Le Symbolisme/Partie IV/Chapitre 3

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Jouve et Cie, éditeurs (p. 373-388).




III


LES NÉO-CLASSIQUES




I. — L’ÉCOLE ROMANE : 1. Ernest Raynaud, Maurice du Plessys, Raymond de la Tailhède.


II. — LES INDÉPENDANTS : 2. Ferdinand Hérold, 3. Pierre Quillard, 4. Laurent Tailhade.

Ces derniers se divisent en deux groupes : D’un côté ceux qui ont suivi la norme de Moréas, discrètes constellations de la pléiade romane, de l’autre ceux qui, préférant garder leur indépendance, se sont mis à courir les petits sentiers du classicisme.


I. — L’École romane


1. Ernest Raynaud. — Le plus fécond parmi les premiers est Ernest Raynaud. A l’exemple du chef de l’école romane, dont il est resté le disciple, Ernest Raynaud a vu sa muse évoluer du décadisme au romanisme. D’abord partisan convaincu des nouvelles doctrines, il a défendu dans le journal le Décadent l’esthétique dont Anatole Baju vulgarisait les principes. Au début, pour lui, la littérature dénommée décadente est surtout une littérature vraie et consciente : « Cette préoccupation de faire vrai consciemment qui est la caractéristique des écrivains décadistes les a détournés de l’étude du monde objectif dont l’essence et les modes leur échappent pour les confiner dans l’étude exclusive du monde subjectif que, seul, ils peuvent avoir la prétention de connaître. » Aussi leur méthode a-t-elle avec raison différé de celle des naturalistes. « A la notation vague et cursive des accidents extérieurs, ils ont fait succéder l’étude sérieuse des phénomènes internes. Pour eux le monde n’est qu’un mode d’interprétation de l’intelligence, de la sensibilité, qu’une projection si l’on veut de la personnalité et rien autre. Alors que les naturalistes pour créer un personnage, examinent la stature d’un individu, tire son caractère de ses gestes, de ses inflexions de voix, de ses protubérances frontales et obtiennent l’unité en faisant apparaître cet individu toujours avec les mêmes gestes, les décadents, au contraire, une fois ce caractère reconnu et posé, en suivent le rythme directeur dans toutes ses conséquences logiques. Ils dégagent les passions de leurs caractères accidentels, des faits-divers épisodiques et les restituent à l’état de types, ce qui est une façon de symbolisme. »

Cette théorie décadente qui est plutôt une théorie classique puisqu’elle résume la technique où Corneille, Racine et Molière ont rencontré l’immortalité, a permis à la jeune école, déclare Raynaud, « d’acquérir au conscient une bonne somme d’inconscient. Les décadents ont en effet résolument entrepris la conquête du moi ; ils ont défriché des terrains nouveaux, ont projeté une vive lumière dans les arcanes de l’Être, ont éclairé des dessous jusque-là inexplorés » [1]. Comment y sont-ils parvenus ? En refaisant leur éducation psychologique, en répudiant l’emploi facile du lieu commun, en créant à leur usage une langue spéciale, plus expressive, plus adéquate à leurs conceptions, enfin en introduisant dans la métrique des réformes indispensables : « Les décadents pensent qu’il est préférable de faire soi-même son éducation, et pour cela de recréer le monde en soi et de revivre les lentes évolutions de l’humanité. Ils répudient les méthodes usuelles comme manquant de sanction et ils ont introduit l’expérimentation dans le domaine de l’intelligence. Chez eux ce n’est plus la pensée qui se moule sur les mots ; ce sont les mots qui se moulent sur la pensée. Ils cherchent surtout à s’affranchir de ce tas de locutions usées qui forment le fond des cacographies actuelles, comme essuyer une défaite, encourir une disgrâce, dévorer sa honte, beau comme un astre, tendre comme la rosée… Non que ces expressions soient mauvaises en soi et inserviables, mais parce que le plus souvent ceux qui les emploient n’ont pas revécu l’idée ou la sensation qu’elles impliquent et qu’ils s’en servent au petit bonheur, simplement parce qu’elles leur viennent sous la main et ils s’en servent sans justesse et sans l’exacte notion des nuances… Non, en vérité, on n’aura jamais assez de mépris pour ces écrivains qui chaussent les bottes des autres et qui, ne sachant comment excuser l’impuissance de leur esprit et l’indolence de leur cerveau, se donnent pour prétexte qu’il est bon de parler comme tout le monde. Ce que je viens de dire des expressions, entendez-le des idées, de ces épouvantables lieux communs, véritables tissus d’erreurs que les enfants sucent avec le lait de leur nourrice, qu’ils retrouvent dans les auteurs du collège et qui faussent les esprits de plusieurs générations jusqu’à ce qu’un homme de génie Jean Huss, Galilée, Newton, Descartes viennent en démontrer l’inanité pour la gloire et le profit de tous [2]. » Après avoir ainsi fait le procès de la littérature incolore, Ernest Raynaud prononce contre la rime exaltée par le Parnasse un réquisitoire opportun qui naturellement appelle comme contre-partie une apologie de la métrique symboliste : « Je soutiens, écrit-il, que la rime est une cause de désordre musical, qu’elle est dure et désagréable à l’oreille, et la preuve c’est que les sectaires de la rime riche ont été dans la nécessité d’abuser des rejets et de l’enjambement afin qu’elle se fît moins sentir. Aussi voyez cette anomalie ; les mêmes gens qui ont tout fait pour rendre la rime distinguée ont également tout fait pour qu’on ne la distinguât point. Le vers est une phrase harmonique ; mais personne n’a spécifié que cette harmonie fût toute contenue dans la terminaison semblable de deux mots. L’effort principal des poètes décadents, ça été de rendre le vers musical et par suite d’orchestrer les poèmes. Oui, tout est là. D’un bout à l’autre on sent dans les écrits de cette école une orchestration savante et plus cette orchestration se perfectionnera, plus la rime deviendra inutile. Nos vers sont tels, du commencement à la fin ; ils se secondent ; ils vivent par l’âme mélodique que leur insuffle notre art précieux. Ils n’ont pas besoin pour se faire reconnaître et apprécier d’arborer l’étiquette de la rime indiquant par son plus ou moins de richesse la valeur du morceau. Je ne suis pas éloigné de croire que l’un de nous, spécialement doué, arrivera, en s’adonnant au seul sens de l’harmonie, à faire des vers qui par la structure ne ressembleraient en rien à ceux que l’on a faits jusqu’ici, des vers qui seront pour la disposition moulés sur des mouvements, sur des états fugaces d’âmes [3]. »

Les premiers poèmes d’Ernest Raynaud sont écrits conformément à cette esthétique où les principes de l’art classique voisinent étrangement avec les données du romantisme et les nouveautés d’orchestration particulières au mouvement symboliste. Ces chroniques, où le poète tâche d’élucider les points essentiels d’un idéal encore confus, appartiennent à la jeunesse de l’écrivain. Malgré l’ardeur avec laquelle il bataillait dans la petite presse, Ernest Raynaud sentait bien les défauts de la cuirasse symboliste. Les excentricités dans lesquelles s’aventurèrent certains compagnons de lutte révoltèrent enfin le classique qui sommeillait en lui et brusquement lui firent apercevoir les contradictions dont s’émaillaient ses diverses professions de foi. Moréas acheva de désiller ses yeux. L’école romane lui parut indiquer la bonne voie. Avec beaucoup de courage, Ernest Raynaud brûla ce qu’il avait adoré : « Les décadents, avoue-t-il, avaient pris aux romantiques le sens exagéré de la couleur ; ils en étaient tombés au japonisme, au tachisme, à l’audition colorée. Les symbolistes avaient hérité du goût des romantiques pour le macabre et le nébuleux. Ils pataugeaient dans une incohérence barbare qui voulait être du rêve. Conduits par un abus de basses analogies qu’ils décoraient du nom pompeux de symbolisme, ils en étaient venus à traduire en un patois grossier des hallucinations alcooliques ou artificielles que Baudelaire avait du moins promues à la solennité du style académique[4]. » Le remède, c’était le romanisme. Ernest Raynaud s’en fit le panégyriste avec le même enthousiasme qu’il s’était constitué jadis le champion du décadisme. Il y avait à cette brusque conversion un double motif : d’abord la satisfaction du classique qui trouvait moyen, en reprenant la tradition plus haut que le xviie siècle, de flatter ses goûts de clarté sans être contraint de plier sous la règle de Malherbe ou de Boileau ; ensuite, parce que les procédés les plus chers à l’école romane séduisaient de façon singulière le talent du poète. L’école romane mettait sa gloire au pastiche. Ernest Raynaud était né pasticheur. Avant de devenir l’une des étoiles de la nouvelle pléiade, il s’était fait un nom parmi les mystificateurs littéraires. Il avait, pour les plus grandes délices de la presse parisienne, risqué quelques sonnets sous le pseudonyme de général Boulanger, composé en compagnie de Laurent Tailhade les œuvres apocryphes de Rimbaud, et publié certains articles signés Sarcey sur la paternité desquels le grand critique lui-même hésitait, paraît-il, à se prononcer. Il apporta le même talent d’assimilation à faire triompher les préceptes de l’école romane. S’il commet encore dans le Signe un sonnet Après Vêpres qui sent fort son Coppée et une Berceuse renouvelée de Verlaine, s’il rivalise de préciosité avec Voiture dans ses vers A Lise impitoyable [5], dans les débuts du Suffrage de l’amour [6] ou dans le cours de son Poème héroïque [7], il rencontre des alexandrins heureux à reproduire dans les élégies les grâces des maîtres de l’ancienne pléiade, comme les six vers qui terminent le poème Déesse triple, ô flamme inégale du ciel [8], les deux tiers d’Anacréon par qui l’amour même a parlé [9]. Il réalise aussi de curieux effets d’évocation soit qu’il s’étonne devant le fils illustre des dieux depuis mille ans

emprisonné dans la grâce du même geste[10],


soit que le chêne parle [11], soit qu’un beau midi se mire aux tranquilles bassins, soit enfin que Narcisse désolé atteste les forêts de son désespoir [12]. Quant à Ronsard il en retrouve la hautaine ambition [13], à défaut de la forme même qu’il atteint d’ailleurs souvent avec trop de bonheur [14]. Le don du pastiche est en lui si généreux que le poète l’étend aux adversaires les plus avérés de Ronsard et de son école et qu’il s’attache peut-être inconsciemment à ressusciter les grâces un peu sèches de Malherbe lui-même : Va, dit-il, par exemple dans l’Ode printannière [15],

Va ! la mort qui prendra les roses de ta mine,
Heurte partout du même doigt ;
Elle force aussi bien la porte des chaumines
Que la citadelle des rois.


Dans sa Consolation à M. du Périer, Malherbe avait dit avec non moins d’éloquence :

La Mort a des rigueurs à nulle autre pareilles…
Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre
Est sujet à ses lois
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend point nos rois.


Il semble bien qu’ici l’art du pastiche aille jusqu’à la réminiscence. Il est au moins curieux de signaler chez un disciple de Ronsard cette religion incidente pour Malherbe.

Il est vrai que chez Raynaud l’admiration de Ronsard se traduit par d’autres particularités : dans le style par l’emploi d’expressions directement traduites du grec ou du latin : chalemies [16], l’aveine [17], une moire agitée y rote [18]. — par le retour d’épithètes singulières : automne pensierose [19], troupe ou onde bocagère [20], onde ruisselière [21], les chèvre-cuisses [22], les phaebiques pourpris [23] — par le goût fréquent des tournures moyenâgeuses : que le ciel n’en soit pleige [24], une orine ficelle [25].

Dans la syntaxe par l’abréviation du relatif : l’ardeur par quelle [26], par la suppression de la conjonction au début des exclamations vocatives : Ta main leur verse une eau quotidienne [27] pour que ta main… etc.

Dans le vers, par la multiplication des hiatus [28], par la liberté des rejets qui séparent le verbe de son complément direct [29], le complément déterminatif du nom qu’il détermine[30], l’adjectif du nom qu’il qualifie [31], la préposition de son complément [32] et même l’article des substantifs auxquels il se rapporte [33], par des rimes d’une faiblesse manifeste : pieds avec pitié [34], masqués avec Dugué [35] ou des assonances douteuses, sévère avec verts [36].

À ces défauts imités, Ernest Raynaud joint une parité de cadence qui sent l’effort :

Au matin, lorsque tremble une jeune lumière
A midi, lorsque flotte une chaude poussière[37],


des vers si dérythmés qu’ils ressemblent à de la prose [38], des négligences de style [39], sans parler des accumulations d’incidentes, qui déparent la troisième élégie [40], et le quatrième poème de le Chêne parle [41], de la répétition des encore dont se trouve tacheté le morceau : Lorsque je languissais sous l’ingrate Lison [42] et des expressions d’une grâce boiteuse que l’auteur affectionne avec insistance : ce qu’elle a de beauté, ce qu’elle fait de bruit, ce qu’elle a de douceur, contre ce que la vie offre à mes ans d’ennuis [43].

Tout cela contribue à faire d’Ernest Raynaud un poète assez artificiel dont le talent se résume dans une alliance inégale d’archaïsme et de rhétorique, où la sensibilité voisine avec l’afféterie et dont l’originalité reste encore aujourd’hui contestable. Sa forme, il la prend avec Moréas à une époque que le maître condamnera plus tard. Ses impressions, parfois délicates [44], sont moins celles d’un poète que d’un homme du monde, les accès de rêverie d’un amateur extrêmement bien doué pour qui la poésie reste le jeu préféré [45]. C’est un pasticheur érudit qui aime les classiques et renvoie souvent des échos brillants de leur voix, mais qui n’a pas assez d’audace pour être tout entier lui, et faire, dans le néo-classicisme, œuvre vraiment personnelle.

Les mêmes remarques pourraient s’appliquer aux deux autres membres de l’Académie romane : Maurice du Plessys et Raymond de la Tailhède. Ces deux auteurs, dont l’œuvre est fort brève, ne laissent à la critique qu’un champ très limité. Tous deux, plus ou moins, sont passibles des mêmes remarques qu’Ernest Raynaud. Le premier, après avoir procédé du Verlaine des Fêtes galantes a tenté d’imiter, sans les atteindre, les fougueuses hardiesses de Pindare ; le second, « gentil esprit, l’honneur des Muses bien parées », ronsardise en vers mesurés et d’un souffle assez court. Ce sont l’un et l’autre des néo-classiques dont la réputation pâlit un peu devant la renommée des Indépendants.

II. — Les Indépendants


Les poètes de ce camp-là ont la plume érudite ou acérée. Ils s’appellent Ferdinand Hérold ou Laurent Tailhade.

2. Ferdinand Hérold. — F. Hérold est d’avis que le symbolisme est aussi ancien que la poésie. Il n’y a entre les poètes actuels et les poètes de l’antiquité qu’une différence d’habitude dans l’expression. Ceux d’aujourd’hui font avec méthode et système ce que ceux d’autrefois commettaient par accident poétique. On compte en littérature deux sortes de symbolisme : le symbolisme d’idée et le symbolisme de sentiment. Le symbolisme d’idée consiste à étudier les légendes et à dégager le sens qu’elles peuvent avoir. Ce symbolisme remonte aux âges les plus lointains. La légende de Bouddha qui symbolise le renoncement est presque à l’origine de la pensée humaine. Ce genre de symbolisme n’est pas rare dans la littérature française. On en trouve des exemples chez Molière avec son Don Juan, chez Vigny, Victor Hugo, Leconte de Lisle et même dans la plupart des livres de Zola. Chez le romancier il est vrai, le symbole perd son sens profond pour revêtir cette forme facile et populaire dont le grand alambic de l’Assommoir résume le type.

Le symbolisme de sentiment réside uniquement dans la manière de traduire nos impressions. En général, pour exprimer un sentiment, nous nous servons de termes abstraits, pour exprimer des sensations concrètes nous usons de termes concrets. La méthode symboliste consiste à trouver une analogie entre ces termes abstraits et concrets et à les prendre les uns pour les autres. A pénible par exemple on substitue le mot dur et au lieu d’écrire une douleur pénible, on écrit une douleur dure. A froid on substituera réservé et au lieu d’écrire un homme froid on écrira un homme réservé. Dans le premier cas on va de l’abstrait au concret, dans le deuxième du concret à l’abstrait. Supprimer les intermédiaires et les points de comparaison pour ne conserver que les termes extrêmes de la correspondance, c’est le procédé symboliste. Les anciens ne l’ignoraient pas. Ils ont eu dans ce genre d’exquises trouvailles. Eschyle enregistre le rire innombrable des flots marins. Alors, dit Virgile dans ses Géorgiques, les grenouilles se mirent à chanter leur vieille plainte. Dante parle d’un ciel pauvre. Il ne serait pas difficile de relever des exemples pareils chez Shakespeare et chez Victor Hugo. A mesure qu’on avance dans les siècles littéraires, de semblables tournures deviennent plus nombreuses. Là pour les poètes se trouvait donc un moyen de généraliser leurs impressions. Si les anciens n’ont fait qu’indiquer la voie, les modernes l’ont largement ouverte et n’en ont pas encore épuisé toutes les ressources.

Telles sont les opinions de F. Hérold sur le mouvement symboliste. Il a dans son œuvre poétique essayé l’un et l’autre symbolismes. Il a tenté soit de dégager des légendes ce qu’elles renfermaient d’humanité nouvelle, soit d’interpréter par elles une série d’idées générales. Les Images tendres et merveilleuses, ne réalisent pas d’autre dessein. Quand, faisant violence à ses goûts d’érudit et de paléologue, il a voulu s’échapper du passé, il a traduit des impressions personnelles, comme celles qui constituent le recueil Au hasard des chemins, ou regardé à travers le prisme de son humeur des paysages, des êtres et des choses. C’est l’art des Paeans et des Thrènes, des Chevaleries sentimentales et de l’Intermède pastoral.

Dans tous ces ouvrages, il a multiplié ces perles d’expression symboliste qu’il admire si fort chez les anciens : le jour dolent [46], l’inquiète nuit [47], un vol noir [48], sa caresse d’argent [49], son hymne joyeux et pourpré [50],

La flûte amère de l’automne
Fleure dans le soir anxieux
Tandis que sanglotent les cieux[51],


les bâtiments pleins de travail et de bruit [52], l’espoir fleuri des mais nouveaux [53] », l’orgueil de leurs corolles [54], les palais où pleurent les anciennes gloires [55], l’ennui décolore les moires [56].

A côté de ces particularités. Hérold, comme tous les poètes philologues de cette époque, ne dédaigne pas l’emploi des mots dérivés du latin qu’il insinue de temps en temps dans le langage habituel :

Des orantes, les mains et le front desséchés
S’agenouillent[57]


Mais il respecte la forme traditionnelle du vers. Il l’assouplit autant qu’il peut, car il entend bénéficier à l’occasion des libertés octroyées par Verlaine. Toutefois ses licences sont discrètes. Son rythme et sa rime ne rappellent que de très loin les audaces des verslibristes. D’ailleurs il ne croit pas que le vers libre soit né viable. C’est, à son sens, une forme intermédiaire entre la poésie et la prose dont le terme raisonnable doit être cette prose libre dans laquelle Paul Fort a si brillamment écrit ses Ballades françaises.

3. Pierre Quillard. — Il y a plus d’art chez son collègue Pierre Quillard, qui, tout en acceptant dans son esprit la réforme symboliste, s’en tient le plus souvent, quant à la forme, aux vers marmoréens du Parnasse. Aussi n’y a-t-il à noter chez lui aucune innovation singulière de métrique ou de syntaxe. Sa lyre à la fois héroïque et dolente émet des vers à cadence sonore au rythme plus viril que mélancolique. « Il a pris à la fréquentation des Muses helléniques et latines, dit judicieusement de lui Henri de Régnier, une gravité harmonieuse et hautaine, un reflet lumineux et calme. » Son originalité, c’est pour ainsi dire d’avoir socialisé la poésie. Au lieu de reprendre exclusivement les thèmes de tristesse intérieure ou d’exaltation de l’infini mystérieux si chers à la plupart des symbolistes, Quillard a pensé que l’altruisme pouvait et devait être une des cordes importantes de la lyre française et il a tenté de vivifier le poème par l’inspiration sociale :

Je viens à vous, frères penchés sur les emblaves,
Attelés à la meule au fond de l’ergastule ;
Mon verbe lacérant l’antique crépuscule
Souffle une âme de pourpre à vos âmes d’esclaves ;

Redressez-vous ; sarclez les herbes parasites :
Lancez contre le ciel les pierres de vos geôles,
Et que les murs vaincus, par vos fortes épaules
Vous ouvrent le jardin des terres interdites[58].....


Mais la prose est ici plus forte que la poésie à défendre des intérêts menacés. Entraîné par l’élan de sa pitié, Pierre Quillard descendit du Parnasse pour plaider par la parole et par la plume diverses causes où l’équité parlait plus haut que l’art. Un autre poète, Bernard Lazare, avait donné le même exemple. L’humanitarisme à tous deux leur a fait oublier les vers. Ils ont du moins indiqué que la poésie en pouvait être l’auxiliaire heureuse.

4. Laurent Tailhade. — C’est à cette école que prétendait appartenir le philologue Laurent Tailhade quand il s’écriait dans le Jardin des rêves :

… Nous ferons splendir dans la forme correcte
Le rêve fraternel qui hante nos cerveaux


et qu’il s’efforçait d’y exprimer l’ivresse amoureuse [59] ou douloureuse des poètes de sa génération. Mais son symbolisme devait avoir d’autres coquetteries que la forme sociale. L’étude a fait de Laurent Tailhade un éclectique. Il s’affirme comme un Latin dans l’essence même du terme. Son génie réalise la synthèse des divers siècles du classicisme et la couronne par l’ironie. Voici l’esprit des Grecs, Théocrite et les Alexandrins ; des Latins, Catulle, Martial, Pétrone ; des Français du xv et du xvie siècle, Villon et Rabelais ; des irréguliers du xviie siècle, Théophile de Viau, Saint-Amand ; des caustiques, Champfort et Rivarol ; des romantiques, Victor Hugo [60] ; enfin des Parnassiens, Théophile Gautier, Tailhade les résume tous. Pareil au diamant dont l’irradiation se traduit par des feux de couleurs diverses, son esprit émet les reflets simultanés des uns et des autres. Ainsi s’explique qu’au charme virgilien du Jardin des rêves succède la truculence des Poèmes aristophanesques, qu’après la liturgie orphique et l’hymne antique, la liturgie catholique déploie la splendeur de ses rites, ou l’argot, le pittoresque de son rire, Tailhade mariant avec une maîtrise égale le paganisme au christianisme et l’élégie aux pires facéties de la satire.

L’ironie est en effet chez Tailhade la fleur de l’activité poétique. Elle se développe soit par la gravité du pince-sans-rire dont certains Quatorzains d’été donnent le modèle [61], soit par la bonhomie féroce des intimités qui s’intitulent Foire aux jambons ou Fête Nationale, soit par des coups de fouet comme ceux qui cinglent l’Autre moricaud [62],

Fatigué de porter un nom de pot de chambre,
Thomas…


ou qui sifflent à la fin de Chorège [63], soit enfin par des vers à l’emporte-pièce qui sont autant de flèches dans le derrière des hâbleurs, des plagiaires, des pleutres ou des grotesques [64].

À ce talent de polémiste s’ajoute chez Tailhade un art curieux des comparaisons mystico-scatologiques. Écoutez le Petit épicier qui fait ses pâques et s’écrie avec une componction singulièrement orthodoxe :

Et tous mes fondements sont pleins d’Eucharistie[65].


lisez la Résurrection [66] où le poète cite « Coppée avec sa fistule eucharistique », et vous serez plus qu’édifiés. Qu’est-ce, il est vrai, que ces boutades au prix de la virtuosité lexicographique de Tailhade ? Ici le poète apparaît après Laforgue, le second trouveur de mots qui ait vraiment illustré le symbolisme. Les Dix-huit ballades familières sont à ce point de vue des sources précieuses d’expressions pittoresques, où l’épithète toujours juste ne manque jamais de faire image D’où l’écrivain tire-t-il ces effets ? De mots latins à peine francisés : O lune senescente [67], spelunque [68], rorqual [69], flatule [70], homoncule [71] —, de l’argot de la haute ou de la basse classe [72], de néologismes confectionnés avec une humour surprenante : les mannezingues [73], Ferlampier et Coquefredouille [74], se convomir [75]. Ces fantaisies philologiques sont facilement pardonnées à Laurent Tailhade d’abord parce qu’elles sont spirituelles, ensuite parce que le poète ne les aggrave d’aucun bouleversement de syntaxe ou de métrique. Amoureux de clarté, Tailhade dans la composition reste fidèle à la belle ordonnance de la logique classique. Il conserve également au vers son impeccable harmonie. Le Jardin des rêves et tous les Poèmes élégiaques sont écrits sur un rythme « correct et pur comme une amphore [76] », qui révèle l’élève de Gautier et l’admirateur de Leconte de Lisle. Si la coupe des Poèmes aristophanesques est beaucoup plus libre, cette liberté est encore fort supportable, et n’aboutit nulle part au vers libre. Quand Tailhade veut céder à la mode, il écrit des vers blancs, auxquels d’ailleurs il ne donne pas la forme typographique des vers, comme son Menuet d’automne [77], ou simplement des Poèmes en prose qui ne sont, à vrai dire, que des morceaux de prose lyrique. En métrique comme en syntaxe, Tailhade est un traditionnaliste et un puriste. Il demeure à notre époque le type le plus complet du latin qui n’oublie rien de la bonne gaieté gauloise et a su dans son œuvre, en geste de foi symboliste, diffuser

L’éclat mystérieux des roses et du sang.



  1. Un Point de doctrine. Le Décadent, 15 février 1889.
  2. M. Henry Fouquier et le Décadisme. Le Décadent, 15-31 décembre 1888.
  3. Chronique littéraire. Le Décadent, 1er-15 janvier 1888.
  4. À propos du Premier livre pastoral. Mercure de France, novembre 1892.
  5. Surtout le sonnet III. Cf. Poésies, p. 195.
  6. Poésies, p. 279.
  7. Le Bocage, p. 81.
  8. Le Bocage, p. 42.
  9. Le Bocage, p. 45.
  10. Le Bocage, p. 45.
  11. Le Bocage, p. 51.
  12. Le Bocage, p. 79.
  13. Le Bocage, p. 38.
  14. Poésies, p. 205.
  15. Le Bocage, p. 29.
  16. Le Bocage, p. 60.
  17. Poésies, p. 261.
  18. Poésies, p. 134.
  19. Poésies, p. 215.
  20. Poésies, p. 235, 239.
  21. Le Bocage, p. 42.
  22. Le Bocage, p. 72.
  23. Le Bocage, p. 13.
  24. Poésies, p. 263.
  25. Poésies, p. 271 et aussi le Bocage : 22, 32, 33, 35, 36, 36, 37, 42, 55, 59, 60, 76, 82, 97, 102, 103.
  26. Poésies, p. 241, 262.
  27. Poésies, p. 243.
  28. Poésies, p. 131, 133, 167, 191, 203, 204, 207, 209, 230, 233, 257, 259, 274.
  29. Poésies, p. 213, vers 5.
  30. Poésies, p. 224, vers 1 ; 225, vers 8.
  31. Poésies, p. 223.
  32. Le Bocage, p. 70, vers 5.
  33. Le Bocage, p. 21, vers 10.
  34. Poésies, p. 153.
  35. Poésies, p. 207.
  36. Poésies, p. 150.
  37. Poésies, p. 204.
  38. Poésies, p. 178, vers 6 ; le Bocage, p. 52, vers 11 ; 82, vers 16, 86, vers 19.
  39. Poésies, p. 216, vers 10 ; le Bocage, p. 14, vers 10.
  40. Le Bocage, p. 47.
  41. Le Bocage, p. 57.
  42. Le Bocage, p. 62.
  43. Poésies, p. 204 ; 21, 240 ; le Bocage, p. 101.
  44. Cf. la préciosité mélancolique de A Trianon (Poésies, p. 113) et de Versailles (Id., p. 93).
  45. Cf. le sonnet-préface de la première édition du Signe (1887).
  46. Au hasard des chemins : l’Usine.
  47. Au hasard des chemins : l’Usine.
  48. Chevaleries sentimentales : Marozie.
  49. Intermède pastoral : le Val harmonieux.
  50. Au hasard des chemins : la Flûte amère de l’automne.
  51. Au hasard des chemins : la Flûte amère de l’automne.
  52. Au hasard des chemins : l’Usine.
  53. Chevaleries sentimentales : Voici la danse des feuilles…
  54. Chevaleries sentimentales : Voici la danse des feuilles…
  55. Chevaleries sentimentales : Voici la danse des feuilles…
  56. Chevaleries sentimentales : Voici la danse des feuilles…
  57. Au hasard des chemins : la Ville.
  58. L’Errante.
  59. Psaume d’amour.
  60. Celui des Châtiments, dans A travers les grouins par exemple.
  61. Vendredi-Saint, En Israël, Sur Champ d’Or.
  62. A Travers les grouins.
  63. A Travers les grouins.
  64. Cf. particulièrement Au Pays du mufle : les Vieilles actrices.
  65. A Travers les grouins.
  66. Poésies aristophanesques.
  67. Nocturne : Senescent Moon.
  68. Rêve antique : la Caverne.
  69. A Travers les grouins : le Petit épicier fait ses pâques.
  70. Ballade touchant l’ignominie de la classe moyenne.
  71. Ballade de la génération artificielle.
  72. Cf. A Travers les grouins, passim.
  73. Au Pays du mufle : Fête Nationale.
  74. Ballade sur la férocité d’andouille.
  75. Ballade du 14 juillet.
  76. Rêve antique : Hymne à Dionysos.
  77. Épigrammes.