie, mais bien l’Amour, procréateur du Mieux. La matière est, en effet, inconsciente ; elle se développe pour se connaître. Les divers degrés de ce processus sont la sensation, l’instinct, la pensée. Au jugement de René Ghil, cette théorie cosmogonique met un terme à la vieille et longue querelle occidentale entre le matérialisme et le spiritualisme. Elle a le mérite d’être conforme aux données de la science positive ; elle est donc un idéalisme rationnel.

L’œuvre du poète, établie sur un tel principe de philosophie, ne peut donc être que le développement poétique de ce principe. C’est pourquoi la science, bannie de la poésie par les décadents, y fait un retour théorique au moins avec René Ghil. Grâce à lui, « l’humanité intégrale assouvit sa passion du beau dans la recherche du savoir, dans la construction de systèmes idéaux, dans des rêves de justice et de bonheur, dans l’orgueil suprême d’unifier ses connaissances ». En d’autres termes, l’évocation poétique des hypothèses de Laplace et de Lamarck n’est pas en « splendeur, en frissonnement, en joie de l’âme, inférieure à l’idylle antique d’Adam et d’Ève ou renouvelée de Serge et d’Albine, dans les frissonnements de frondaisons et les luxuriances florales de Paradis ou des Paradons ». Bref, il y a une poésie de la science. Les philosophes avaient jusqu’alors été considérés comme les poètes de cette science, mais leur langue était inférieure à la noblesse de leur rôle. René Ghil en est si persuadé qu’il a cherché pour l’expression de cette esthétique une langue spéciale, « de mouvement mathématique, absolument adéquate à l’idée ».

Ses travaux se sont orientés de deux côtés : d’abord du côté de la coloration des voyelles, ensuite du côté de l’instrumentation verbale.

L’hypothèse des voyelles colorées avait été suggérée à René Ghil par divers essais tentés dans un domaine analogue. Déjà Léon Gozlan avait par badinage inventé la couleur des sentiments : « Comme je suis un peu fou, écrivait-il, le 9 mai 1841, à un de ses amis, j’ai toujours rapporté, je ne sais trop pourquoi, à une couleur ou à une nuance, les sensations diverses que j’éprouve. Ainsi, pour moi, la piété est bleu tendre ; la résignation est gris perle ; la joie est vert pomme ; la satiété est café au lait ; le plaisir est rose velouté ; le sommeil est fumée de tabac ; la réflexion est orange ; la douleur est couleur de suie ; l’ennui est chocolat ; la pensée pénible d’avoir un billet à payer est mine de plomb ; l’argent à recevoir est rouge chatoyant ; le jour du terme est couleur terre de sienne, vilaine couleur ! Aller à un premier rendez-vous, couleur thé léger ; à un vingtième, thé chargé, Quant au bonheur complet…, couleur que je ne connais pas. » Le romancier symboliste Poictevin avait repris avec infiniment de grâce et une conviction touchante cette préciosité nouveau style. Enfin Rimbaud avait publié ce fameux sonnet des voyelles, qu’il devait plus tard dénoncer comme une de ses plus amusantes folies.

VOYELLES


A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre : E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lame des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrement divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de ses yeux.


Ce sonnet fut pour René Ghil une révélation. Il en contrôla l’exactitude en vérifiant les données de Rimbaud par ses propres perceptions, ce qui amena de notables différences dans les appréciations des deux poètes. René Ghil aboutit à ce tableau de voyelles colorées.

ou, ou, iou, oui ô, o, io, oi â, a, ai
noirs à roux rouges vermillons



eû, eu, ieu, eui û, u, iu, ui e, è, é, ei
roses à ors pâles ors blancs à ors azurs :

ie, ié, iè, î, i
azurs


Poussant plus loin encore ses investigations, le poète crut pouvoir indiquer les usages plus particuliers des voyelles et de quelques consonnes. Il convient d’employer :

a et o, et m, pour la grandeur et pour la plénitude et l’amplitude.

é et i pour l’expression de délié, de rare, de menu, d’aigu et de deuil et douleur.

a et r, s et x pour les grandes passions, et la rudesse et l’impétuosité et l’âpreté.

u et n, pour l’expression de voilé, et de doute et qu’impartialement :

e est le son le plus nué, le plus varié et ainsi que résumant.

Cette découverte, d’une originalité incontestable, manquait cependant de base vraiment scientifique. Elle reposait sur des observations pathologiques, dont la généralisation demanderait de longs siècles. Seuls en nos temps « d’intensifs névropathes » ont la faculté de percevoir des sons colorés. L’exemple de Rimbaud et de Ghil prouve encore que ces névropathes doués du même affinement sensitif n’étaient cependant pas d’accord sur le degré de couleurs propres aux voyelles. René Ghil se rendit compte qu’il réaliserait une poésie accessible à de très rares initiés et qu’en définitive la pathologie n’était pas la science. Les cas anormaux figurent des exceptions qu’il eût été contraire à toute raison de vouloir ériger en règle. René Ghil ne rejeta pourtant point la coloration des voyelles ; il la réserva pour un âge où la santé des hommes serait moins intransigeante, ce qui veut dire qu’il l’abandonna pour le présent.

Une autre idée le hantait que fortifiaient ses lectures. Il lisait chez Jean-Jacques Rousseau que « les passions ont avec les sons un lien puissant et secret ». Il notait cette réflexion incidente de Balzac : « La pensée qui tient à la lumière s’exprime par la parole qui tient au son. » Le caractère mystérieux de ces réflexions le séduisit. Autour de lui d’ailleurs, toute la jeunesse symboliste rêvait de fondre en un même art la poésie et la musique. Il ne manquait à cette ambition qu’une base scientifique. La théorie du mouvement elliptique de la matière conduisait par analogie à la théorie physique des ondulations. C’était la clé de l’acoustique. Ghil y découvrit le passe-partout du langage. Le langage n’était à l’origine qu’une série de cris émotifs dont les valeurs expressives essentielles sont les voyelles. Celles-ci ont des valeurs vibratoires qui varient en hauteur et en durée. Les consonnes n’y apportent que des modifications.

Or précisément, les travaux de Helmholtz et de Krazenstein sur les harmoniques venaient de démontrer qu’aux timbres des instruments de musique et aux timbres de la voix, correspondaient les mêmes harmoniques. Or les voyelles doivent être considérées comme des timbres vocaux, « l’instrument de la voix humaine étant une anche à note variable complétée par des résonnateurs à résonnance variable qui sont le palais, les lèvres, les dents, etc… [1] »

S’appuyant sur ces données enfin scientifiques, René Ghil établit la gamme des voyelles essentielles dans l’ordre ascendant, depuis les harmoniques les plus sourds jusqu’aux harmoniques les plus aigus :

oû, ou | ô, o | â, a | eû, eu | û, u | e, è, é | î, i.

Ce qui donne avec les diphtongues essentielles ces nuances hiérarchiques :

où, ou, iou, oui | ô, o, io, oi | â, a, ai | eû, eu, ieu, eui.
û, u, iu, ui | e, è ê, ei | ie, iè, ié, î, i.


Dans cet ordre intégral, ne trouvent pas place les semi-voyelles m, n, gn ; elles jouent en réalité dans l’échelle polyphonique le rôle de sourdines. Pour assimiler ces timbres vocaux à des timbres d’instrument, il ne faut qu’un peu de bonne volonté. Ceux qui voudront écouter « sans nul parti pris et avec une scrupuleuse attention » des instruments de musique constateront que :

Les flûtes longues donnent le ou ;

Les soprani et les contre-altos le a ;

Les cuivres le ô ;

Les cors le eu, eur ;

Les petites flûtes les sons grêles en û ;

Les instruments à cordes les é, è, i, ié, iè ;

Le pincement d’une guitare la muette e légèrement assourdie ;

En combinant ces voyelles essentielles avec les consonnes, on obtient ce tableau des rapports entre les sons vocaux et les sons instrumentaux :

oû, ou, iou, oui ô, o, io, oi â, a, ai eû, eu, ieu, eu
f, l, s p, r, s r, s l, r, s, z
les flûtes longues primitives. la série grave des Sax. les séries hautes des Sax. les cors, bassons et hautbois.


û, u, iu, ui e, è, é, ei ie, iè, ié, i, i
f, l, r, s, z d, g, h, l, p, q, r, t, x ll, r, s, v, z
les trompettes, clarinettes, fifres et petites flûtes. les violons par les pizzicati, guitares et harpes. les contrebasse, basse, alto-viole et violon.


Pour se servir de ce « merveilleux instrument polyphonique », le poète n’avait plus qu’à rattacher à tel « groupe de sons, tel ordre de sentiments et d’idées ». Là encore il suffisait d’observer et d’opérer par analogie. Comment procède le musicien qui veut rendre « des brutalités glorieuses de triomphe ou d’exaspérées explosions de colère » ? Il n’a pas recours au gazouillis des flûtes et des fifres, mais à l’âpreté somptueuse des cuivres. En pareil cas le poète doit user « des voyelles dures et hautes, soutenues de gutturales profondes, des o, au, oi, appuyés des rudesses des r, p, s ».

Le lourd émoi des nuits ouvre à vague volées :
Un pleur immense râle : et — glas d’ailes, alors
qu’au loin de l’horizon dure un vol noir de grolles
clangorante rauqueur à l’émoi de paroles
quand aux mi-trépassés va l’appel morne, hors
des soirs longs, par les prés et les prés malévoles
le lourd émoi des nuits ouvre à vague volées
un retardé glas hors des ans heureux, un glas
des marteaux las qui vont du haut de leurs mêlées
choir[2]


Que le musicien entreprenne au contraire de traduire des soli d’amoureux, il empruntera les claires sonneries et les séries les plus hautes des Sax. De même le poète tirera parti « des fluidités douces des a ou de la simplesse mélancolique des u ».

Mais (à allants pas lents vont les mariés) nous
dédierons longtemps nos gestes à la lune.
Tant (à allants pas lents vont les mariés) qu’une
même aventure ira votive, d’Astres doux…
… Qui me dira quand la verra, ah ! la verra,
mon heur riant exempt d’hiver et de veuvages,
l’aurore de l’aurore où ma peine mourra[3].


Le tableau suivant résume là-dessus tous les éclaircissements nécessaires :

Les divers instruments assourdis par
m, n, gn
l’Orgue
nuits mouvantes
des sensations, sentiments et idées


oû, ou, iou, oui ô, o, io, oi â, a, ai eû, eu, ieu, eui
f, l, s p, r, s r, s l, r, s, z




les flûtes longues primitives. la série grave des Sax. les séries hautes des Sax. les cors, bassons et hautbois.




Monotomie, doute, simplesse, Instinct d’être, de vivre. Contemplation. Domination, gloire, sûreté. Instinct de prévaloir, d’instaurer. Méditation, vouloir, fermeté. Tumultes, gloires, ovation. Instinct de détruire, de triompher. Méditation. Vouloir. Tendresse, amour et leurs doutes. Instinct d’aimer, altruiste, de multiplier. Contemplation. Méditation. Vouloir. Ordre.


û, u, iu, ui e, è, é, ei ie, iè, ié, î, i
f, l, r, s, z d, g, h, l, p, q, r, t, z ll, r, s, v, z



les trompettes, clarinettes, fifres et petites flûtes. les violons par les pizzicati, guitares et harpes. les contrebasse, basse, alto-viole et violon.



Ingénuités, tendresses, heur, rire. Instinct d’aimer, égoïste. Contemplation. Vouloir. Sérénité, désistement, deuil. Instinct de vénérer, d’aimer humanitaire Méditation. Vouloir. Ordre. Fermeté. Amour, passion, douleur. Instinct de se vouer. Contemplation. Méditation. Vouloir. Fermeté.


Ainsi initié aux ressources infinies de la langue, le poète abordera la poésie scientifique. Or quelles lois commandent à l’élaboration de cette œuvre ? Selon Ghil, il y en a deux essentielles, celle de l’inspiration et celle du rythme.

L’inspiration, ce désordre vaticinateur des anciens, c’est simplement l’intuition. Ghil la définit : « le moment palpitant oïl la cérébralité du poète s’unit tout à coup en commotion de certitude à l’essence même des choses qui sont sous sa méditation [4] ». Cet éclair synthétique du mystère peut donner par l’analyse scientifique la conscience émue des rythmes universels, ce qui est le rôle principale de la poésie scientifique.

L’idée se forme donc dans un mouvement d’émotion. Son expression poétique doit reproduire ce mouvement initial. Or ce mouvement est proprement le rythme. L’idée se manifeste par une série de vibrations ; le rythme a pour but de recréer dans l’âme du lecteur cette même série de vibrations.

Le poète qui sera possédé par l’inspiration trouvera rapidement les expressions les plus concordantes à son émotion, s’il sait user des timbres vocaux. Il les rythmera selon les valeurs vibratoires qui les ont produits, c’est-à-dire qu’il emploiera des mètres plus ou moins longs selon la longueur des ondes sonores qui correspondent aux vibrations de la pensée. Par là s’explique que des vers de même mesure métrique soient plus rapides les uns que les autres ; car indépendamment des pieds qu’ils comptent, ils comprennent des timbres vocaux d’une durée vibratoire variable, et c’est seulement de ces timbres vocaux que dépendent les accélérations ou les retards du vers.

Mais ce rythme scientifique, dont les divisions sont en rapports étroits avec le mouvement de l’idée, vient se mesurer graphiquement par un nombre fixe de syllabes. Ces mesures sont eurythmiques ou dissonantes selon que les combinaisons métriques proviennent de la multiplication ou de l’addition des nombres deux et trois [5].

René Ghil conserve l’alexandrin comme unité de mesure. Le vers ne saurait être plus long, car ce mètre est la mesure du temps nécessaire à l’expiration du souffle. Si la recherche musicale est légitime en poésie, elle ne doit pas en effet nuire « aux plis sculpturaux des poèmes ». Alors que le vers libre a perdu « toute noblesse d’aspect graphique », le vers fixe à l’avantage « de conserver les richesses acquises au cours de ce siècle de la statuaire et du dessin » [6].

Les divisions de l’hexamètre ont aussi une valeur organique ; l’émotion, le sentiment, l’idée, inscrivant des intervalles accentués durant le temps de l’expiration totale. Il suffit de prendre garde que ces intervalles ne peuvent être équidistants. D’une part, en effet, chaque pensée crée son rythme spécial ; d’autre part la hauteur, l’intensité, la longueur des timbres vocaux en harmonie avec l’idée, déterminent la place réelle et toujours variable des césures. Il s’ensuit que l’ancienne métrique a eu tort de partager l’alexandrin en divisions égales : « Le poète coupe son vers comme il l’entend. » C’est le précepte libéral de Banville et le seul acceptable de l’avis de René Ghil. Aussi infinie que soit la variété des coupes, l’hexamètre marque donc très fortement par la fixité de son nombre, le rapport des parties entre elles et par la similitude de son cadre avec les hexamètres voisins rappelle dans la composition d’un poème « l’identique battement de mesure ». Il conserve aux vers l’unité d’allure. Ainsi endigué, le rythme peut se permettre toutes les fantaisies possibles. Comme il est l’essence même de la poésie, la rime n’a qu’une utilité accessoire en vue d’un effet déterminé. Quant à la strophe, avec ses différents alinéas qui marquent la transition entre les idées ou les sensations, elle constitue un jeu formel sans intérêt poétique. René Ghil la remplace par des périodes d’hexamètres d’une massivité plastique qu’il juge somptueuse et qu’il superpose comme des « blocs marmoréens ».

La syntaxe et le vocabulaire de René Ghil sont en rapport avec sa théorie de l’instrumentation verbale. Dès l’instant que le poète doit rechercher les phrases et les mots qui multiplient les voyelles instrumentalement désirées, il doit avoir toute liberté de triturer à son gré et le style et la langue. D’ailleurs, René Ghil est sincèrement persuadé que l’idiome des lettrés s’éloigne de plus en plus de l’idiome des foules. Il a donc pieusement recueilli et fertilisé les hardiesses syntaxiques et linguistiques de Mallarmé, « employé adverbialement l’adjectif en l’accolant au verbe, préféré souvent le verbe neutre au pronominal, déplacé sujets et attributs à la guise latine et germanique » et mis en œuvre « la splendeur formiste de ce merveilleux artiste, Rabelais ». Cette esthétique compliquée, traduite par une technique ennemie de la simplicité, ne va pas sans répandre dans l’œuvre du poète une obscurité souvent inextricable. Après une étude consciencieuse et avec le désir de trouver dans cette poésie scientifique autre chose qu’un vain mirage de mots grandiloquents et de pensées hétéroclites, le rôle de René Ghil dans le mouvement symboliste semble, par certain côté, celui d’un contre-révolutionnaire. En dehors d’un système philosophique dont les principes sont discutables et de théories scientifiques très contestées par les physiciens modernes, il a essayé :

1o Au point de vue du fond, de ramener dans la poésie la méthode scientifique que les décadents en avaient exclue et de montrer que la science pouvait être objet de poésie ;

2o Au point de vue de la forme, de faire dans l’expression la part la plus considérable à l’harmonie initiative.

La musique étant un art mathématique, l’évolution de la poésie vers la musique équivaut pour lui à rendre la poésie scientifique et à renforcer la précision de l’expression par la magie de l’onomatopée.

2. Édouard Dubus. — Les innovations préconisées par le Traité du Verbe ne manquent pas d’analogie avec les théories qu’espérait codifier Édouard Dubus dans ses Nouveautés prosodiques. La mort ne lui permit pas d’achever cet ouvrage. Il y eût sans doute établi de façon définitive les principes de son esthétique et précisé son idéal symboliste. Faute de mieux, il faut se borner à les reconstituer.

Pour Dubus, ni la vérité, ni le bien, ni la passion ne constituent l’élément essentiel de la poésie. Ils s’y rencontrent à titre d’accessoires. Le beau, voilà le seul objet du poème, l’émotion esthétique, l’unique résultat qu’il poursuit. Or, le beau se définit « la variété dans l’unité » et l’émotion esthétique « la perception par les sens des divers mouvements de la matière ». Il faut admettre au préalable avec Dubus qu’en « dernière analyse la couleur, le son, les parfums se réduisent à des vibrations de la matière ». Cela signifie-t-il que le poète doit traduire aussi exactement que possible les aspects du monde extérieur ? Non. La nature dans ses manifestations n’est pas esthétique. Il n’y a guère de paysage qui ne manque d’unité, guère de tempêtes où ne vibrent des notes fausses. Le poète doit donc nécessairement abandonner la copie de ce monde imparfait et créer lui-même ses formes esthétiques. En réunissant « dans une vigoureuse unité de but » un certain nombre de motifs variés, il réalisera le poème idéal. Voilà pour le sujet. Les formes esthétiques l’expriment ensuite par correspondance. Si l’on admet avec Spinoza l’unité de substance, il doit s’ensuivre que les modes de cette substance évoluent parallèlement. « Tout phénomène psychique a donc sa correspondance dans un aspect réalisé ou possible du ciel. Un fleuve correspond à une destinée ; un soleil couchant à une gloire qui sombre. » C’est le commentaire philosophique de la théorie baudelairienne : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » Ainsi les formes esthétiques deviennent des symboles, c’est-à-dire des images concrètes qui expriment une chose purement abstraite. Ces images sont reliées entre elles simplement par l’unité du sujet de composition. Elles sont évoquées par des sons choisis (les mots), associées et rythmées (vers et strophes) en vue d’une émotion à produire.

Quand les violons sont partis, l’unique livre de poèmes qu’ait laissé Édouard Dubus, met en pratique la plupart des axiomes de cette poétique. Mais si, par exemple, le poème, Une vie, démontre l’aptitude du poète dans l’art des correspondances, les autres morceaux du recueil témoignent plutôt de sa virtuosité à choisir, associer et rythmer les sons. Il a le secret des allitérations prolongées à grands effets musicaux :

Des calices de lys chers aux vers luisants
Constellaient telles de géantes opales…[7]
… Sur quel rythme endiablé s’envolent leurs volants[8].


Il y révèle surtout une maîtrise incomparable dans l’entrelacement des rimes. Il en joue à la manière dun prestidigitateur pour quiles combinaisons les plus inusitées sont autant de ressources harmoniques. Soir de fête est composé tout entier en rimes masculines. Par contre, Aurore et Ruines le sont en rimes féminines. Le sonnet Magna quies est aussi écrit sur des rimes féminines, mais il en varie ainsi la succession : A1B2B3B4 | A5A6A7B8 | C9D10C11 | C12 13E14. La consonrance du premier vers dans le premier quatrain réapparaît dans les trois premiers vers du deuxième quatrain, tandis que la consonnance des vers 2, 3 et 4 ne se retrouvent qu’une seule fois au vers 8. Une des rimes du premier tercet n’a point d’homophone dans le deuxième. Le Sonnet d’hiver est entièrement rimé sur ces quatre mots, grise, froid, s’accroît, brise, celui des Violons sur les quatre suivants ; brille, chanson, unisson, quadrille. Dubus affectionne particulièrement le retour des rimes parallèles. Le procédé est sensible dans les Pantoums [9] où il est d’ailleurs très habilement appliqué dans cet ordre : ABAB | BCBC | CDCD | DEDE | EFEF, etc., etc…, de même encore dans le sonnet des Mauvais chemins ainsi ordonné : ABBA | ACCA | BBA | CAC où le rappel des rimes identiques se double dans l’intérieur des vers d’une multitude d’allitérations et d’assonances. Avec non moins d’habileté, il emploie le refrain simple ou double. Simple, il en fait un vers unique à rime masculine qui succède ponctuellement à deux distiques en rimes féminines comme dans Litanies ; double, il ramène régulièrement le premier et le dernier vers de chaque strophe, le premier et le cinquième dans les strophes de cinq alexandrins chacune [10], le premier et le quatrième dans les strophes de quatre vers décasyllabiques [11].

A part ces effets harmoniques. Édouard Dubus ne se signale par aucune innovation contraire à la forme traditionnelle du vers. Il ne commet pas de vers libre, tout au plus se risque-t-il à éprouver les effets des mètres impairs, ainsi qu’en témoigne le sonnet : Droite en son vêtement d’impassibilité… [12]. Tel qu’il apparaît dans les poèmes qu’il a lui-même groupés sous le titre : Quand les violons sont partis, il serait plus voisin de Verlaine que de Ghil, si le tourment de l’harmonie imitative ne l’emportait chez lui sur le souci tout verlainien de libérer le vers. Sans doute, Dubus ne s’en fût pas tenu à ces artifices de pure musique. Sa poétique eût évolué et peut-être se fût-il converti à l’esthétique des verslibristes. Il y a dans ses Vers posthumes quelques tendances à passer dans le camp voisin. Le Sonnet nuptial prouve en tous cas que comme mesure et comme style Mallarmé et ses disciples avaient marqué de leur empreinte les derniers vers du poète. Il permet de supposer que la mort a saisi Dubus au moment où il se préparait à franchir la passerelle qui reliait le domaine des harmonistes à celui des verslibristes.

3. Albert Mockel. — Le premier effort poétique d’Albert Mockel a porté sur ces effets d’harmonie verbale qui avaient été la préoccupation dominante d’Édouard Dubus. Il n’en fait pourtant pas l’article essentiel de son esthétique.

A son sens, le symbolisme ne constitue ni une école, ni une académie. Le symbole n’impose pas de lois. En imposerait-il qu’il les faudrait transgresser : « L’imagination du poète roulant sur les rails rigides de la règle est une hérésie. » La nouvelle poésie se garde de tout dogmatisme. Elle encourage l’effort original et personnel. Elle est un idéal de liberté. Le symbolisme dans l’histoire des lettres marque simplement la fin de la séparation entre la littérature des idées et la littérature des images. Ce long divorce s’achève aujourd’hui par une intime réunion. Il arrive sans doute que par excès de zèle les artisans de cette réconciliation s’égarent dans des impasses ; mais ils retrouvent assez vite la bonne voie et, en admettant même qu’ils poussent leur erreur à l’extrême, les accidents particuliers ne préjudicient pas à l’œuvre collective. La poésie contemporaine se propose par le lien du symbole « de relier le monde immatériel des lois au monde sensible des choses ». Le symbole est pour elle la méthode, l’essence et l’unité de l’œuvre. Il est la méthode parce qu’il lui permet de ne pas flotter seulement « aux molles vagues des choses, mais de percer jusqu’au monde abstrus des régions intangibles ». Il est l’essence parce qu’il ondoie comme un parfum sur toutes les lignes de l’œuvre. Sur ce point Mockel donne aux profanes cette explication : « L’œuvre est forme ; elle est essence. La forme s’embrasse d’un coup d’œil, l’essence se devine par intuition et sa subtilité n’est point définie. Prenons un exemple. Là-haut, dans le gris plombé du ciel roulent des nuages orageux. Ils se creusent, se tordent, se gonflent, se condensent. Leurs diverses apparences extérieures, voilà la forme. Mais qu’ils s’approchent de la terre, qu’un arbre les sollicite, qu’une pointe les perfore et les pénètre, un éclair jaillit, un rais de lumière resplendit et c’est la foudre, image de leur essence. Dans l’œuvre, la forme (prise en ce sens) est l’action, le sujet du roman, la succession des tableaux, la liaison des strophes et des idées. Le symbole en est l’essence. C’est l’intime et vague rêverie de l’artiste, l’idée indéfinie qui gît au tréfonds du livre, la conception qu’il semble avoir réduite en fluide pour le répandre sur l’œuvre entière d’où elle émane ensuite comme un parfum subtil [13]. » Les termes Essence et Unité deviennent donc synonymes et le poète peut entrevoir dans l’esthétique symbolique cette conception idéale : « Du cercle infini de la vérité, le symbole contenant l’idée, s’élève en forme de tige et de calice ; sur le fer et le calice du symbole, des pétales s’épanouissent et sont la fleur délicate et brillante de l’œuvre [14]. »

Comment réalise-t-on cette œuvre ? En donnant « à la fluide pensée qui naît et s’évanouit sa forme naturelle, sa ligne rythmique et son développement musical. Car la musique ici a précédé la poésie. Les anciens compositeurs — fût-ce même Beethoven en sa neuvième symphonie — avaient restreint la course de leurs idées aux limites d’un rythme phraséologique, des phrases carrées, le repos nécessaire au milieu, les mesures en nombres jumeaux. Les thèmes brefs et signifiants, la mélodie continue de Richard Wagner, ont enfin pénétré la poétique moderne. Mais cette assimilation n’a pas été complète. La plupart de nos poètes gardant le raide cadre des hexamètres anciens, ont appliqué la réforme harmonique au seul contenu des vers. La rime est conservée, renforcée par des allitérations et par un choix strictement logique des syllabes et des sons. Sans aller jusqu’à vouloir admettre exclusivement le traité du verbe enfanté par M. Ghil, il est certain que pour tout esprit artiste, les sons peuvent se traduire en nuances. Le vers bien construit ne peut frapper l’esprit d’un musicien quelque peu affiné, sans qu’aussitôt surgisse le thème correspondant, et de même qu’une phrase musicale désigne d’elle-même, absolument, l’instrument qui doit primitivement la traduire, de même un assemblage de syllabes sœurs évoque le travail d’un orchestre invisible [15] ». Ce sont les théories de Mallarmé complétées par celles de René Ghil et de Gustave Kahn. Mockel n’admet pas tous les paradoxes techniques de Ghil. Il en suit modérément les exemples. Pour lui, comme pour tous les rédacteurs des Écrits pour l’art, l’expression symboliste comporte deux postulats : le rythme intérieur doit dominer le rythme externe. Il y a un travail polyphonique de syllabes suggérant, par leurs sons et leurs divers degrés de lumière, les images et les associations d’idées qui accompagnent, comme leur atmosphère propre, le dessin des idées tracé dans la phrase [16].

Albert Mockel est plus musicien que poète. Il l’indique au lecteur en faisant suivre ses deux recueils de poésies, Chantefable un peu naïve et Clartés, de pages musicales qui sont comme le commentaire harmonique de ses compositions poétiques. Pour saisir le charme de sa poésie, il la faut chanter avec accompagnement d’instrument ou d’orchestre. Alors les tentatives heureuses de sa métrique se trouvent habilement soulignées par la phrase harmonique et enchantent l’oreille au lieu de la surprendre.

A la lecture, l’œuvre suscite moins d’enthousiasme. Les différences entre les sonorités imitatives de Ghil et les refrains chantournés de Mockel n’apparaissent pas avec assez de netteté. A la longue on s’aperçoit que le disciple n’a pas la vigueur du maître. Il est plus féminin et pourtant moins obscur que Ghil. Sa muse affectionne les gestes précieux, sans dédaigner peut-être assez les airs puérils et les grâces vieillottes. Entre Ghil et lui, il n’y a souvent d’autre différence qu’un degré de ton : celui qui distingue une fanfare d’une quintette en chambre !

4. Camille Mauclair. — Les mêmes réflexions s’appliquent à la poésie d’ailleurs si fort éclectique de Camille Mauclair. Il est de fait extrêmement difficile d’assigner une place exacte dans le mouvement symboliste à ce poète qu’une virtuosité égale dans tous les genres littéraires a fait en même temps le disciple habile de Mallarmé, de Verlaine, de Mæterlinck, de Mockel et de Gustave Kahn. Camille Mauclair a par excellence cette « puissance géniale qu’Emerson caractérise en disant qu’elle consiste à être une parfaite réceptivité et à souffrir que l’esprit de l’heure passe sans obstruction à travers la pensée [17] ». L’esprit de l’heure, voilà bien la Muse de Camille Mauclair. Qu’on étudie ses Sonatines d’automne, ou son recueil, le Sang parle, on y trouve le double reflet des mélodistes et des harmonistes. Toutes les formes du vers semblent bonnes au poète pour se jouer à lui-même de petites sonates, où la nonchalance et la violence alternent à travers une gaîté mesurée plus souvent mélancolique que souriante. Cet éclectisme ne va pas sans quelque indécision : aussi la personnalité est-elle ce qui manque le plus aux poèmes de Camille Mauclair.

5. Stuart Merrill. — Il y en a davantage dans l’œuvre de Stuart Merrill, à condition de faire la part des tâtonnements au milieu desquels s’est longtemps cherché ce poète. Stuart Merrill d’abord essaya de concilier la grâce de Mockel et l’éclat vigoureux de Ghil. Son premier recueil, les Gammes, d’où l’influence parnassienne n’est pas exclue, révèle le goût des assonances nombreuses et une certaine virtuosité dans l’emploi de l’allitération consonantique. Il en résulte des sonorités délicates, une musique doucereuse et raffinée qui souligne avec bonheur l’élégance des fantaisies Louis XVI, alors particulièrement chères au poète.

Dans les Fastes, au contraire, Stuart Merrill semble craindre la préciosité à laquelle l’entraînait la subtilité maniériste des Gammes. Sans changer tout à fait de procédé, il suit moins volontiers l’exemple de Mockel que celui de Ghil. Aux mélodies nuancées succèdent le fracas d’un luxe soudain, l’éclat d’une richesse éblouissante. Des mots extraordinaires, des syllabes retentissantes s’entrechoquent ou s’entassent plus pour étonner l’oreille que pour toucher le cœur. La sonorité musicale des vocables passe avant la précision des termes. Une certaine confusion règne dans les images et le poème se charge d’obscurité. Stuart Merrill revient vite de cette erreur. Toujours dominé par l’esthétique de Ghil, il atténue cependant les heurts violents de son style pour aboutir aux douces musiques des petits poèmes d’automne, aveux d’une âme qui consent enfin à s’épancher sans contrainte, confessions délicates où parfois la fanfare des cuivres vient rappeler la splendeur excessive des Fastes. Une crise morale rend bientôt le poète a plus d’indépendance encore. Stuart Merrill verse alors dans le panthéisme mélancolique qui le conduit insensiblement à préférer aux pures rêveries de l’artiste les problèmes angoissants du mouvement social. De son long apprentissage à l’école instrumentiste Stuart Merrill n’a plus gardé avec le goût de la vie que le sens de l’harmonie rythmique et l’aptitude au vers libre. C’est le trait caractéristique des Quatre saisons. La philosophie de l’école évolutive a rejeté dans la vie et dans l’art celui que ses méthodes d’expression en avaient un temps écarté.

6. Émile Verhaeren. — Ghil avait codifié l’esthétique de l’exubérance. Sa technique ne pouvait donner de résultats pratiques que maniée par un artiste véhément qui eût voué sa Muse à la glorification de la vie dans toutes ses manifestations énergiques. C’est pourquoi elle a trouvé l’homme de sa formule dans Verhaeren. Celui-là est un barbare qui, devant la frénésie de la vie contemporaine, s’est révélé le chantre inspiré de la force. Belge, il dédaigne le luth dont ses compatriotes ont accompagné leurs romances. Il ne chante pas ; il claironne. Ni pessimiste, ni poitrinaire, il a de la santé à revendre et son énergie fulgure avec prodigalité. Il est beau comme la tempête et il a la voix du tonnerre. Il marche à l’inconnu non pas en limier avisé qui flaire le vent et s’arrête aux plus minimes indices, mais à la manière de ces héros d’épopée qui défiaient de leurs flèches les éléments déchaînés. Verhaeren ne découvre pas l’inconnu. Il se rue à l’assaut contre lui. Il a constaté qu’

Un vaste espoir, venu de l’Inconnu, déplace
L’équilibre ancien dont les âmes sont lasses[18]


que

La nature paraît sculpter
Un visage nouveau à son éternité[19].


Il a senti en face de lui tout un monde de forces ignorées. Il lui a paru que le seul moyen de les connaître, c’était de s’y jeter à corps perdu. Il a pris son élan et, tête baissée, il a plongé dans le gouffre :

Comme une vague en des fleuves perdue,
Comme une aile effarée, au fond de l’étendue
Engouffre-toi,
Mon cœur, en ces foules battant les capitales
De leurs terreurs et de leurs rages triomphales.
Vois s’irriter et s’exalter
Chaque clameur, chaque folie et chaque effroi,

Fais un faisceau de ces milliers de fibres
Muscles tendus et nerfs qui vibrent ;
Aimante et réunis tous ces courants — et prends
Si large part à ces brusques métamorphoses
D’hommes et de choses
Que tu sentes l’obscure et formidable loi
Qui les domine et les opprime
Soudainement à coups d’éclairs, se préciser en toi[20].


Ce geste audacieux avait sa cause dans une philosophie dont le principe était la glorification de la vie sous toutes ses formes. A plusieurs reprises le poète fait en la vie acte de foi :

J’aime mes yeux fiévreux, ma cervelle, mes nerfs,
Le sang dont vit mon cœur, le cœur dont vit mon torse.
J’aime l’homme et le monde et j’adore la force
Qui donne et prend ma force à l’homme et l’univers…
Car vivre, c’est prendre et donner avec liesse[21].


Aussi son œuvre est-elle comme un monument dressé à la beauté souveraine de ce qui vit. C’est d’un côté la splendeur plantureuse d’une nature luxuriante, la force saine et calme des campagnes flamandes que Verhaeren rend avec un réalisme expressif et pittoresque, soit qu’il traduise le comique rubicond et mystique du Pèlerin [22], soit qu’il exprime dans la campagne le bonheur de la Vachère [23] endormie :

Aussitôt elle dort, bouche ouverte et ronflante.
Le gazon monte autour du front et des pieds nus,
Les bras sont repliés de façon nonchalante,
Et les mouches rôdent dessus.


C’est d’un autre côté la laideur magnifique et puissante de la vie moderne dans les cités du fer et du charbon, la terrifiante beauté des centres industriels et l’angoissante interrogation que posent à la ville comme à la campagne l’évolution sociale, l’obsession de la misère, l’hallucination de l’or, l’exode des paysans vers les villes tentaculaires et la corruption parallèle à cette folie des masses plébéiennes. C’est enfin devant les spectacles de la nature ou de l’industrie la violence d’une âme impatiente de savoir, l’exaltation, la rage, la sauvagerie même de l’être emprisonné dans le tourbillon des forces, témoin de la lutte croissante que se livrent entre elles tant d’énergies diverses et qui s’impatiente de n’entrevoir la vérité que par éclair intermittent. Verhaeren possède au paroxysme le sentiment de l’immense qui se cache sous l’exubérance de la nature ou le travail enfiévré de l’humanité. Son génie est fait précisément de la douleur qu’il éprouve à n’en point pouvoir pénétrer à fond le mystérieux secret.

Devant lui, « les flots de l’inconnu s’enflent géants et fous [24] », et l’activité véhémente des éléments tourmente l’âme du poète. La fièvre le brûle ; elle l’entraîne irrésistiblement, car c’est par elle qu’il percevra l’invraisemblable :

La fièvre avec de frémissantes mains,
La fièvre, au cours de la folie et de la haine
M’entraîne…
Et tout à coup je m’apparais celui
Qui s’est, hors de soi-même, enfui
Vers le sauvage appel des forces unanimes[25].


Comme son Passeur des Villages Illusoires, il garde en lui l’obsession hallucinante de l’inconnu. Il en écoute l’appel incessant, et tous ses efforts tendent vers cette voix invisible :

Celle là-bas qui le hêlait
Dans les brumes hurlait, hurlait,
La tête effrayamment tendue
Vers l’inconnu de l’étendue.


C’est donc en état de fièvre, avec colère, avec folie, étonné, épouvanté, halluciné, que Verhaeren enregistre ses illuminations soudaines sur le mystère dont la vie est l’apparence tourmentée.

De cette esthétique découle un rythme ardent, brutal et sauvage, qui rappelle, avec plus d’âpreté, les emportements passionnés d’Hugo. Verhaeren manie l’antithèse avec une adresse prestigieuse en parfaite harmonie avec la violence des sentiments qui l’émeuvent. Son poème de la Statue [26], porte le cachet du meilleur romantisme :

On lui prit sa pensée et l’on en fit des lois ;
On lui prit sa folie et l’on en fit de l’ordre,
Et ses railleurs d’antan ne savaient où mordre
Le battant de tocsin qui sautait dans sa voix.


Il ajoute encore à l’effet par un martellement emporté qui, d’autorité, vous enfonce dans la tête et l’image et l’idée. Les allitérations brutales s’entremêlent alors avec assez de bonheur pour immensifier la vision du poète :

La mer choque ses blocs de flots contre les rocs
Et les granits des quais, la mer spumante
Et ruisselante et détonnante en la tourmente
De ses houles montantes[27].


Quant au vers, il est ce qu’il doit être pour traduire l’impression de l’heure, long, virulent, tonnant si le prophète inspiré rugit la vérité, brusquement coupé si quelque obstacle interrompt le cours de la prophétie. Ici, c’est le rythme enthousiaste qui traduit la joie de vivre :

Je marche avec l’orgueil d’aimer l’air et la terre,
D’être immense et d’être fou
Et de mêler le monde et tout
A cet enivrement de vie élémentaire[28].


Là des mesures lentes et tristes qui évoquent des jours gris :

Brumes mornes d’hiver, mélancoliquement
Et douloureusement, roulez sur mes pensées
Et sur mon cœur vos longs linceuls d’enterrement
Et de rameaux défunts et de feuilles froissées
Et livides[29]


Ailleurs, le cri du dément, l’éclair de la folie qui, brusquement, vous taraude un cerveau :

Dans un champ d’orge et de méteil
A coups de bêche, à coups de sonde
Le fossoyeur creuse un grand trou.
« Si cette fosse est si profonde
C’est pour y tasser le soleil »,
Dit-il, — et ses grands yeux sont fous…
. . . . . . . . . . . . . . .
Et la nuit vient et le vent sombre.
Le fossoyeur assis dans l’ombre
Sur la fosse paraît géant.
Il ne voit pas monter l’aurore
Et sa voix vainement sonore
Nous crie : « Il est dedans… dedans ! »
Il est aussi des gens…, des gens[30].


La syntaxe et le style suivent la métrique. Préoccupé de faire puissant et grand, Verhaeren ne s’embarrasse ni de règles étroites ni de langue chatiée. Il semble avoir lui-même résumé sa manière dans Cantique [31].

Je voudrais posséder pour dire tes splendeurs,
Le plain-chant triomphal des vagues sur les sables
Ou les poumons géants des vents intarissables,

Je voudrais dominer les lourds échos grondeurs
Qui jettent dans la nuit des paroles étranges
Pour les faire crier et clamer tes louanges,

Je voudrais que la mer tout entière chantât
Et comme un poids le monde élevât sa marée
Pour te dire superbe et te dresser sacrée,

Je voudrais que ton nom dans le ciel éclatât
Comme un feu voyageur et roulant d’astre en astre
Avec des bruits d’orage et des heurts de désastre.


Verhaeren crie, clame, éclate, et pour cela, il use à l’aise de toutes les licences poétiques. Il traite la syntaxe en pays conquis, forgeron verbal d’une puissance étrange, confondant la nature des mots, faisant de l’adverbe un nom, un adjectif ou réciproquement, illuminant tout de couleurs flamboyantes, mariant dans un désordre heurté mais puissamment beau les tonalités criantes de Goya, au noir de Zurbaran, à la santé luxuriante des peintres flamands.

En un mot, chantre du « paroxysme et du sursaut », épris d’un art à la fois viril et sauvage, se ruant sur l’inconnu, vociférant tour à tour ses espérances et ses désespoirs, acharné après ce qu’élabore et veut l’humanité tragique, mais aussi victime du mirage éternel à la poursuite de ce

Colossal navire aux voiles effarées
Qui nous hanta toujours et n’aborda jamais[32],


tel est Verhaeren. C’est une force qui se développe avec cette brutalité d’inspiration et de forme qui caractérise les vrais tempéraments, un poète assoiffé d’infini mais chargé de cette électricité humaine dont l’énergie s’épuise à glorifier avec joie les labeurs réalistes de la vie quotidienne. En lui, l’harmoniste ne fait que souligner les dons du romantique. Toutefois, si Verhaeren prend avec la métrique des libertés de prophète inspiré, il laisse à d’autres la charge de transformer dans son principe fondamentale la prosodie française. L’honneur et la responsabilité d’une pareille tâche reviennent au théoricien de l’école verslibriste, Gustave Kahn.


II. — Les Verslibristes


7. Gustave Kahn. — D’après Gustave Kahn [33], le symbolisme n’a que de très vagues rapports avec une renaissance de l’art classique. Le courant néo-grec est dans la tradition française. Il se fût manifesté, même si l’on n’eût pas publié les manuscrits de Chénier. Vigny, qui, il est vrai, connaissait Chénier, écrivait des poèmes du même genre antique. Il suffit pour s’en convaincre de relire Siméta. Moréas, qui s’est fait dans notre littérature le champion de la muse néo-greque, ne doit de figurer au milieu du symbolisme qu’à certaines circonstances de chronologie. En réalité, il n’est qu’une manière de Heredia plaqué sur le symbolisme. Le mouvement symboliste n’est nullement une invasion de l’exotisme gréco-classique. Il dérive directement de Gérard de Nerval et surtout de Baudelaire, c’est-à-dire qu’il a son origine naturelle dans le romantisme.

Au début le romantisme, révolté contre l’intransigeance des derniers classiques, avait prétendu n’être qu’une littérature éminemment personnelle, la projection du moi dans l’art, le triomphe de l’individualisme. Mais il avait vite tourné à l’éloquence et même à l’extériorité. Nerval et Baudelaire, en exerçant leur génie sur les matières les plus subtiles, s’étaient efforcés de donner le plus d’eux-mêmes, mais leur subjectivisme n’avait pu dépasser les limites tolérées. Des germes étaient en eux qui ne se sont pas développés. L’œuvre du symbolisme a précisément consisté à retrouver ces semences du subjectivisme et à les féconder. À cette époque où la jeunesse éprouvait le besoin d’un idéal nouveau, le parnasse rayonnait ; mais ses vers étaient trop bien faits. Le réalisme triomphait, mais il avait le tort de considérer les choses comme des estampes ou des documents. L’un comme l’autre s’en tenait trop au contour extérieur des réalités sensibles. La jeune école voulait moins décrire l’individu que faire sentir son âme. L’art voisin que fréquentaient les romantiques, les parnassiens et les réalistes, était la peinture : « Celle-ci les gardait accoutumés aux contours stricts et délimités, découpés, presque sculptés. La génération suivante fut submergée de musique et plus tentée de polyphonie et de détours multiples. » Il s’ensuit que, fortement imprégné des idées de la veille, celles du parnasse et du réalisme, le symbolisme entreprit de réintégrer et de maintenir la personnalité du poète à la place qu’elle avait abandonnée.

Cette esthétique, qui gardait du parnasse le souci de la forme et du réalisme le souci de la vérité, se basait sur ce principe de psychologie subjective : ce sont les idées que l’on possède en soi-même, qui sont les plus claires. Ce sont celles-là qu’il s’agit d’exprimer dans une forme adéquate. Le problème est solutionné dans le premier livre de Kahn, les Palais nomades. Ici le poète entend dépeindre l’état d’âme d’un homme, qui va du connu à l’inconnu, du divulgué à l’inconscient. Son héros part de sensations simples. Il déclare d’abord qu’il est animé d’une vague aspiration vers l’amour. Aussitôt il pense à une femme qui ne répond pas à tous ses vœux. Il traduit les impressions diverses que peuvent susciter des amours troublées, élans de joies, satisfactions, inquiétudes, désespoir jusqu’à l’heure de la rupture. Surviennent alors les regrets consécutifs à ces douloureuses séparations. Le poème est composé dans la forme musicale. Il débute par l’indication en prose nombrée du Thème et des Variations. Onze pièces de vers les commentent. Suivent des mélopées. Le poète en précise le sujet par quelques lignes de prose assez semblables aux observations scéniques qui précèdent les actes d’un drame ; 5 poèmes développent ces brèves notations. Ils sont suivis d’un intermède-canevas en prose, sorte de préambule à 15 autres poèmes. Les Voix au parc servent d’enseigne à un nouvel étalage de sensations mélancoliques que le poète condense en 6 poèmes. Les Chansons de la brève démence, qui traduisent le plaisir emporté mais éphémère de la victoire, figurent l’avant-dire de 6 nouveaux poèmes, C’est l’heure des Lieds, des souvenirs, des douleurs lointaines, des pardons fréquents, et de cette philosophie facile, que les poètes déduisent des joies d’amour trop semblables, de quoi résumer le plan de 5 poèmes. Aussitôt le Mémorial, suite des réflexions philosophiques, préface à 4 copieux poèmes. Enfin le Finale, conclusion toujours philosophique sur la douleur de l’homme, martyr de l’amour, qui ne sait pas quand finira son supplice, un prétexte à 12 poèmes, dont l’avant-dernier ne comporte pas moins de 80 vers. Cet enchaînement de poésies n’est bien compris que par les lecteurs qui connaissent la musique, et sans doute la musique savante. Du reste, l’auteur les prévient de ce qu’il va chanter, au moyen d’un petit prospectus en prose imagée. C’est le fil d’Ariane de la partition poétique. Gustave Kahn n’a pas écrit toutes ses œuvres selon ce plan trop voisin de la musique, mais il tient beaucoup à ces préliminaires, aimables politesses au lecteur, auquel on offre ainsi le titre de son plaisir. Le procédé est nettement utilisé dans un des poèmes de Chansons d’amant, intitulé : La Belle au château rêvant. A l’extrême terre, débute le poète, à l’extrême terre près de la grève, le château dans la brume : de la plane terrasse teintée de lune et comme vide de présence, vers qui pourrait entendre, le veilleur des tours clame, soit 45 vers où, dans une langue singulièrement imagée, ce veilleur crie à d’invisibles personnages, qui se promènent dans la nuit, d’accourir, de venir « aux réduits, aux baisers, aux morts partagées ». La clameur du veilleur est entendue : Une voix saille de l’horizon : 41 vers d’un langage identique où quelqu’un annonce qu’il est « le frère aigri des crépuscules similaires », qu’il a perdu sa force, que son bon cheval est mort le long des grèves et qu’il cherche un sourire pour charmer ses derniers moments. Cela veut dire qu’il demande à entrer dans le château. Alors, la voix du veilleur des tours s’élève, 4 vers pour faire lever la herse et guider l’hôte vers les parvis des voix évocatrices. Et, dès le vestibule, aux pas fiévreux du pèlerin, se dressent voilées de noir des dames, l’une dit : 34 vers où elle conseille au pèlerin de « regresser en lui », de porter ses pas au plus profond ». Après quoi, vers le pèlerin, une autre dame s’avance et dit : 32 vers où elle lui donne avis d’aller ailleurs chercher la réalisation de son rêve. Cependant, le pèlerin passe, mais dans la salle obscure où, sous le dôme aux contours imperceptibles, seul s’aperçoit, dressé comme un catafalque, le lit de la Belle, le mage l’arrête, 32 vers pour lui commander d’accomplir les rites accoutumés dans un pareil palais. Vers lui, hors du fantomal monde hauteur de la salle, s’avance un guerrier, 16 vers de variations sur la mort. Vers le catafalque où les yeux de la Belle restent clos, le pèlerin supplie en 10 vers. Un chœur invisible bruit 17 vers auxquels le pèlerin répond par 12 vers. Nouvelle riposte en 12 vers du chœur invisible. Élans lyriques du pèlerin, 10 vers auxquels la Belle répond par 13 vers. Et tandis que sort le pèlerin, que le château retombe dans le mutisme séculaire, le veilleur des tours chante 21 vers de conclusion.

Ce procédé d’analyse est d’autant moins inutile qu’il s’agit dans ces poèmes, non comme on pourrait le croire de contes ou d’histoires moyenâgeux, mais d’une étude sur les phénomènes de conscience dans tel ou tel cas passionnel ou simplement psychologique. Pour Gustave Kahn, le poème est un chant éminemment individuel. Il ne saurait l’être davantage qu’en traduisant les faits d’émotion personnelle. La vraie poésie est une poésie intime, rien autre chose qu’une conversation du poète avec lui-même. Toutefois le poète n’est pas enfermé en lui. Il peut converser avec le dehors. Il y a là matière à poème extérieur, beaucoup moins personnel, fait avant tout pour le grand public, dans un but de propagande ou d’instruction. Mais là encore l’adoption du même procédé n’est pas inutile à l’intelligence de l’œuvre. Gustave Kahn en a donné l’exemple dans ses Odes de la Raison. Destinées à l’éducation de la foule, ces odes sont en général à deux voix. L’auditeur, présumé moins intelligent que l’acheteur habituel des in-18 à 3 fr. 50, comprend mieux les beautés de ces chants alternés. Quand on lit les poèmes de Gustave Kahn, il ne faut pas oublier l’entrecroisement des voix qui se répondent. Il ne les a pas indiquées partout, mais le lecteur doit être assez clairvoyant pour les deviner et savoir apprécier l’originalité des images par lesquelles elles révèlent leur présence. Si l’on oublie un instant la deuxième manière du poète, celle par laquelle Gustave Kahn a voulu communiquer plus directement avec la masse, son œuvre poétique, qu’il a consciemment voulue la plus individuelle possible, pourrait être définie le poème des voies intérieures, l’art d’ordonner sur un rythme musical des images hardies où se synthétise pour l’œil du lecteur la complexité des phénomènes de conscience. Le poète, déclare Gustave Kahn, ne crée ni n’expose des idées. Sa fonction est de découvrir des images, comparaisons, métaphores, antithèses, hyperboles et paraboles, aussi justes mais aussi neuves que possible. Sur ce point Gustave Kahn est un trouveur de premier ordre. Il a le génie de la comparaison. Il en possède aussi l’audace. Ses poèmes abondent en figures pittoresques, en associations inusitées qui charmeraient davantage si le poète ne préférait au clair cristal des sources l’abondance trouble du déluge. Prises isolément, ces trouvailles d’images forcent l’admiration. Dans l’ensemble, elles accablent. Il y en a trop et de trop violentes.

Mais la grande originalité de Gustave Kahn n’est pas d’avoir été un prodigieux ouvrier de métaphores ou un analyste tourmenté des perceptions subconscientes du moi, c’est d’avoir été l’inventeur du vers libre. Beaucoup ont contesté et contestent encore au poète le mérite de cette découverte. L’origine du vers libre, d’après certains, remonterait bien plus haut. Le vers libre dériverait des tableautins de Gaspard de la Nuit et des poèmes en prose de Charles Baudelaire. Il y en aurait des exemples remarquables dans les compositions lyriques et épiques de M. Pierre de L’Étoile (Louis de Livron), dans le Livre de Jade, de Mme Judith Gautier, et dans les poèmes qui font suite aux Histoires amoureuses, de Catulle Mendès. Ces écrivains auraient composé des vers libres sans en fixer les règles de façon précise. Le premier théoricien de cette métrique serait, au sens de Mendès, le Péruvien Della Rocca de Vergalo, qui, dans sa Poétique nouvelle, aurait, dès 1880, préconisé les réformes suivantes :

Suppression de la majuscule au commencement de chaque vers ;

Retour à l’inversion dans la phrase et dans la pensée ;

Suite prolongée de rimes masculines et féminines.

Vergalo permet en outre l’hiatus, ne compte pas l’e muet quand il ne s’élide pas et crée la strophe nicarine, composée de vers de 9 ou de 11 syllabes, quelquefois plus, avec césure mobile dite vergalienne.

Après lui, Marie Krysinska aurait mérité le titre de « sainte Jeanne-Baptistine de l’école verslibriste ». Tels seraient les véritables initiateurs du vers libre, sans oublier ni Verlaine, ni Rimbaud, ni Laforgue. Gustave Kahn n’aurait fait que codifier et démontrer par une œuvre appréciable ce que beaucoup d’autres avaient avant lui ou indiqué ou modérément réalisé. La vérité est différente.

Il est vrai qu’Aloysius Bertrand et Baudelaire ont l’un et l’autre montré la voie. Mais aucun des auteurs si complaisamment cités dans le Rapport sur le mouvement poétique ne sont à vrai dire des verslibristes. Della Rocca de Vergalo a seulement tenté comme beaucoup d’étrangers de transporter dans notre langue les règles prosodiques et grammaticales de la langue péruvienne. Ce n’est pas un Français qui de propos délibéré a voulu modifier l’alexandrin. C’est un exotique qui, par orgueil patriotique, a cru que le génie français brillerait d’un nouveau lustre s’il parvenait à lui transfuser du sang péruvien. La plupart de ses réformes sont puériles, et elles n’ont pas même le mérite de l’originalité, sauf peut-être en ce qui concerne la strophe nicarine. Les essais de Marie Krysinska sont des fantaisies à l’origine sans prétentions, écrites sur les conseils ironiques de Charles Cros. Ils manifestent avant tout l’indolence féminine en matière d’art, l’antipathie de la femme pour tout travail fini. Ils sont l’expression instinctive et nullement théorique d’une double nonchalance, celle d’une femme et celle d’une Slave. Quant aux autres prédécesseurs de Verlaine, ce sont des artistes du vers qui par moment ont cédé à cette virtuosité métrique à laquelle tant de romantiques et même de parnassiens avaient succombé avant eux, et qui, tout étonnés qu’il y ait eu dans leur amusement le germé d’une théorie aussi féconde, en ont aussitôt réclamé le bénéfice. Sous ce rapport, Verlaine et Rimbaud auraient plus de droit qu’eux à réclamer la paternité du vers libre. Eux du moins savaient ce qu’ils voulaient quand ils composaient des vers «  délicieusement faux exprès ». Mais ici encore il y a confusion entre le vers libéré et le vers libre. Verlaine dans Jadis et Naguère, Rimbaud dans les Illuminations ont brisé, disloqué le vers et donné aux rythmes impairs droit de cité. Tout cela cependant n’était que dissonances habiles sur la métrique ancienne. Il n’y avait pas de rythmique nouvelle. Verlaine et Rimbaud sensibilisaient le vers classique, ils en modifiaient la forme, ils n’en changeaient pas le principe. Or, Gustave Kahn n’est pas seulement un poète « épris de questions de césure ou particulièrement doué dans la recherche d’un vocabulaire rare et renouvelé ». Il ne lui paraît pas suffisant de « jouer sur le rythme et d’agrandir les perspectives de la symétrie ». Il ne prétend pas faire consacrer par le succès, une déviation plus ou moins originale de l’ancienne métrique. Il désire trouver un « rythme absolument personnel qui soit suffisant pour interpréter ses lyrismes avec l’allure et l’accent qu’il leur juge indispensables ». Il veut faire de l’ancienne métrique un mode particulier et dédaigné d’une métrique nouvelle plus ample, plus libérale, enfin affranchie des formes fixes et des traditions désuètes.

Comment réaliser ce programme ? Il fallait d’abord faire de justes remarques sur les réformes tentées par les écoles antérieures, Gustave Kahn s’est demandé pourquoi les poètes qui avaient le plus attenté à la forme traditionnelle du vers s’étaient bornés dans leurs essais de réforme à quelques innovations de césure ou de rejet. La cause en est, d’après lui, que la plupart de ces poètes ne se sont jamais fait une idée exacte de ce qu’était l’unité principale du vers. Il faut savoir qu’un vers est un organisme et que, comme tel, il possède une unité organique, une cellule métrique. L’association de plusieurs de ces cellules constitue le vers. C’est une erreur de croire que l’alexandrin n’est qu’un vers composé de douze syllabes, coupé par un repos après le sixième pied. Cette règle formulée par Boileau est contraire à l’anatomie exacte du vers. La chose est si vraie que les grands poètes du classicisme n’ont pas fait de la césure le pivot de la prosodie. Plus ou moins instinctivement, ils ont senti quelle était la constitution organique du vers et plus ou moins empiriquement ils ont appliqué les règles adéquates à sa vraie nature. Pour La Fontaine, Racine et Molière, par exemple, la question de la césure ne se pose même pas. C’est ainsi du moins que Gustave Kahn interprète les libertés souvent excessives que ces poètes ont prises dans la coupe de leurs vers.

La cellule organique du vers est constituée par un certain nombre ou rythme de voyelles ou de consonnes qui comportent une unité pour l’oreille et pour le sens, en d’autres termes un fragment le plus court possible figurant un arrêt de voix et un arrêt de sens. Il s’ensuit que la métrique ne saurait plus être basée sur un nombre conventionnel de syllabes, mais sur une association rythmique de cellules métriques.

Pour composer un alexandrin il ne suffit pas de compter sur ses doigts douze syllabes [34], il faut savoir assembler des unités métriques. Pour cela, il n’est besoin que de les apparenter. Les parentés s’appellent allitérations et assonances. Deux unités métriques sont donc parfaitement associées quand elles ont entre elles des consonnes voisines ou des voyelles similaires. Il y a vers dès que ces cellules organiques sont associées selon ces lois. La conséquence en est qu’un vers peut avoir autant de syllabes qu’il sera nécessaire pour exprimer le mouvement de la pensée. Il sera long si l’émotion est intense, bref si l’émotion est rapide. Son unité d’harmonie ne résidera plus dans un mécanisme nombré autant fait pour satisfaire l’œil que l’oreille, dans une écriture à terminologie consonante dont le distique à rime est le type, mais bien dans son principe d’origine, dans la pensée ou dans l’émotion et surtout dans le mouvement de cette pensée ou de cette émotion. Le vers se trouvait ainsi d’un seul coup affranchi de la double tyrannie qui l’anémiait : celle du nombre fixe des pieds, celle de la rime. Avant Kahn le vers était comme un écureuil qui faisait tourner sa cage avec un geste uniforme. Avec lui c’est un oiseau qui s’envole au gré de sa fantaisie vers les espaces sans limite.

Un exemple permettra de mieux saisir l’originalité de cette thèse.

Voici deux vers d’Athalie :

Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel,
Je viens, selon l’usage antique et solennel…


D’après l’ancienne métrique ces deux vers se décomposent ainsi :

Oui, je viens dans son temple | adorer l’Éternel,
Je viens, selon l’usage | antique et solennel


soit deux hémistiches de six pieds. Cela prouve, conclut Gustave Kahn, que ce distique est composé de quatre vers blancs de six pieds. Oui, je viens dans son temple est un vers blanc ; adorer l’Éternel serait aussi un vers blanc si, par habitude, ou n’était sûr de trouver la rime à la fin du second vers. Si l’on pousse plus loin l’investigation on découvre que ces vers sont ainsi scandés :

3 3 3 3
Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel
2 4 2 4
Je viens selon l’usage antique et solennel

soit un premier vers composé de quatre cellules organiques ternaires et un second vers composé de deux cellules organiques binaires alternant avec deux cellules organiques quaternaires [35]. N’est-ce pas la preuve manifeste que les grands classiques se souciaient assez peu de la césure et que pour eux comme pour les symbolistes, l’unité métrique n’était pas la syllabe de un pied mais la cellule organique à consonnes et voyelles variables selon l’unité de sens ou de son. Les classiques n’ont qu’assez rarement apparenté leurs cellules métriques au moyen de l’allitération ou de l’assonance. Enfermés dans des règles de fer, ils n’avaient que la rime pour indiquer de façon plus artificielle que réelle la parenté des cellules organiques. Le vers classique est la juxtaposition de deux mètres réunis en queue par une accolade : la rime. Tout différent est le vers moderne. Il s’organise naturellement. La parenté des cellules n’est ni extérieure ni formelle ; elle est intérieure et réelle. En voici un :

Des mirages | de leur visage | garde | le lac | de mes yeux


Les partisans de l’ancienne métrique lui trouvent 16 syllabes. Il est en réalité composé de 5 cellules organiques inséparables, solidement attachées entre elles par des allitérations et des assonances. Aussi se suffit-il à lui-même. Sans doute il dépasse le nombre de 12 syllabes ! « Et pourquoi pas ? Pourquoi la durée serait-elle restreinte à 12, à 14 syllabes ? Sans admettre que le vers devienne un verset complet, et là le goût et l’oreille sont suffisants pour avertir le poète, on peut grouper en un seul vers trois ou quatre éléments ayant intérêt à ce que leur jaillissement soit resserré. Le vers obtient ainsi une valeur résumante, analogue à celle du dernier vers de la terza rima, mais plus réel, plus obtenu au moyen du vers même, sans ressource empruntée à la typographie ou au point d’orgue de terminaison du poème [36]. »

La seconde réforme de Gustave Kahn porte sur la strophe. De même qu’il était indispensable de refaire l’anatomie du vers, il était nécessaire de refaire l’anatomie des groupements de vers et surtout de la forme lyrique par excellence, de la strophe. D’après Gustave Kahn, celle-ci ne saurait être un cadre fermé. Il est absolument impossible d’exprimer dans une forme fixe des sentiments différents. La colère, l’enthousiasme, la joie, la douleur ne se traduisent pas par des émotions d’intensité égale et de mouvement identique. La liberté de la strophe est donc indispensable au même titre et pour les mêmes raisons que la liberté du vers. La codifier, c’est vouloir tuer toute variété dans le lyrisme. La forme de la strophe dépend de l’accent d’impulsion, c’est-à-dire qu’elle « est liée à l’importance, à la durée du sentiment évoqué ou de la sensation à traduire qui en est la déterminante [37] ». Toutes les formules sont admissibles si elles correspondent à un élan propre d’émotion : « Les poètes du vers libre ne doivent point calquer leur strophe sur celles dont ils se sont donné eux-mêmes le modèle. Évidemment à mouvement semblable strophe semblable, mais la règle ne doit pas aller plus loin, elle doit-être élastique et flexible [38]. » La strophe à forme fixe n’existe donc pas. Il ne peut pas y en avoir de spéciale à la prosodie française ; il ne peut pas y en avoir de spéciale à un poète. Il ne peut y en avoir que de conforme aux sentiments passagers de l’individu. Or quoi de plus variable que le sentiment, quoi donc de moins fixe que la strophe, elle qui, « en définitive n’est que le développement, par une phrase en vers, d’un point complet de l’idée [39] ».

À ces réformes essentielles s’ajoutent d’autres modifications secondaires qui ne manquent pas d’intérêt parce qu’elles concernent la musicalité du vers. Pour bien saisir ici la pensée de Gustave Kahn, il faut avoir recours à la terminologie musicale. Le vers classique est orchestré suivant une mesure à deux temps. Le vers symbolique est orchestré suivant la mesure qui convient à l’intensité de sensation et d’expression. Elle est infiniment variable. Elle est en général donnée par le vers principal de la strophe, sur les temps duquel sont écrits tous les autres vers. C’est ce que Gustave Kahn appelle l’accent d’impulsion. Il en définit ainsi le rôle : « Nous avons bien en français un accent tonique ; mais il est faible et cela tient à l’amalgame que fit Paris des prononciations excessives et différentes des provinces, les usant pour en constituer une langue modérée, calme, juste milieu ; quant au retentissement des consonnes et au chant des voyelles, neutre de préférence à bariolée. Cet accent tonique qu’on pourrait relever dans les mots, en les laissant immobiles, soit en les citant à la file, en exemples, disparaît à la conversation, à la déclamation, ou mieux, il ne disparaît point, mais se modifie. Il y a donc un accent général qui, dans la conversation ou la déclamation, dirige toute une période, ou toute une strophe, y fixe la longueur des valeurs auditives, ainsi que les timbres des mots. Cet accent semblable chez tout le monde, en ce sens que chaque passion, chez tous, produit à peu près le même phénomène, accélération ou ralentissement, semblable au moins en son essence, cet accent est communiqué aux mots, par le sentiment qui agite le causeur ou le poète, uniquement, sans souci d’accent tonique ou de n’importe quelle valeur fixe qu’ils possédaient en eux-mêmes. Cet accent d’impulsion dirige l’harmonie du vers principal de la strophe, ou d’un vers initial qui donne le mouvement, et les autres vers, à moins qu’on ne recherche un effet de contraste, se doivent modeler sur les valeurs de ce vers telles que les a fixées l’accent d’impulsion [40]. »

Le poète, il ne faut pas l’oublier, parle et écrit, pour l’oreille et non pour les yeux. De là, une évaluation différente des e muets dans le vers nouveau : « Le vers régulier compte l’e à valeur entière quoiqu’il ne s’y prononce point tout à fait, sauf à la fin d’un vers. Pour nous qui considérons, non la finale rimée, mais les divers éléments assonancés et allitérés qui constituent le vers, nous n’avons aucune raison de ne pas le considérer comme final de chaque élément et de le scander alors, comme à la fin d’un vers régulier. Qu’on veuille bien remarquer que, sauf le cas d’élision, cet élément, l’e muet, ne disparaît jamais, même à la fin du vers ; on l’entend fort peu, mais on l’entend. Il nous paraît donc plausible de le scander, en le considérant entre les syllabes environnantes comme un simple intervalle, et en cela nous sommes d’accord avec la déclamation instinctive du langage qui est la vraie base de la rythmique, et même la constitue dès qu’elle se met d’accord avec l’accent d’impulsion qui est son élément de variation, et l’intonation poétique, subordonnée à l’accent d’impulsion, accent et intonation qui comptent, puisque le vers et la strophe sont tout ou partie de phrase chantée et sont de la parole avant d’être une ligne écrite [41]. »

Cette série de modifications tend à ramener le vers aux confins de la prose. Gustave Kahn ne le nie pas. Déjà le vers romantique faible ne se distinguait guère de la prose que par la rime. Le vers symbolique peut s’en rapprocher. Il s’en différenciera toujours assez par son rythme, par son nombre, par une certaine sorte de musique. Avec lui s’inaugure un genre intermédiaire, « l’aboutissement nécessaire du poème en prose, créant une poésie à côté, des proses et des cantiques à côté de la loi et des liturgies [42] ».

Les règles de l’ancienne prosodie y sont encore applicables, à condition de n’entraver en rien la fantaisie du poète. La rime n’est pas proscrite. On lui défend seulement de donner « le coup de cymbale » à la fin du vers. On la réduit assez souvent à l’assonance ; mais on ne nie pas son importance, puisqu’au lieu de l’employer en place finale on la trouve à l’intérieur d’un vers correspondant à d’autres rimes intérieures, partout « où convie à l’appeler non la symétrie mais la rythmique fidèle au sens [43] ».

La réforme tentée par Gustave Kahn n’a donc rien à voir avec l’introduction dans notre poétique des procédés spéciaux aux prosodies étrangères.

Il n’a pas voulu organiser la phrase poétique d’après la valeur de l’accent tonique, puisqu’il a reconnu lui-même que cet accent tonique était en français excessivement faible, et qu’il a pris soin de distinguer l’accent d’impulsion de l’accent tonique. En conséquence, il n’a ni renouvelé en français le jeu des brèves et des longues, ni transporté dans notre langue la prosodie grecque, latine, allemande ou anglaise. Il a seulement entrepris de diversifier la mesure classique du vers. Pour cela, il a disséqué l’alexandrin et en a cherché les parties constitutives. La syllabe n’a plus été l’unique élément organique ; l’association de vocables ayant une unité de sens et de forme est devenue la cellule initiale. A une mosaïque de syllabes, il a substitué un corps vivant, aux organes en relations étroites les uns avec les autres, et manifestant la vie en toute liberté sans cette gangue académique dans laquelle étouffait le vers classique. Le vers et la strophe sont ainsi devenus polymorphes. Pas de règles tyranniques : « Nous suivons l’instinct populaire, déclare Kahn ; nous scandons avec le ton de la conversation. Nous libérons le vers de toutes les entraves extérieures pour ne lui laisser que sa forme de sentiment… Par là nous permettons au poète de concevoir en lui son vers ou plutôt sa strophe originale et d’écrire son rythme propre et individuel au lieu d’endosser un uniforme taille d’avance et qui le réduit à n’être que l’élève de tel glorieux prédécesseur [44]. » Avec Gustave Kahn, la poésie, parvenue à un stade nouveau d’évolution, proclame l’avènement de la liberté absolue, car les exemples donnés par l’auteur dans ses poèmes sont purement personnels et n’excluent aucun module différent. La poésie française a atteint l’âge de raison ; elle se développe désormais selon la loi de bonne anarchie, conformément aux impulsions de l’individu. Gustave Kahn a sonné le glas de l’autorité et préparé le triomphe de l’Individualisme.

8. Jules Laforgue. — Gustave Kahn avait, par le principe d’évolution, légitimé la nécessité du vers libre. Les théories de Darwin retrempées dans la métaphysique de Hartmann, président également à l’art poétique de Laforgue. Le lecteur de l’impératrice Augusta avait lu et profondément médité les philosophes allemands. Il leur doit une véritable esthétique de l’Inconscient.

Aujourd’hui, pense Laforgue, les hommes ont tort de rechercher la vérité dans la culture exclusive de la raison, de la logique et de la conscience. La raison et la logique aboutissent à la stérilité : « Nous allons à la dessication ; squelettes de cuir à lunettes, rationalistes, anatomiques [45]. » La conscience n’implique pas le parfait. « Elle n’est pas un état fixe, mais un processus, un devenir perpétuel [46]. » Il n’y a qu’une source de la vie. C’est l’Inconscient. « Il est la raison explicative suffisante, unique, intestine, dynamique, adéquate de l’histoire universelle de la vie [47]. » Il est plus, il est Dieu, il est tout. « Il est un domaine qui, on le sait, vient d’ouvrir à la science les forêts vierges de la vie, c’est l’atmosphère occulte de l’être, l’inconscience. Ce monde réservait à la créature débarrassée de ses dieux personnels, conscients et parfaits, mais qui ne trompaient pas ses siècles d’adoration perpétuelle, le dernier divin, le principe mystique, universel, révélé dans la Philosophie de l’Inconscient de Hartmann, le seul divin, minutieusement présent et veillant partout, le seul infaillible — de par son inconscience — le seul vraiment et sereinement infini, le seul que l’homme n’ait pas créé à son image. Et l’essence de la loi ne peut être que du domaine de l’Inconscience [48]. » La fin de l’être est donc de tendre à la découverte de cet inconscient. Cela est si vrai que nous en avons comme une preuve matérielle ; en effet, « plus l’activité de l’esprit confine au domaine de l’Inconscient, moins la fatigue se fait sentir [49]. » Or, comment se découvre cet Inconscient ? « Il n’est pas à chercher dans les perceptions infinitésimales uniquement [50]. » Pour le surprendre, « il suffit d’épier des Instincts avec autant que possible absence de calcul, de volonté, de peur de les faire dévier de leur naturel, de les influencer [51] ». Il ne faut pas dire les raisons, les mobiles, car ici-bas tout est stupéfiant, tout divague et tâtonne ; la vie est comme un soliloque hagard [52]. L’idéal du poète, c’est la vie inconsciente, végétative où l’on regarde avec étonnement palpiter son être, où l’on prend des notes sur soi-même. Gardons-nous de cette science intensive vers laquelle s’oriente à notre époque la civilisation. « La culture bénie de l’avenir est la déculture, la mise en jachère [53]. » Retournons vers les grandes eaux de l’Inconscient et mêlons ce Jourdain au Gangue des Ancêtres [54].

L’Art n’a pas d’autre fonction que d’enregistrer les caprices de l’Inconscient. Il fixe pour l’avenir les manifestations instinctives et éphémères de l’être humain, car l’Inconscient étant tout, tout ce qui vient de lui ne manque ni de valeur ni d’intérêt. Au reste, « la pensée humaine, succession d’œuvres et d’idéaux à l’état de phénomènes en concurrence, exprime l’évolution de l’âme universelle, de la Loi unique, au dynamisme de qui ou de quoi elle est soumise à travers ses incohérents et riches gaspillages [55] ». Elle exprime la vie sous tous ses aspects. Elle résume la marche de l’humanité vers un but supérieur. C’est pourquoi le sens esthétique est changeant comme la vie. C’est pourquoi l’art porte en lui-même sa raison suffisante. Erreur que de vouloir en faire l’instrument d’expression d’un Beau idéal et fixe. « Moi, créature éphémère, un éphémère m’intéresse plus qu’un héros absolu, de même que moi, homme habillé, une créature en toilette éphémère m’intéresse plus qu’un modèle nu sculptural. Pour moi, humain, créature incomplète et éphémère, un impassible ravagé comme Leconte de Lisle, un corrompu nostalgique se débattant dans le fini, est plus intéressant, est plus mon frère, que Tiberge et tous les Desgenais… Les uns sont des hypertrophiés, les autres des châtrés, parce que jamais, Dieu en est témoin, la pauvre humanité n’a produit un héros pur et que tous ceux qu’on nous cite dans l’antiquité sont des créatures comme nous, cristallisées en légendes — ni Boudha, ni Socrate, ni Marc-Aurèle — je voudrais bien connaître leur vie quotidienne [56]. » Erreur aussi d’asservir l’art à la morale. L’œuvre qui exprime un caractère bienfaisant, déclare Taine, est supérieure à l’œuvre qui exprime un caractère malfaisant. La formule est fausse et dangereuse. « En art, répond Laforgue, il s’agit d’être intéressant. Les coulisses de l’Opéra sont plus artistes que tous les phalanstères rêvés par Fourier. La morale n’a rien à voir avec l’art pur qu’avec l’amour pur [57]… » Le Beau et le bon peuvent se rencontrer dans l’art. Ils n’en sont ni le principe ni la fin. L’art est libre, et il n’y a d’art que de ce qui passe. « Il est si naturel de dire : le monde des arts humains, depuis les premiers jours jusqu’aux nôtres, est aussi merveilleusement touffu et inextricable que la vie elle-même ; et votre idéal y est bien vite magnifiquement submergé. Un peu plus de pitié. L’art n’est point un devoir de rhétorique d’écolier, c’est toute la vie, comme l’amour est tous les amours, et il faut s’en remettre à l’Inconscient dont l’évolution va et se fiche des digues de nos classifications. Et, s’il nous est permis, à sa lumière, de hasarder quelques vues d’ensemble, il ne faut pas espérer de juger, de goûter les œuvres contemporaines et du passé que d’une façon infiniment éphémère, en créatures. Littérairement, avec des goûts d’historien, d’antiquaire, nous pouvons être amoureux sincèrement d’un type de femme du passé, Diane chasseresse, l’Antiope, la Joconde…, mais telle grisette de Paris, telle jeune fille de salon, telle tête de Burne Jones, telle parisienne de Nittis… nous fera seule sangloter, nous remuera jusqu’au tréfonds de nos entrailles, parce qu’elles sont les sœurs immédiates de notre éphémère et cela avec son allure d’aujourd’hui, sa coiffure, sa toilette, son regard moderne [58] ». Le véritable artiste s’incline pieusement devant l’inconscient, cela veut dire qu’il s’intéresse à tout, car l’inconscient souffle où il veut et comme il veut. Il faut le laisser faire et broder nos arts sur ses étapes [59]. Tout est donc sujet d’art, puisque tout phénomène de vie recèle en soi quelque chose de nouveau. Les civilisations équilibrées, les civilisations hypertrophiées, « le corps sans âme païen, l’âme sans corps du moyen âge, le détraquement corps et âme d’aujourd’hui et les pantins japonais ni corps ni âme [60] », tout cela, ce sont des gestes d’humanité, au fond desquels s’abrite une parcelle d’inconnu et par conséquent de nouveau. L’art a précisément pour fin de dégager ce nouveau. Il représente à travers les siècles, les archives dans lesquelles l’humanité dépose les pièces commémoratives des victoires qu’elle a remportées avec tant de lenteur sur l’inconscient. L’art moderne a donc raison de s’attacher à la recherche du nouveau et de revendiquer dans ce but la liberté la plus absolue. « De par son principe d’évolution, il est fondé à ne préconiser d’autre objectif en général que du nouveau, du nouveau, et indéfiniment du nouveau ; après l’éginétisme, l’hellénisme, le byzantinisme, la renaissance, le rococo, le romantisme, le réalisme, le préraphaëlisme, le fortunysme, le japonisme, l’impressionnisme, le nihilisme, bref uniquement ce que l’instinct des âges a toujours exalté, en proclamant génies, selon l’étymologie du mot, ceux et seulement ceux qui ont révélé du nouveau et qui par là font étape et école dans l’évolution artistique de l’humanité… Seul et de par son principe, il est fondé à ne condamner que ce que les vrais artistes ont de tous temps condamné et secoué, l’école, les codes à conventions de goût sur le beau moral, le beau physique, l’harmonie, le style, etc…, tout ce qui est église constituée, en dehors de laquelle point de salut, hiératisme, académisme… Enfin son principe est l’anarchie même de la vie : laissez faire, laissez passer ; ne sachons que nous enivrer des paradis sans fond de nos sens et fleurir sincèrement nos rêves sur l’heure qui est à nous. L’inconscient souffle où il veut ; le génie saura reconnaître les siens, et le parfum unique, qui doit naître de tous ces riches gaspillages anonymes d’un jour, en naîtra sublimé selon l’infaillible loi [61]. »

L’œuvre poétique de Laforgue est l’application stricte de ces principes esthétiques. Laforgue se courbe avec respect devant l’inconscient. Il raconte l’homme dans sa grandeur comme dans sa petitesse, dans sa gravité comme dans sa folie, d’un mot, dans tous les élans capricieux de son instinct.

Que votre inconsciente volonté
Soit faite dans l’Éternité.......
Formuler tout ! En fugues sans fin dire l’Homme
Être l’âme des arts à zones que veux-tu[62].


En conséquence, le poète d’une aile égale vole à travers tous les domaines. Passionné de vie intérieur, il se proclame « le grand chancelier de l’analyse. » Étreint de tristesse, il

Vogue, à jamais Innocent
Par les Blanes parcs ésotériques
De l’Armide métaphysique[63].


Il va du pessimisme de la Méditation grisâtre et du sanglot métaphysique qui gémit dans Éclair de gouffre, à ce sonnet de rêverie ironique et amusante qu’est la Cigarette [64]. Puis, fatigué « de croupir dans les usines du Négatif » [65], il se met à chevaucher les fougueuses cavales de la fantaisie, et les poèmes les plus hétéroclites, les vers les plus inattendus coulent fiévreusement de sa plume. La raison et l’excentricité jouent aux raquettes dans son œuvre avec un entrain endiablé. Il suffit pour se rendre compte des mille caprices qui ont sollicité sa Muse, de lire l’énumération de quelques titres choisis pour ses poèmes : Complainte du fœtus de poète, des nostalgies préhistoriques, des formalités nuptiales, des blackboulés, du soir des comices agricoles, de l’époux outragre, des débats mélancoliques et littéraires, des pubertés difficiles, Complainte-variations sur le mot falot, falotte, Chanson du petit hypertrophique. Climat, faune et flore de la lune, Célibat, célibat, tout n’est que célibat. Impossibilité de l’infini en hosties, etc. La musique, la religion, la famille, la géographie, l’astronomie, la pathologie et même la philologie, tout lui est bon. A travers ce salmigondis poético-scientifique, il exprime le nouveau qui dort en lui, il cherche cette parole de vérité « ce cri humain [66], » grâce auquel un poète grave à jamais son sillon dans les champs infinis de l’art.

Sa poétique est indéfinissable. Au point de vue prosodique, il est toute la prosodie. Les réformes tentées depuis le xvie siècle jusqu’au verslibrisme inclusivement, il les adopte, en use et en abuse selon son humeur du moment. Il a des vers de perfection classique :

En tous sens, je le sais, sur ces mondes lointains,
Pèlerins comme nous des pâles solitudes,
Dans la douceur des nuits tendant vers nous les mains,
Des Humanités sœurs rêvent par multitudes[67] !


Puis des distiques coupés, hachés, teintés selon la meilleure formule romantique :

Hélas ! avant ces temps, averses, vents, soleil,
Auront au loin perdu mon cœur, mes nerfs, mes moelles,
Tout se fera sans moi ! Ni rêve, ni réveil !
Je n’aurai pas été dans les douces étoiles ![68]


des vers libres créés sans théorie préalable, spontanément, par besoin d’épuiser les ressources des assonances, des allitérations, des hiatus et des mètres boiteux,

Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles
Des spectacles agricoles,
Où êtes-vous ensevelis ?
Ce soir un soleil fichu gît au haut du coteau,
Gît sur le flanc, dans les genêts, sur son manteau ;
Un soleil blanc comme un crachat d’estaminet
Sur une litière de jaunes genêts,
De jaunes genêts d’automne.
Et les cors lui sonnent !
Qu’il revienne à lui !
Taïaut, taïaut et hallali !
O triste antienne, a-tu fini !
Et font les fous !…[69]


Il fait des essais d’harmonie imitative :

Bin bam, bin bam
Les cloches, les cloches
Chansons en l’air, pauvres reproches,
Bin bam, bin bam
Les cloches en Brabant[70].


Il ne dédaigne même pas d’écrire, dans le style particulier aux chansons de café-concert, des poèmes d’un goût bizarre comme la Chanson du petit hypertrophique. Il compose des complaintes sur des scies populaires, comme la Complainte de cette bonne dame la lune, fantaisie astronomique rimée sur l’air du Pont d’Avignon, ou la Complainte des pianos qu’on entend dans les quartiers aisés, dans laquelle se trouve insérée le refrain même du carnaval :

Tu t’en vas et tu nous quittes
Tu nous quitt’s et tu t’en vas.


La strophe participe des mêmes libertés ; elle n’est entravée par aucune règle fixe. Le seul principe est le caprice éphémère du poète ou l’intensité qu’il juge nécessaire d’attribuer au sentiment exprimé. Chez lui, la strophe est proprement amorphe. C’est un cadre extensible qui s’adapte à tous les tableaux, une cire molle qui se moule sur les sensations ou les idées qu’on soumet à son empreinte. Cet affranchissement de la strophe est sensible dans les dernières poésies de Laforgue. Dans les complaintes, elle reste à peu près régulière au moins dans le même morceau. La Complainte du pauvre jeune homme, par exemple, comporte 6 strophes, de 11 vers chacune, décomposée en vers 8, 8, 8, 8, 1, 3, 8, 8, 8, 8, 8 et ainsi rimée AA B A BBB C DCC. La Complainte de l’oubli des morts, une des plus curieuses et comme fond et comme forme, est tout entière composée en rimes alternées groupées par quatrains selon ce schéma : 6, 6, 6, 6 | 2, 3, 3, 1 | 6, 6, 6, 6 | 6, 6, 6, 6 | 2, 3, 2, 3 | 6, 6, 6, 6 | 6, 6, 6, 6 | 2, 3, 3, 2 | 6, 6, 6, 6 | 6, 6, 6, 6 | 3, 3, 3, 3 |.

Mais dans les Derniers vers, la strophe affecte, dans le même poème, les rythmes les plus variés. Voici par exemple le plan rythmique de l’Hiver qui vient :

1re strophe.

6 vers comptant comme syllabes 13, 14, 3, 12, 11, 2.
Rimes entregroupées, m, m, m, f, f, f.
ABA CCD.

2e strophe.

4 vers : 12, 13, 12, 12.
Rimes alternées : m, f, m, f.
E, F, E, F.

3e strophe.

2 vers : 13, 12.
Rimes plates : f, f.
G. G.

4e strophe.

3 vers : 3, 13, 11.
Rimes alternées, f, m, f.
D, E, D.

5e strophe.

16 vers : 16, 7, 8, 12, 12, 11, 10, 7, 5, 3, 5, 8, 9, 4, 15, 8.
Rimes entregroupées : f, f, m, m, m, m, m, f, f, f, m, m, m, m, m, f.
H, H, B, I, I, J, J, K, K, F, B, B, B, L, L, K.

6e strophe.

9 vers : 8, 9, 8, 12, 12, 9, 12, 15, 19.
Rimes entregroupées : m, f, f, f, m, m, f, m, m.
B F M N O M O N.

7e strophe.

3 vers : 12, 12, 12.
Rimes alternées f, m, f.
P. Q, E.

8e strophe.

7 vers : 12, 13, 11, 8, 8, 8, 8.
7 rimes féminines.
R, ʌ S[71], S, P, T, U, V.

9e strophe.

3 vers : 15, 11, 16.
3 rimes féminines.
T, V, T.

10e strophe.

7 vers : 10, 4, 6, 8, 7, 6, 8.
Rimes entregroupées : f, f, m, f, m, m, m.
V, V, X, V, X, Y, Y.

11e strophe.

9 vers : 10, 12, 14, 13, 16, 13, 9, 14, 10.
Rimes alternées : m, f, f, m, m, f, m, m, f.
z, a, a, b, b, c, b, b, c.

12e strophe.

9 vers : 12, 12, 12, 9, 9, 15, 12, 8, 4.
Rimes entregroupées : f, f, m, m, m, m, f, f, m.
d, d, e, e, e, f, g, g, f.

13e strophe.

6 vers : 13, 6, 14, 13, 6, 10.
Rimes alternées : f, m, f, m, m, f.
h, i, h, j, i, h.


La même démonstration pourrait être tentée sur d’autres morceaux des Derniers vers. On n’en trouverait point qui soit composé d’après une formule unique. Là comme ailleurs, Laforgue professe la plus absolue liberté.

Sa langue n’est pas moins libre, dans l’acception la plus large du mot. Elle saute avec une verve égale de la gravité philosophique à la rosserie de l’argot. Elle est tour à tour solennelle et populacière. C’est le style de la conversation enchâssé de tournures originales ou piqué de comparaisons inattendues. Il n’hésitera pas à dire : Je t’y ferais des bracelets d’aveux [72], le vent galope ventre à terre [73], le cœur me piaffe de génie [74]. Il écrira : O femme, mammifère à chignon [75]. Étés idiots, octobres malades, hivers tant vieillots [76]. Soleil, soudard plaqué d’ordres et de crachats [77]. Il affectionne les images qui ne figurent pas dans notre répertoire français et pour cela il change ou renforce le sens des mots : Ennuis kilométriques [78], la Mort mortelle [79], Ah ! que la vis est quotidienne [80]. Il fait passer directement en français des mots latins : Je vivotais altéré de nihil [81]. leur incessant vortex de métamorphoses [82]. Puis tes sœurs. Et nunc et semper. Amen. Se taire [83] ? Il accumule les adverbes :

Et que Jamais soit Tout, bien intrinsèquement
Très hermétiquement, primordialement[84].


Il construit l’infinitif derrière la plupart des verbes comme derrière aller et courir, sans les séparer par aucune préposition [85]. Il badine :

Si mon Air vous dit quelque chose,
Vous auriez tort de vous gêner ;
Je ne la fais pas à la pose ;
Je suis la femme, on me connaît[86].


Il jure :

Les dieux s’en vont ; plus que des hures ;
Ah ! ça devient tous les jours pis[87] ;


Il risque des calembours :

Je vais jouer un Miserere
Si cosmiquement désespéré
Qu’il faudra bien que Dieu me réponde[88]

Soleil — crevant, encore un jour.
Vous avez tendu votre phare[89]


Il s’amuse à imiter les gens de la rue. Il abrège ses mots :

Puissent mes feuilleteurs du quai
En rentrant se r’intoxiquer
De nos aveux, ô pur poète,
C’est la grâce que je me souhaite[90].


Il les accommode à la prononciation populaire :

— Bien sûr. C’est ce que je veux
Ah ! Je suis-t-il malhûreux[91]


Il adopte le vocabulaire des tavernes ou du trottoir, ainsi que le prouvent certaines trivialités des Soirs de carnaval [92]. Sa plus grande originalité réside dans la confection des néologismes. Il y est hors de pair et ses procédés sont à vrai dire ébouriffants. Il dérive des verbes en er : auber, bigarrant, condimenter, elixirer, féliner, ubiquiter, virguler [93], en iser : ascétiser, hallaliser [94] et des adjectifs : hosannahles, obéliscal, sangsuelles, voluptial [95]. Il emprunte des mots au latin : albe, errabunde, latence, manuterge [96], ou il les modèle d’après lui : tumultuer [97]. Il relie le français au latin : vortex-nombril, tout-Ihil [98]. Il fabrique des vocables de toutes pièces, soit à l’aide de particules : engrappé, s’engrandeuiller [99], soit par juxtaposition : histoire-corbillard, ivraie-art [100], soit par procédé de formation pseudo-savante : anomaliflore, se crucifiger, hymniclame, omniversel, ombilliforme, lunologue [101], soit enfin par association de pure fantaisie : c’était un très au vent d’octobre paysage, dans les soirs Feu d’artificeront envers vous mes sens encensoirs, s’in-pan-filtrer, Éternullité [102].

Esthétique, métrique ou style n’ont donc pour Laforgue qu’un principe : la liberté ; l’art est l’expression libre d’une manière d’être éphémère de l’individu. Le vers est un agrégat de sonorités diverses groupées selon l’impression du moment.

Le langage, c’est le cri instinctif, la traduction spontanée de l’idée ou de la sensation. Aussi dédaigneux des règles fixes que la conversation, il est aussi souple, aussi varié qu’elle. Une telle conception pouvait-elle aboutir à des chefs-d’œuvre ? Il est difficile de se prononcer. Laforgue est mort trop jeune pour avoir donné toute sa mesure. Il semble bien pourtant que son art ait comporté une limite de perfection et que le poète ait manqué de temps et de patience pour l’atteindre. Ses poèmes sont plus souvent des ébauches que des pièces achevées et l’anarchie poétique dont il s’était constitué à la fois le théoricien et l’acteur n’est pas sans lui avoir laissé de regrets : « Je ne serai jamais un compositeur, écrivait-il, mes eaux-fortes ne sont que cochonnées et mes vers demeurent plats, et je n’ai pas le temps surtout… Et pourtant si je savais le métier — et la patience — je ferais de la sculpture polychrome qui révolutionnerait, de la musique qui serait le dernier mot du ravissement dans l’Imprévu Infini, des vers philosophiques à Bible définitive [103]. » N’est-ce pas explicitement reconnaître que si l’instinct quotidien fournit au compositeur sa matière, le métier seul fait l’artiste ?

9. Francis Vielé-Griffin. — C’est ce qu’a bien compris Francis Vielé-Griffin. Sans adopter les théories extrêmes de Kahn, mais sans rejeter non plus l’art instinctif qui, d’après Laforgue, constitue le principe essentiel de l’inspiration symbolique, Vielé-Griffin accorde à la forme une importance méritée. Son œuvre moins spontanée que celle de Laforgue est aussi travaillée que celle de Kahn, ce qui ne l’empêche pas d’être beaucoup plus claire.

Le symbolisme de Vielé-Griffin procède d’une triple réfutation du classicisme, du Parnasse et du naturalisme. Au classicisme il reproche de poser le beau en modèle immuable et préformé, d’interpréter ses lois en axiomes définis. Or, « les lois du Beau ne peuvent s’établir qu’a posteriori et par là semblent usurper le nom de lois pour mériter celui de formules : au lieu de « lois du Beau » il faudrait dire « formules » pour donner une illusion approximative du Beau conventionnel [104] ». Vielé-Griffin n’accepte pas la prosodie intangible, conséquence nécessaire d’une esthétique à principe fixe. Son instinct d’artiste se révolte aussi bien contre la tyrannie d’un pareil idéal que contre l’étroite servitude d’une forme monotone et glacée. « Outre l’absurdité de la classification arbitraire des rimes en masculines et féminines, il n’est pas possible à toutes les consciences de continuer à hacher la langue en lanières duodécasyllabiques avec un calembour en grelot, ce jeu simplement se faisant insupportable [105]. » Ces griefs s’aggravent encore à l’adresse du Parnasse. La théorie de l’art pour l’art est contraire à la vérité philosophique. Le Beau n’est qu’une forme du vrai et du juste. L’art par quoi il se réalise ne peut exclure de son domaine ce qui en est la raison. « De même que tout être a son but en soi-même et que le devoir de tout être est de persister dans son être même, l’art comme condition d’existence progressive, doit-il avoir son but en soi ? Or l’art n’est pas une entité même morale, l’art est une fonction naturelle dont le but ne saurait être en elle-même pas plus que la mastication ou la déglutition ne peuvent se concevoir comme ayant leur finalité en elles. L’art est ainsi une fonction naturelle de l’homme, la forme suprême de la prière universelle dont la forme rudimentaire naît aux confins indécis de la vie inconsciente pour exceller à la limite extrême de l’extase géniale et l’œuvre d’art, c’est cette prière perpétuée de par l’ex-voto vivant que quelque âme très haute dédia à la Beauté. Nous dirons donc : la formule l’art pour l’art s’anihile ou se meut en cette autre, l’art pour la Beauté. Mais la Beauté suprême est toute la perfection ; et si l’artiste spécialise suivant son don son œuvre de glorification vers l’idéal Beau, il ne déchoit ni ne déroge à son devoir, mais y persiste à considérer et à proclamer selon ses forces l’idéal juste et l’idéal vrai… l’artiste par le seul fait qu’il professe le culte de la Beauté proclame la justice de la vérité [106]. » L’œuvre d’art est une prière réalisée, c’est l’ex-voto d’un panthéisme idéaliste auquel le christianisme n’est pas étranger : « Le plus grand poète, c’est la Foi [107]. » Prie, conseille Vielé-Griffin.

Car tu sauras des rêves vastes
Si tu sais l’unique loi :
Il n’est pas de nuit sous les astres
Et toute l’ombre est en toi[108].


La forme marmoréenne du Parnasse est une erreur qui achemine l’art à la mort. Elle purge le vers de toute émotion ; elle fait de la poésie une virtuosité lexicographique dont le charme n’est guère accessible qu’aux curieux ou aux érudits.

Le naturalisme achève l’œuvre néfaste du Parnasse. Il conduit aux conceptions désespérantes du pessimisme et à la cacographie du journalisme hâtif :

Le pessimisme cher, comme un crêpe, enveloppe
L’existence de son ombre désespérante ;
La prose rampe au ras du sol flairant l’immonde
Étalant au dégoût les vices pathétiques.


Le classicisme, c’est la débilité, le Parnasse, l’anémie, le naturalisme, la Mort. Vielé-Griffin proteste contre les uns et les autres. À cette vanité néfaste du fond et de la forme il oppose la religion de l’optimisme : « Ce qui caractérise le symbolisme, écrit-il, c’est la passion du mouvement au geste infini, de la Vie même, joyeuse ou triste, belle de toute la multiplicité de ses métamorphoses, passion agile et protéenne, qui se confond avec les heures du jour et de la nuit, perpétuellement renouvelée, intarissable et diverse comme l’onde et le feu, riche du lyrisme éternel, prodigue comme la terre puissante, profonde et voluptueuse comme le Mystère [109]. » La Vie, tel doit être le culte du poète. S’il a « conduit quelques symbolistes vers les solutions extrêmes de l’anarchie et du socialisme [110] », il a fait des poètes des modernistes qui vivent avec joie l’existence et qui la chante en vers ardents et multiformes : « Les symbolistes ont restauré le haut temple des primes dédicaces d’où l’imbécillité parnassienne s’était égarée vers un culte fétichiste de la forme… [111]. A la forme fixe, ils ont opposé la forme mobile, à l’attitude le geste, à la statique le mouvement, à la mort… la Vie [112]. »

De quelle façon le poète va-t-il exprimer sa passion de la vie ? A l’exemple des réalistes se confinera-t-il dans la peinture du mal physique ? Non. Il parlera de celui par qui l’humanité vit, de ce par quoi elle manifeste sa vie. Il parlera de l’Amour, il parlera de Dieu, il parlera de lui. « Nous ne percevons, il est vrai, que de façon bien imparfaite les monstrueuses souffrances encloses en ces deux mots : la soif d’éternité, le besoin d’infini ; ces expressions ne nous disent plus grand’chose… C’est ici que le poète intervient à propos ; crispé dans sa veille atroce, il lutte, se pâme, se redresse, maudit, adore, hurle, s’affale résigné et devant ce spectacle un frisson (le premier) de la terreur inconnue de jadis étreint le moderne élyséen [113]. » Le drame de cette individualité est proprement l’objet du symbole. Qu’elle soit émue d’inquiétude philosophique ou fortement assaillie par le flot des phénomènes extérieurs la conscience du poète est le fond même de la poésie : « La doctrine égoïste qui fait du moi seul existant le créateur sensitif de l’univers — doctrine que nous accepterons (et de grand cœur, ma foi !) sans discussion — est illogique si elle n’assigne à son art l’unique œuvre de traduire ce moi synthèse inconsciente, en symboles qui expriment ce moi dans son harmonieuse conscience. La poésie (du rêve ou du vers) serait donc la haute conscience du moi ; le symbolisme serait précisément l’expression de cette poésie, et le travail du poète demeurerait d’auto-psychologie intuitive [114]. » Et Vielé-Griffin condense sa conclusion dans cette définition lapidaire : « La poésie est l’expression de l’individualité même d’un individu [115]. » Or, cette individualité n’a pas des caractères immédiatement sensibles. Elle se traduit par une évolution lente et ne livre ses traits originaux que par une série d’épreuves successives, autrement dit, le poète ne peut la dégager qu’après diverses expériences. De même que Laforgue se révélait au jour le jour et selon les hasards de la vie quotidienne, de même la muse de Vielé-Griffin papillonne autour des sujets les plus variés. Voici d’abord la poésie primesautière, fraîche et gaie, les descriptions délicates et souvent jolies de Ceuille d’Avril et des Cygnes. A ces chants finement évocateurs succède l’allégresse capricieuse de Joies, les chansons anciennes, les rondes enfantines, les refrains traditionnels qui font de ce recueil le pendant psychologique des Complaintes. Puis viennent dans un lyrisme plus épanoui les poèmes « dédiés au printemps de Touraine », ces morceaux de Clarté de vie aux images colorées, mais gracieuses où l’amour de la nature ajoute encore au charme de la description. Ce sont aussi les analyses psychologiques et les méditations métaphysiques des Cygnes, Nouveaux poèmes. C’est enfin l’aveu qu’il ne faut se cantonner en poésie dans aucun genre spécial. Les poèmes rustiques, la Moisson, la Fenaison, la Vendange, les élans lyriques sur la nature et les hommes, servent autant que les légendes, l’Ours et l’Abbesse, Saint-Martinien, la Chevauchée d’Yeldis, la simplicité de l’enfant ou la réflexion du philosophe à dévoiler le mystère qui sommeille au cœur du poète Le poète porte en lui la vie : son âme en est la source ; elle crée tout.

Debout, appuyé d’une main
A quelques pierres des temps anciens,
Je sentais cette vie en moi
Et que je créais tout cela
— La ville, le lac, les faîtes blancs —
Du grand regard de mes vingt ans[116].


Il ne faut pas l’emprisonner dans un rêve aimé, ou l’arrêter au poème qui paraîtrait exprimer le meilleur de soi. Il faut la laisser vibrer en toute liberté sous les effluves de l’aujourd’hui et du demain, puis fidèlement enregistrer ses plus hautes et ses plus humbles émotions :

Car tu diras le chant des fastes
Si tu dis ton intime émoi :
Il n’est pas de fatals désastres
Toute la défaite est en toi[117].


Tout confesser de soi, au jour le jour, et selon le caprice de la muse, tel est donc pour Vielé-Griffin le devoir suprême du poète. C’est la théorie même de Laforgue. Autant dire qu’en ce qui concerne le fond même du poème, il n’y a pas de règles et que l’inspiration est libre.

La forme ne l’est pas moins. A des sentiments ou des sensations individualistes ne peut correspondre qu’une expression personnelle, essentiellement variable pour être essentiellement adéquate à l’idée qu’elle doit revêtir.

Le vers est libre, déclare fièrement Vielé-Griffin au début de son recueil Joies en 1889. Par là, il ne faut entendre ni que le vers peut avoir une longueur démesurée, ni que le poète est libre d’appeler vers toute sorte de période. En ce qui concerne la première interprétation, Vielé-Griffin n’a aucune sympathie pour ces mètres multiples dont la tradition n’a pas sanctionné l’usage. « Je doute, écrit-il, qu’un vers aussi long (il s’agit du vers de 20 à 30 pieds) ne puisse se décomposer et alors, il n’y a pas lieu, à mon sens, à cette disposition typographique : puis la sonorité du duodécasyllabe est telle que je croirai bon quant à moi ramener par un travail de synthèse les syllabes surnuméraires et condenser le vers au cas improbable d’indivisibilité [118]. » Pour plus de précision, il cite son propre exemple : « Nous ferons remarquer que personnellement, nous ne dépassâmes jamais (question d’oreille et de goût) l’ample mètre du vieil alexandrin que nous pratiquâmes avec toutes ses coupes ; qu’en complicité avec La Fontaine et maints autres, nous n’éprouvâmes pas le besoin d’amplifier chacune de nos respirations jusqu’à cette limite extrême ; que selon toute la sincérité dont nous sommes forts, nous ponctuâmes typographiquement nos périodes et usâmes de la rime, de l’assonance et de l’allitération selon le goût qui nous fit poète et dont reste seul juge l’impartial lecteur [119]. » Ainsi l’alexandrin lui paraît fort convenable à traduire les impressions du poète. Il ne suffit que « d’en rejeter les gentilles difficultés vaincues, le bon vieux rythme numérique et carré, le jeu puéril des césures, l’or un peu fané des rimes masculines et féminines, la cheville artiste, etc… » Vielé-Griffin ne croit pas que le vers soit numérique et « qu’aucune langue humaine à aucune époque historique ait pu s’harmoniser pour ses poètes selon une prosodie arithmétique [120] ». A son sens, le vers est rythmique. Sa mesure dépend non de règles extérieures plus ou moins scientifiques ou conventionnelles, mais de la chanson même qui se développe dans le cerveau du poète : « Nous œuvrons le rythme libre toujours renouvelé que dicte l’idée émotive[121]. » Ce principe nouveau de prosodie permet à Vielé-Griffin de réfuter la deuxième interprétation de sa formule : le vers est libre. « Nous voudrions répéter que ce mot vers libre caractérise un état d’âme, en ce sens que la liberté (désormais acquise à qui en peut user) de jouer à sa guise du clavier de notre langue semble plutôt une conquête morale qu’une simplification prosodique. De la sorte, l’alexandrin, dont nous usons du reste à notre gré, est désormais un vers aussi libre qu’un autre. S’il est question par contre de pratiques prosodiques, nous assumerions de faire observer aux censeurs trop pressés que le vers n’est jamais libre et se distingue par là de la prose soluta oratio puisqu’il n’y a vers qu’à cette condition rigoureuse et précise : que les mots du poète, disposés dans un ordre rythmique et typographique voulu, ne soient plus libres d’en changer[122]. » Vers libre signifie donc exactement ceci : « Nulle forme fixe n’est plus considérée comme le monde nécessaire à l’expression de toute pensée poétique. Désormais, comme toujours, mais consciemment libre cette fois, le poète obéira au rythme personnel auquel il doit d’être[123]. »

Le principe du vers libre ainsi déterminé, Vielé-Griffin délivre à son tour la strophe des règles trop tyranniques : « Nous composons une strophe au mieux de notre talent et la transcrivons typographiquement en alinéas complémentaires, chacun, de notre pensée qui se trouve ainsi analysée pour l’œil et pour l’oreille[124]. » Cette loi, que le poète avoue n’avoir enfreint que dans des cas raisonnes et très rares, demande explication. Vielé-Griffin l’a donnée à l’occasion d’un interview didactique avec assez de netteté dans le choix des exemples. « La strophe, y dit-il, n’est autre que la période : une idée formulée avec ses compléments et qualités, de temps, de lieu, etc., dans la mesure qu’indique le tact intuitif qui est précisément le don poétique.

» La strophe se compose de vers, alinéas perpétuels.

» Le vers s’adresse à l’intellect d’une part et à l’oreille de l’autre. Considéré sous ces deux objectifs :

1° Il existe instinctivement une répulsion pour l’enjambement. Une époque l’a si bien éprouvé que le cuistre Boileau l’a pu formuler avec l’approbation et selon les œuvres de ses grands contemporains. Or le romantisme, dans sa dislocation passionnée du vieux moule classique, a brutalement pratiqué l’enjambement, et la joie iconoclastique fut telle qu’on oublia pour ce leurre de liberté, qui est la négation même du vers, cette autre réforme accomplie de nos jours et qui mobilise la césure jusque-là hypocritement respectée par les plus farouches : mais prenons un exemple de période en prose.

» — En prose !

» — Oui, ma démonstration y gagnera en clarté (Cette période de Fléchier).

Mais rien n’était si formidable
Que de voir toute l’Allemagne,
Ce grand et vaste corps.
Composé de tant de peuples
Et de nations différentes,
Déployer tous ses étendards
Et marcher vers nos frontières
Pour nous accabler par la force,
Après nous avoir effrayé par la multitude.


» — Je perçois, concluai-je, à chaque complément de l’idée vous allez à la ligne ?

» — Parfaitement ; voilà une première raison pour cet étagement, mystérieux pour beaucoup, de petites lignes inégales. Maintenant un exemple de vers :

O toi
Haine, amour, double joie,

Que rêves-tu,
Assise ainsi vêtue
De pâle soie
Pour que mon cœur s’émeuve
En l’ombre qui l’entoure
De terreur folle et neuve
A notre amour ?


» Ces vers, dont nous n’avons pas à discuter la valeur intrinsèque, puisque je les improvise pour éclaircir d’un exemple la technique que vous voulez bien examiner avec moi, sont typographiquement l’analyse logique de la période, qui en fait une strophe divisée en deux demi-strophes bien apparentes par le sens complet que constituent déjà les cinq premiers vers et que souligne le changement de rimes.

» 2° Ceci nous amène à considérer le vers selon son autre objectif : l’oreille.

» Ici la théorie n’a pas à intervenir. Le poète est maître chez lui. Quelques remarques seulement. Le rôle de la rime est, à mon sens, autrement essentiel que pour les Parnassiens et la basse séquelle de leurs plagiaires. La rime est l’instrument de précision du tact : voyez Verlaine, voyez souvent Hugo, voyez les morceaux réussis des moindres poètes dignes de ce nom.

» L’allitération à l’analyse apparaît ainsi double : celle de voyelles et celle de consonnes ; la dernière est plus perceptible à l’oreille inhabile et partant la moins délicate ; par exemple dans Bossuet cette allitération en P : « Parmi lesquels à peine peut-on les placer tant la mort est prompte à remplir les places. » L’allitération a toujours existé chez les bons poètes :

MignOnne, allons vOir si la rOse


est allitéré sur les différentes valeurs de l’O [125]. »

À ces remarques, il convient d’ajouter quelques considérations sur l’importance des syllabes muettes. Beaucoup de symbolistes avaient traité ces syllabes comme des syllabes quelconques sans aucune importance. Certains même avaient jugé si inutile la présence des e muets qu’ils n’avaient pas hésité à n’en tenir aucun compte et à leur substituer des apostrophes. Rendu à un sentiment plus exact des tonalités musicales de notre langue, Vielé-Griffin redonne à l’e muet toute sa valeur : « Le supprimer, écrit-il, c’est l’excuse d’une émotion nerveuse de récitant inexpérimenté, de vieux soldat, de cocher ou d’anglais et d’allemands, mais il ne faut pas qu’on généralise ces cas d’exceptions parce que l’e muet est la base musicale de la langue française [126]. » C’est beaucoup accorder « au magique secret de l’e muet », mais Vielé-Griffin n’en persiste pas moins à déclarer que le « jeu des e muets l’a toujours frappé comme étant la suprême subtilité d’une langue accomplie et divinement musicale, dont la brutale abrogation des muettes ferait, pour employer une expression de M. de Régnier, quelque chose de moins qu’un patois britannique [127] ».

Cette liberté, qui pour Vielé-Griffin domine l’inspiration et le rythme, n’exclut donc point une certaine méthode prosodique. Elle ne légitime pas non plus les innovations lexicographiques. L’œuvre du poète n’est pas d’inventer une langue nouvelle, mais de ramener l’ancienne à la pureté étymologique.

Sauf ces restrictions qui sont moins des entraves à l’indépendance du poète que des procédés capables de faciliter l’expression de sa fantaisie, Vielé-Griffin proclame enfin lui aussi l’avènement « de l’anarchie littéraire [128] » qui a permis au poète de faire des vers personnels, c’est-à-dire d’être complètement soi, en croyant imperturbablement à l’Idéal,

Dans l’orgueilleux dédain des mépris et des gloires.[129]


10. Édouard Dujardin. — Après Kahn, théoricien original du verslibrisme, après Laforgue, praticien instinctif de l’anarchie littéraire, à côté de Vielé-Griffin qui sait avec mesure allier le tempérament dogmatique de l’un à la spontanéité rythmique de l’autre, bien des poètes ont, dans leur jeunesse au moins, tenté d’illustrer le verslibrisme. Non qu’ils aient adopté la thèse de Kahn, ni suivi pas à pas l’exemple de Laforgue ou de Vielé-Griffin, mais ils ont selon leur personnalité sacrifié à l’esprit d’individualisme, principe essentiel du verslibrisme. Indépendants, ils ont essayé de se réaliser avec plus ou moins d’originalité, en dehors de toute école et de toutes règles définies.

C’est le cas d’Édouard Dujardin, d’abord épris de questions linguistiques, qui, par dégoût de l’artificiel, se libère avec la Comédie des amours des entraves que la mode du jour avait imposées à sa Muse : « L’auteur, déclare-t-il dans la préface de cet ouvrage, se défend de rien avoir voulu bouleverser. Une grande répugnance pour l’impassibilité marmoréenne des poètes du Parnasse, une haine croissante de ce que les littérateurs appellent le décor, l’avaient conduit à la recherche d’une poésie purement sentimentale ; c’est semblablement que son dégoût de la perfection factice, où les derniers poètes parnassiens ont amené le vers, lui a fait rêver à lui et à quelques autres jeunes gens une forme primesautière, libre de règles comme de canons, toute d’instinct et qui fût la simple expression des émotions qu’ils auraient à conter… Et un beau soir il a essayé une sorte de vers libre qu’il soumet au seul juge ès arts reconnu : le public. L’auteur a débuté il y a quelques années en publiant plusieurs livres de prose pleins de recherches lexicologiques et grammaticales, et fort compliqués ; à son dernier poème en prose il mêlait encore des vers dont l’obscurité pèse lourd à sa conscience. Aujourd’hui, la trentaine arrivant, il estime qu’une toute petite émotion, le moindre cri de passion humaine, pour peu que cela sorte en une expression précise et claire, c’est de l’art à meilleur titre que les échafaudages merveilleux où d’ailleurs qui que ce soit de seulement intelligent peut paraître exceller. Mallarmé, c’est le génie exceptionnel, affiné jusqu’aux plus inaccessibles délicatesses que nous vénérons d’une respectueuse admiration ; mais l’éternelle poésie humaine, n’est-ce pas Laforgue, Verlaine, Musset ? » Le rythme personnel en accord direct avec l’impression du moment, voilà pour Édouard Dujardin le secret de la vraie poésie : s’exprimer selon l’heure dans une forme assez souple pour emprisonner les sensations les plus ténues, telle est l’unique loi de poésie.

11. Adolphe Retté. — C’est aussi l’absolue conviction d’Adolphe Retté. Farouchement épris de liberté, dans la vie comme dans le rêve, ce poète au temps des enthousiasmes juvéniles se rebellait contre tous les jougs. Comme mesure de sécurité littéraire il conseille en conséquence à tous ceux qui veulent conserver leur originalité de fuir les écoles poétiques quelles qu’elles soient : « Garde-toi, dit-il au jeune poète, de l’école romane où l’on apprend à tisser des tapisseries avec de vieilles laines et des ors ternis, où l’on t’imposerait le respect des mythologies défraîchies, où tu deviendrais un néo-grec douteux et un graeculus véritable. » — Garde-toi de l’école traditionnelle : « On y défend la tradition, on y replante sur leur soc des statues avariées, effondrées. » Garde-toi des catholiques : « Tu les repousseras lors même qu’ils mettraient du génie à exalter le dogme et l’ivresse mystique, car tu n’a pas besoin de dogme et ton mysticisme tu le trouveras en toi, sans le secours des images et des bréviaires. » Garde-toi enfin des symbolistes : « Ames chantournées, ils s’efforcent d’accumuler des voiles précieusement brodés autour d’un vide qu’ils baptisent Isis [130]. » L’individu poète, délivré des influences et des règles, ne doit obéir qu’à sa fantaisie : Il rendra son émotion lyrique non par des mètres à quantité fixe, mais par le rythme, le seul guide pour le poète, et par rythme il ne s’agit pas d’un rythme appris, mais d’un rythme personnel que le poète doit trouver en lui-même. Il obtiendra son maximum d’intensité dans des strophes comprenant un nombre variable de vers, ceux-ci étant formés d’un nombre variable de syllabes [131]. Il n’y a pas d’autre technique de la strophe, seule unité rationnelle et du vers libre, unique instrument « qui permette d’établir, hormis toute entrave, un rapport exact entre la personnalité du poète et ses rapports d’expression » [132]. Ces remarques faites, tout l’art poétique se résume en ceci : « Va d’un cœur simple vers la nature. Interroge les arbres, les eaux, les monts et les champs. Entre en communion avec les éléments. Attends humblement que les essences et les apparences se déversent en toi. Puis, quand ton âme devenue trop étroite pour contenir l’univers, débordera comme une coupe trop pleine, règle l’essor de ta pensée selon l’expérience que tu as acquise en étudiant le mouvement des feuillages, le cours des ondes et les caprices de la brise. [133] »

12. Henri de Régnier. — La fin naturelle d’une pareille esthétique est l’éclectisme. Le poète porte en lui la source de toute poésie. Il lui suffit de suivre le cinématographe que déroulent devant le regard intérieur le monde ou l’âme. S’il traduit ses impressions, il est libre d’adopter la forme d’art qui lui semble sur l’heure en connexion directe avec elles. Mais élevé la plupart du temps à l’école de l’antiquité, le poète peut quelquefois trouver, dans la tradition, des formes adéquates à sa pensée. Au fond du plus grand révolutionnaire, il y a toujours, par éducation du moins, un classique. C’est pourquoi, par un retour logique, les adeptes de la liberté intégrale en art sont amenés à profiter des progrès réalisés par leurs aînés et à fondre dans un mélange harmonieux le symbolisme et le classicisme. C’est la thèse défendue et mise en œuvre par Henri de Régnier. Après avoir proclamé « qu’il adore l’indépendance en art surtout » [134], le poète essaie de « recréer le passé, d’éterniser en lui et hors de lui des minutes fugitives » [135]. Pour cela, il épuise avec des réminiscences de toutes les écoles la sensualité intellectuelle et la préciosité qui sont les penchants distinctifs de sa muse. Il pique des détails, il accroche des manies, tantôt dans le goût abstrait de Mallarmé [136], tantôt selon le geste indolent de Verlaine, tantôt enfin avec un art si divers qu’il devient presque impossible de préciser exactement sa manière personnelle. On ne la définit pas. Elle rappelle Vigny, Musset, Heredia et Rostand. On dirait d’un de ces extraits que lance la mode et qui n’est pourtant qu’un mélange heureux de parfums fondamentaux. Régnier construit son vers selon sa fantaisie. Le vers lui paraît avant tout la modulation musicale d’une voix. Il est fait pour être entendu plus que pour être lu. Tous chez lui sont soutenus par une harmonie subtile mais réelle et presque toujours perceptible. Le nombre des mètres importe peu. L’essentiel est que le rythme soit beau [137]. C’est pourquoi les mètres les plus dissemblables voisinent chez Henri de Régnier en parfaite confraternité : ici des alexandrins réguliers [138], presque parnassiens [139], là des vers libérés [140], ailleurs des vers libres très sagement écrits [141]. La rime ne l’y embarrasse nulle part ; elle ne commande pas son vers. Quand elle se fait trop rétive, il l’a remplace par l’assonance [142] ; en aucun cas, il ne court l’aventure après elle. La strophe, à son idée, n’est qu’un « vers prolongé, l’écho multiplié d’une image, d’une idée, d’un sentiment qui se répercutent, se varient à travers les modifications des vers pour s’y recomposer » [143]. L’émotion exprimée en détermine la durée. Reste la question de la langue. Là-dessus Henri de Régnier s’avoue traditionnaliste. Toutefois le vocabulaire que nous ont légué nos ancêtres est parfois insuffisant pour exprimer les états de conscience nouvellement étudiés. En pareil occurrence Régnier n’hésite pas à remédier à l’insuffisance de notre lexicologie par de prudentes audaces : « Je crois, disait-il au début de sa carrière, que la langue telle qu’elle est, est bonne. Pour ma part, je m’attache à n’employer dans mes vers que des mots qui sont dans le petit Larousse. Seulement j’ai le souci de les restaurer dans leur signification vraie et je crois qu’il est possible avec de l’art d’en retirer des effets suffisants de couleur, d’harmonie et d’émotion. » Les néologismes, s’il en risque, viendront plus tard ; mais il ne s’aventurera dans cette voie qu’avec circonspection. Il s’est donné pour tâche « d’académiser » le symbolisme. Il y a réussi à force d’art, de tact et d’habileté. Il apparaît le plus tolérable des novateurs et par là il sert de trait d’union entre les représentants du symbolisme intégral et les néo-classiques.



  1. René Ghil, Méthode évolutive instrumentiste. (Revue Indépendante, mai 1889).
  2. La Preuve égoïste.
  3. Le Geste ingénu.
  4. De la Poésie scientifique, p. 36.
  5. Id., II. L’Instrumentation verbale, le Rythme évoluant.
  6. De la Poésie scientifique, II. L’Instrumentation verbale, le Rythme évoluant.
  7. Féerie.
  8. Bals.
  9. Pantoums I et II, et Pantoum du feu.
  10. « Tu m’apparus un soir d’hiver mélancolique », chap. I, Poème I, et « Sa vie est un fleuve qui dort », chap. I, Poème IV.
  11. Romance, chap. II.
  12. Chap. I, Poésie III.
  13. La Wallonie, 1886, p. 142. Critique du livre de Picard : Pro Arte.
  14. La Littérature des images. La Wallonie, II, 1887, p. 401 et suiv.
  15. Chronique littéraire, par L. Hemma. La Wallonie, II, 1887.
  16. La Wallonie, II, p 370.
  17. Essai sur Shakespeare.
  18. Les Visages de la vie : la Foule.
  19. Les Visages de la vie : la Foule.
  20. Les Visages de la vie : la Foule.
  21. Les Forces tumultueuses : un Soir.
  22. Petites légendes.
  23. Les Flamandes.
  24. Les Forces tumultueuses : Ceux qui partent.
  25. Les Visages de la vie : la Foule. Cf. aussi les Apparus dans mes chemins : Saint-Georges.
  26. Les Villes tentaculaires.
  27. Les Flambeaux noirs, 1er poème. Cf. aussi les poèmes de les Débâcles et les Soirs.
  28. Les Forces tumultueuses : un Matin.
  29. Les Bords de la route : les Brumes.
  30. Le Fossoyeur hagard.
  31. Les Bords de la route : Kate.
  32. Les Forces tulmutueuses : Sur la mer.
  33. La plupart des idées qu’on va lire dans ce paragraphe m’ont été développées par Gustave Kahn lui-même, au cours d’un entretien sur ses théories.
  34. Cf. sur cette définition cette curieuse notule : « Nous avions mis au concours la définition du vers parnassien. En voici le résultat : « Premier prix : un certain nombre de pieds qui se comptent sur des doigts. »

    » Remarque : le squelette humain, considéré digitairement, autorise-t-il le vers de douze pieds et l’enjambement ne commence-t-il pas logiquement après le dixième pied ? » (Entretiens politiques et littéraires, 1892, IV, p. 186. Notes et notules.)

  35. Préface sur le vers libre, en tête des Premiers Poèmes, édition du Mercure de France, 1897.
  36. Préface sur le vers libre.
  37. Préface sur le vers libre.
  38. Préface sur le vers libre.
  39. J. Huret, op. cit., p. 395.
  40. Préface sur le vers libre.
  41. Préface sur le vers libre.
  42. Préface sur le vers libre.
  43. Préface sur le vers libre.
  44. Préface sur le vers libre.
  45. Inédits de Laforgue. Entretiens politiques et littéraires, 1892, t. IV, p. 50.
  46. Posthumes de Laforgue. Revue blanche, 1896, t. X.
  47. Un Carnet de notes. Revue blanche, 1896, t. X, p. 248.
  48. L’Art moderne en Allemagne. Revue blanche, 1895, t. IX, p. 293.
  49. Posthumes de Laforgue.
  50. Inédits de Laforgue, p. 50.
  51. Inédits de Laforgue, p. 50.
  52. Inédits de Laforgue, p. 3.
  53. Inédits de Laforgue, p. 50.
  54. Inédits de Laforgue, p. 51.
  55. L’Art moderne en Allemagne, p. 293.
  56. Notes d’esthétique. Revue blanche, 1896, t. XI, p. 484.
  57. Notes d’esthétique. Revue blanche, 1896, t. XI, p. 484.
  58. Notes d’esthétique, p. 488.
  59. Notes d’esthétique, p. 484.
  60. Notes d’esthétique, p. 485.
  61. L’Art moderne en Allemagne, p. 296.
  62. Complainte propitiatoire à l’Inconscient.
  63. A Paul Bourget.
  64. Le Sanglot de la terre.
  65. Inédits de Laforgue. Entretiens pol. et litt., 1891, t. II, p. 98.
  66. Préludes autobiographiques.
  67. Le Sanglot de la terre : l’Impossible.
  68. Le Sanglot de la terre : l’Impossible.
  69. Derniers vers : l’Hiver qui vient et aussi Derniers vers : Dimanche
  70. Complainte des cloches.
  71. Le signe ʌ indique que la première rime est assonancée avec la seconde.
  72. Complainte des voix sur la figure bouddhique.
  73. Complainte sur certains temps déplacés.
  74. Complainte des débats mélancoliques et littéraires.
  75. Complainte des voix sous la figure bouddhique.
  76. Complainte de l’orgue de Barbarie.
  77. Imitation de Notre-Dame la Lune : Un Mot au Soleil.
  78. Poésies comp., V, 197.
  79. Préludes auto-biographiques.
  80. Complainte sur certains ennuis.
  81. Préludes auto-biographiques.
  82. Idem.
  83. Idem.
  84. Idem.
  85. Poésies comp., 98, 144.
  86. Poésies comp. Des Fleurs de bonne volonté : Notre petite compagne.
  87. Poésies. Comp. : l’Imitation de Notre-Dame la Lune : Encore un livre.
  88. Complainte de l’organiste de Notre-Dame de Nice.
  89. Poésies comp. Complainte du roi de Thulé.
  90. A Paul Bourget.
  91. Autre complainte de l’orgue de Barbarie.
  92. Cf. aussi Poésies comp., 114, 145, 33.
  93. Poésies comp., 88, 15, 58, 10, 18, 90, 2.
  94. Poésies comp., 211, 34.
  95. Poésies comp., 162, 20, 128.
  96. Poésies comp., 3, 143, 208.
  97. Poésies comp., 170.
  98. Poésies comp., 217.
  99. Poésies comp., 18, 129.
  100. Poésies comp, 134, 147.
  101. Poésies comp., 219, 15, 101, 144, 171.
  102. Poésies comp., 37, 64, 130, 8. Cf. encore sur tous ces points : Revue moderniste, 30 septembre 1885 et Histoire de la littérature française de Petit de Juleville, t. VIII. — Brunot, la Langue française de 1815 à nos jours.
  103. Inédits de Lafforgue. Entretiens politiques et littéraires, p. 5.
  104. Réflexions sur l’art des vers. Entretiens politiques et littéraires, 1892, t. IV, p. 215.
  105. Réflexions sur l’art des vers, p. 217.
  106. Entretien sur le mouvement poétique. Entretiens politiques et littéraires, 1893, t. VI, p. 241.
  107. Le Plus grand poète. Entretiens politiques et littéraires, 1890, t. I, p. 277.
  108. Fleurs du chemin X.
  109. Mercure de France, octobre 1895.
  110. Mercure de France, octobre 1897.
  111. Le Plus grand poète.
  112. La Désespérance du Parnasse, Mercure de France, mars 1899.
  113. Méprise. Entretiens politiques et littéraires, 1890, t. I, p. 233.
  114. Qu’est-ce que c’est ? Entretiens politiques et littéraires, 1891, t. II, p. 65.
  115. Réflexions sur l’art des vers, p. 217.
  116. Les Cygnes : le Fossoyeur.
  117. Fleurs du chemin X.
  118. Entretiens politiques et littéraires, 1er mars 1890.
  119. Deux mots. Entretiens politiques et littéraires, 1891, t. II, p. 215.
  120. Causerie sur le vers libre et la tradition. Ermitage, août 1899.
  121. Entretien sur le mouvement poétique. Entretiens politiques et littéraires, 1893, t. VI, p. 241.
  122. Causerie sur le vers libre et la tradition.
  123. Entretiens politiques et littéraires, 1892, t. IV, p. 217.
  124. Causerie sur le vers libre et la tradition.
  125. Entretiens politiques et littéraires, 1891, t. II, p. 156.
  126. Objections rainonnées. Entretiens politiques et littéraires, 1891, t. III, p. 18.
  127. Réflexions sur l’art des vers, p. 218.
  128. Entretiens politiques et littéraires, 1892, t. IV, p. 217.
  129. Un Poème à la mer.
  130. Préface d’Archipel en fleurs, passim.
  131. Préface d’Archipel en fleurs, passim.
  132. Le Symbolisme, p. 261.
  133. Le Symbolisme, p. 260.
  134. J. Huret, op. cit., p. 93.
  135. Les Lendemains, Dédidaces.
  136. Les Lendemains.
  137. J. Huret, op. cit., p. 94.
  138. Poèmes anciens et romanesques : Motifs de légende et de mélancolie.
  139. Médailles d’argile : Cité des Eaux.
  140. La Vigile des grèves.
  141. Aréthuse : l’Homme et la Sirène.
  142. Poèmes anciens et romanesques : la Vigile des grèves.
  143. J. Huret, op. cit., p. 94.