Le Termite/1/6

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Le Termite (1889)
Albert Savine (p. 79-111).
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VI

Chez Fombreuse, un dimanche, le maître dit à Servaise :

— Beaucoup de talent votre bouquin, une analyse fouillée. Le petit paria est très chic…

Au ton, Servaise perçut le froid, l’estime cristallisée et neutre, l’humiliante bienveillance pour les œuvres qui n’ont pas franchi de clôtures.

Il baissa les cils, n’écoutant pas Fombreuse distiller un paradoxe. L’ennui écrasa ses poumons, l’asphyxié de ceux dont aucune clameur d’accueil ou de colère n’électrise les enfantements. Comme il y méditait, la porte s’ouvrit devant une silhouette sombre et gauche. Il se rencoigna, toute son âme émue à voir l’accueil du maître au nouveau venu.

— J’ai lu vos Émeutiers, Myron, je suis de l’avis de Guadet. C’est très fort. Mais vous exagérez la description, et puis, ces termes… J’en arrive à me demander si je n’ai pas abusé de l’écriture, si le talent suprême ne serait pas d’écrire très simplement des choses très compliquées.

Fombreuse s’étira sur le sopha, du sang aux joues, ses beaux yeux nerveux dans le vide. L’envie stilla des entrailles de Servaise. Il s’indigna de voir le nouveau venu en attitude combative, les mains tordues aux genoux, la tête en coup de cornes. Entre tous, Myron l’exaspérait. Disputeur âpre, posé d’aplomb en face des vieux maîtres, il apparaissait présomptueux, autant qu’emphatique, ressasseur d’arguments, à la fois tolérant et opiniâtre. Il répugnait à Servaise par son style encombré, ses allures de prophète, par tous les points où une nature exubérante peut heurter une nature sobre et dénigreuse.

Myron rêvait aux crucifiements du maître pour ce style qu’il abattait aujourd’hui : la psychique vivante des Fombreuse, organisée et orientée pour exprimer du contemporain. Il enragea contre le retour éternel, les reniements du « moi » des heures de création par le « moi » des heures de repos. Levant les prunelles vers la tête large, la face lorraine, les cheveux de soie blanche du vieillard :

— Pardon, cher maître… mais, vraiment, vous y croyez maintenant à ce fameux simple ? N’admettez-vous plus (comme dans vos préfaces) qu’à de nouveaux ordres de sensations correspondent des torsions nouvelles de la forme, des attitudes de phrase, et que la langue qui exprime, en somme, des vies d’époque, qui est une sécrétion d’être organisés, se complique avec la complication même de ceux qui s’en servent pour transporter leur être au dehors ?

— Est-ce assez prétentieux ! pensa Servaise, agacé de la nuque aux chevilles par le ton de l’autre.

Le maître se leva, n’aimant pas le dogmatisme du jeune. Il marcha par la chambre à grands pas lourds, sa veste épaisse pleine de plis de pachyderme, de grand air en cela, de beauté tactile et réfléchie.

— Vous n’êtes tout de même pas un bon Dieu ; Myron ! Vous pouvez bien admettre qu’on vous fasse quelques critiques !

— Cher maître ; je ne récrimine pas contre les critiques, mais contre vos réflexions sur le style. Je vous défends contre vous-même lorsque je dis que, dans une vingtaine d’années ; votre langue sera classique, et qu’il y a toute une série de sensations propres à notre temps dont vous avez trouvé la forme rigoureuse, presque la seule forme possible !

Il parlait en douceur, mais l’individualité syllogistique persistait, metteuse de points sur les i, énervant le maître qui, toutefois, sourit à la conclusion :

— Oui, oui, mais il faut une limite, il y a des termes de science qui tuent net l’impression ?

Le sang d’orgueil flua par les tempes de Myron. Debout à son tour, en guerre :

— Termes de science ou d’architecture, physique ou peinture, qu’importe ! C’est le même procédé à travers les siècles… enrichir l’art de tout ce que produit le temps… élargir les éléments de beauté en les cherchant dans tous les domaines de l’activité humaine… Mais, il faut s’y attendre, les précurseurs renieront toujours les vigoureux bâtards… les enfants de la force et de la jeunesse… pour les pauvres légitimes souffreteux qui naissent sans énergie personnelle et imitent, en les décolorant et les rachitisant, les chefs-d’œuvre !

Fombreuse s’émut à ces paroles, s’arrétant, se rasseyant. Coulé en arrière, les yeux de nouveau dans le vague, sa main aristocratique se crispa sur les étoffes :

— Enfin, Myron, vous avez fait un beau livre… vous avez vu vos bonshommes. Puis, vous connaissez mon principe : les reproches ne servent à rien, nos qualités ne vont pas sans nos défauts, vous êtes comme ça et vous auriez tort de m’écouter !

Un silence pénible. En Servaise, le fiel, l’exécration du maître, de Myron. Lui, Noël, symbolisa le travail sincère et patient, la belle netteté des phrases et la vigueur du récit, le désintéressement flaubertien et le dédain du charlatanisme. En Myron fut le triomphe de l’emphase, de la blague philosophique, du truquage des mots et des idées.

Les prunelles de Myron voguèrent sur les roseaux japonais du plafond, les Gavarnis de la muraille. À travers la salle, des grâces éparses, frêles et de demi-teinte, une fête de la rétine qui porte le jeune homme à contempler l’œil du maître, aux pupilles voluptueuses, où la vie externe entre à pleines voiles.

Il restait un peu froissé toutefois, estimant illogique que Fombreuse en fût à redire des phrases sur la simplicité, à en lapider les jeunes, Puis, il songea que, au surplus, l’éloge dominait le blâme, qu’à l’époque de Georges Gramailly et de Mme Hervailles, les de Fombreuse ne récoltaient qu’amertume, envie basse, et qu’il était brave, à un homme de génie, de savoir accueillir, presque en frère, un frais venu. Il y fallait joindre la franchise du maître, sa sincérité proverbiale, cette inaptitude à mentir, à fabriquer le compliment de politesse, qui décuple le prix des moindres paroles…

La porte s’ouvrit devant deux fidèles : Toulouse et Gourvain, l’architecte. Gourvain, figure nerveuse et mouvante, dit chaudement à Myron :

— Ah ! quel beau livre, ces Émeutiers… un monde nouveau… vous êtes le premier qui… une puissance… une coloration… Ah ! ces petits enfants !…

Il allait à grands gestes, à fragments de phrases elliptiques ; Myron avec gratitude, d’un air vague et sot, ripostait :

— Je suis heureux !… bien heureux de…

Servaise épiait, la lèvre dédaigneuse, Gourvain vint à lui :

— Ah ! très étonnantes, ces nouvelles… le petit paria est extraordinaire…

Mais au timbre, Noël sentit la même estime sans feu, la même pesanteur d’indifférence qui lui broyait la poitrine toute cette quinzaine.

Successivement survinrent Bonnin, l’anglais Kidd, Lelièvre, d’autres. Servaise, sous les demi-teintes des phrases, du geste, à tous les effluves caractéristiques entre enfants de la balle, discernait le grand succès de Myron, le coup porté raide, rude, que les abatages, les réflexions acides, les mots refroidisseurs ne rongeaient guère. L’oreille au guet, il relevait la monotonie et surtout la panurgerie des éloges : « Celui-ci vient de Guadet, celui-là de Ramon, ceci de Georisse, » se disait-il.

Dans une petite joie amère de serf et de vaincu, il fit le procès à la fameuse élite, la parqua autour de six ou sept spontanistes, fabricateurs de tout blâme et de toute critique, imposant aux autres chaque pulsation de leur caprice, créateurs absolus de l’admiration et de la négation littéraires.

— Tas de chapons ! tas de clairs de lune ! ricana-t-il.

Avec pourtant, dans la broussaille de sa psychique, la petite sensation ambiguë que lui aussi demeurait incapable de jauger un talent frais venu, trop saturé de routines envieuses et de fétichismes.

Cependant, les conciliabules se détachèrent de Myron ; le maître, renfoncé dans un sopha, parlait haut par intervalles :

— Maret ne veut pas le croire, j’ai empêché qu’on ne l’assomme ! Ce n’est pas ce qu’on appelle un monsieur courageux. Vous savez, le jour où il blaguait la Faustin dans sa conférence ; les Rêvens se sont mis à faire oh ! oh !… Il a tourné casaque en trouvant des qualités au volume.

— Certainement, il a toujours tapé sur les vaincus, les prêtres, la Commune…

— Croyez-vous qu’il conférencie sur Mourlannes ?

— Je ne sais pas… Joliment affalé, Mourlannes flaire un four !…

— La vraie littérature de parvenus, juste ce nouveau monde d’usurières qui ne sont pas encore accoutumées au luxe. Ses ahurissements, ses admirations pour des choses dont on ne parle même pas, le coupe-papier, les initiales sur des ustensiles !

— Ces dames raffolent de lui, c’est une extase !

— Et ces épreuves qu’elles se passent : « Monsieur Mourlannes, cette épithète, il faudrait la changer. Monsieur Mourlannes, cette expression !… »

— Un monsieur qui ménage tout le monde, qui n’a jamais dit carrément de mal de personne… Ça le peint !

Une pause, un grand froid. Sur deux ou trois physionomies l’effort visible de trouver quelque rallumement de conversation. Servaise se rencoigna davantage, songeant à la dure, à l’horrible croûte de pain que l’art refuse. Que lui importerait même la lutte noire de Fombreuse, s’il avait le peu qui abrite des vicissitudes ! Le nom de Beust l’éveilla :

— De Beust… celui-là, du moins, reconnaît la supériorité de la littérature française, une littérature qui contient des colosses comme Jules Claretie et Boisgobey !

— Bismarck a meilleur goût, il lit les naturalistes, Flaubert, moi, Daudet, Zola, fait le maître.

— Ah ! oui, chaque fois que la France se paie un nouveau fusil ou un canon plus fort, Bismarck court prendre un bouquin naturaliste pour se consoler en y cherchant l’avachissement du Français par la femme !

— Mais ça prouve son goût, fait Toulouse, car dans Boisgobey il trouverait les mêmes choses au fond.

— Oui, mais de Boisgobey on peut prétendre que c’est de la blague ! Tandis que pour les naturalistes, Bismarck se dit : « Et c’est vrai, ces gaillards sont sincères ! »

Nouveau silence, ennui plus profond, presque sinistre. Puis, colloques :

Numa Roumestan est décidément un succès !

— Oui, nous voici au dixième jour, et on fait 5, 000.

— Je vous recommande le kirsch, Bonnin… c’est une trouvaille…

— Glaiveron joue délicieusement de sa maitresse avec le Directeur… Ça lui fait trois articles par semaine…

— Oui, son petit jeune homme la ruine, il ne veut boire comme ordinaire que du bordeaux à 1, 800 francs !

— Mais enfin Mme Rendu n’a pas pu manger trois millions avec lui !

— Dame, il lui coûte cher, pourtant !…

— Je suis un homme qui n’a pas de chance. Tenez, on me vend 1, 500 volumes du Monde féminin au XIVe siècle, puis ils ne sont pas outillés pour continuer !

— Vous n’avez pas fait insérer la nouvelle clause ? C’est maintenant la mode, l’éditéur s’engage à payer un ou deux articles dans les forts journaux…

— Un monsieur pas sûr, enfin ! Je le trouve amusant, il est observateur.

— Un petit abbé gras…

— Vous savez son histoire avec le curé ? Un curé qui suivait sa femme partout, qui l’attendait devant sa maison, un ange de curé. Ça devenait exaspérant. Un matin, par une grosse pluie, le curé se trouvait à sept heures du matin à reluquer les vitres de Carvan. Carvan, n’y tenant plus, descend quatre à quatre et casse d’un coup de canne le parapluie du curé. Tapage et commissaire ! Le commissaire, qui connait Carvan, dit à l’autre : « Vous feriez mieux d’aller dire votre messe. D’où êtes-vous ? — Du Mans. — Vous feriez mieux de retourner au Mans ! » Finalement le curé est renvoyé, gueulant : « Je ne retournerai pas au Mans, je suis ici pour m’amuser, et ce n’est pas tout ça, qu’on me paie mon parapluie ! »

Ah ! il a eu un mot épique : on lui demandait ce qu’il attendait à sept heures du matin. Il a répondu : « J’attendais l’ouverture de l’aquarium. »

Par la porte lentement ouverte, il apparut un homme maussade et gros. Après les mots d’entrée, il s’assit au rebord d’une chaise, le ventre sur les cuisses, Myron l’observait, entraîné vers sa personne, tout en le jugeant égoïste :

— Vos Paysans avancent, Rolla ? fit le maître.

— Je n’ai pas pu travailler cette semaine.

— Tu feins de ne pas voir Myron, songea Servaise avec amertume… mais tu vas y venir… toi, comme les autres, tout aux poseurs !

Effectivement, Rolla, après quelques minutes, se tourna vers Myron :

— Ah !… pardon… J’ai lu votre bouquin !

Et l’entraînant au fond de la salle :

— Je suis de l’avis de Fombreuse et de Guadet… un très beau livre ; mais vous abusez de la langue et, à mesure que j’avance en âge, j’ai de plus en plus la haine de ces choses-là, j’arrive à la simplicité absolue, la bonhomie du style. Oh ! je sais bien que j’ai moi-même subi le poison romantique ! Enfin il faut revenir à la clarté française !

— Où ça la clarté française ? Rabelais, si obscur et si diffus, si savantasse et qu’aujourd’hui tous les cuistres adorent ; Racine où chaque phrase est un modèle de contorsions et d’images extraordinaires ? Laissez donc, je suis aussi précis que quiconque, c’est une querelle pour une centaine de mots qui tous existent, car je ne fais pas de néologismes ou très peu, et ces mots je les emploie aussi bien dans la conversation que dans mes livres. Ne me confondez donc pas avec les bûcheurs de dictionnaires.

— Je ne discute pas, je donne mon impression. Tenez, au commencement, pourquoi dites-vous pavage au lieu de pavé ? Le pavage, c’est le travail et non la chose…

— Mais c’est de la plus vieille rhétorique, cher maître, travail pour chose, chose pour travail, et vous et tout le monde, en abusez chaque jour.

— Enfin, je ne discute pas… puis, êtes-vous bien documenté pour vos milieux ; je connais mon Paris, j’ai vécu la vie de faubourg… certains de vos coins sont vagues…

— Ah ! cher maître, je suis un si grand rôdeur des rues ! Mais votre vision de semi-Méridional est nécessairement tout autre… c’est la querelle des nuances et des vues par lignes…

— Je ne suis pas Méridional tant que ça…

— Je sais que vous êtes mixte, mais…

Une amertume alla de l’un à l’autre, Myron indigné de la prétention de simplicité et d’exactitude chez un homme dont il admirait le génie, mais qu’il jugeait terrible de boursouflure et de truquage, Rolla froissé de la résistance du jeune homme :

— Je vous dis ce que je pense, fit Rolla… mais ce sont là des détails. Vous avez des passages superbes. Ainsi, vous savez faire manœuvrer des foules, reconstituer la vie des masses… et ce n’est pas commun, Ça !

— Il n’y a que vous parmi les contemporains qui maniiez bien les multitudes, fit Myron.

Rolla le regarda, en malaise, ne sachant s’il raillait.

— Vous avez beaucoup vécu dans ce monde-là ?

— Deux ans et demi… et intimement avec plusieurs de mes personnages.

— Ah !

Comme ils s’en revenaient vers les groupes, Fombreuse demanda :

— Eh bien ! Rolla, lui avez-vous lavé la tête ?

— Je lui ai fait ma critique sur son style, mais il aime trop à batailler ; il a fait un livre superbe, mais qu’on ne lira pas à cause de quelques centaines de termes, et c’est bien ce qui me chagrine !

Myron sombre, se rencoigna.

— Votre Estomac de Paris marche, Rolla ? demanda Fombreuse.

— Mon Dieu, oui, on fait 1, 500 et avec 800 tous les frais sont couverts. Je suis dans un théâtre bonhomme où 1, 000 francs de recettes c’est déjà beau… Et Rouma !

— Cinq mille !

— Quel jeu exécrable, ces acteurs !…

— Ils sont trop blêmes pour représenter la race des grillons bruns de la tirade…

— Et la Rafaëlos dans la scène du troisième… Est-ce assez Conservatoire ! Superbe scène cependant pour le théâtre.

— Voulez-vous me laisser dire, Fombreuse, dit Rolla. J’aime beaucoup Guadet, je l’ai prouvé ; eh bien, cette scène du quatrième est gâtée, alambiquée.

— Ah ! pardon, dit Fombreuse, ça c’est ainsi passé dans la réalité…

— Je ne dis pas non, mais dans la réalité, ça a dû se passer d’une façon plus ronde, et entre les deux femmes seulement. Ce juge est absurde…

— Moi, répliqua Fombreuse, je trouve dans cette scène le sublime de la vie, cet homme si austère, si respecté, consentant à déchoir devant sa fille…

— Le sublime ! cria Rolla… le sublime est un mouvement brusque de l’âme, ceci est alambiqué…

Myron se mit à rire entre ses dents de cette définition empruntée à la rhétorique.

— Le baiser refusé, encore une complication ! Et dans le roman nous avons du moins le caractère du magistrat… ici, nous l’avons à peine vu…

— Enfin, je trouve ça sublime, moi ! fit Fombreuse en marchant avec rage.

— Tenez, cria Rolla, cette affaire du tambourinaire, ça aussi Guadet prétend que c’est vrai. Comment imaginer une Parisienne fine et délicate s’enthousiasmant pour un paysan et continuant à l’aimer, et pour cette musique bête… car c’est bête ce flûtet et ce battement !

— Il parlait haut et vite, mauvais joueur dans le trente et quarante littéraire :

— Ah ! fit Fombreuse, l’histoire du tambourinaire, je l’aime moins…

— Voulez-vous me laisser dire, Fombreuse… Eh bien ! au Figaro, quand Rouma allait paraître, j’en ai parlé, j’ai signalé l’histoire du tambourinaire. Guadet était alors en villégiature. Lorsqu’il est revenu, il m’a affirmé la vérité de l’histoire… que cela s’était bien passé à peu près comme ça ; mais savez-vous comment ? Avec Marginal. Vous avouerez que la distance est énorme, de Marginal à un tambourinaire ! car enfin, Marginal c’est Marginal, un grand nom, et rien d’étonnant que les plus distinguées des Parisiennes…

— Écoutez, Rolla, vous et moi ne sommes pas des Méridionaux… Un tambourinaire, ça ne lui paraît du tout ridicule, à un Méridional.

— Et puis, fit Myron, qu’importe ! Évidemment le tambourinaire est un feston quelconque : dans Rouma… le drame est entre la Femme et le Mari, le Nord et le Midi, et je crois bien que c’est tiré de la vie.

— Oh ! fit Rolla… évidemment ! c’est un détail…

Il regarda devant lui, boudeur. Une force invincible le ramena au dénigrement :

— Quand, au cinquième, Rouma se cache derrière le rideau, ça ne vous paraît pas drôle à vous autres que le masquement de l’unique fenêtre de la pièce ne détermine pas une demi-ombre. Et quand Rouma parle à l’extérieur, qu’aucun bruit ne pénètre… puis ce brouhaha dès qu’on ouvre la fenêtre ?

— Ça prouve qu’on ne pense pas à tout. Car le propre de Rouma, c’est qu’on y trouve justement un soin charmant du détail… l’intérieur du juge… la reconduite avec la lampe…

— Les cris de vendeurs, au premier acte… la fête… le retour du mari, à l’aube… ah ! voilà une scène belle et forte… Comme drame et comme accessoires…

— Évidemment… c’est plein de jolies choses, fit Rolla.

— Monsieur Guadet ! vint annoncer la petite servante de Fombreuse.

La discussion rompit net, Guadet s’avança, la démarche incertaine, tremblante et aveugle.

Il était triste et comme stupéfié. Deux minutes il resta en silence, regardant attentivement, de très près, ses ongles, et répondant vaguement à quelques questions :

— Mon Dieu ! pas plus mal… ce temps froid me terrasse…

Les deux yeux myopes, à régard sans perspective, aveugles à un mètre de distance, s’humanisent à mesure qu’on approche, deviennent de plus en plus de beaux yeux de voyant microscope. La physionomie mobile, en ce moment rigide, Myron y lit les caractéristiques de Guadet. Il sait comment chaque pli s’irradie à un tam-tam où une sympathie, comment les traits se « projettent » en accompagnement des paroles. Il sait les éveils de Guadet dans le froid d’une conversation moutonnière, son beau départ, ses électrisations communicatives où il oublie les tortures, la lassitude, la mélancolie d’une existence douloureuse. Retrempé dans une bizarre jeunesse, qu’aucune maladie ne tue, il escalade des échelles d’analyses et d’observations, nullement enfermé comme les masses littéraires en des formules potinières ou médisantes, empoignant un portrait ou une souvenance, page d’antan, Tacite ou Montaigne, musique ou caractère d’un objet, illuminant tout d’une facette personnelle, d’un éclair d’enthousiasme.

— L’acétate d’aniline, oui, un brave poison, mais lent, insensible… pas comme la morphine. La morphine, c’est la belle ivresse… la souffrance qui s’éloigne à grandes enjambées… pompeusement… solennellement, comme un suisse d’église frappant de la hallebarde…

Guadet montra une petite boîte oblongue, un flacon, puis, plein de mélancolie comique :

— Armé jusqu’aux dents ! Avec cela je puis traverser une forêt vierge !

Son accablement fuyait, devant un peu de combativité soulevée par la présence de Rolla, la prescience qu’on avait dû parler de lui avant son entrée.

— Êtes-vous content de Rouma ? fait quelqu’un.

— Mais pas mal, seulement l’horreur de l’effet, oh ! ces acteurs… ils assassineraient l’univers pour un effet… ils sont à compter tel passage, telle ligne… un effet !… il faut que ça sorte ! Puis un grimage imbécile, et des curiosités, des obstinations à ne pas se mettre un râtelier ; vous savez, ce vieux qui parle d’une manière horrible, sans dents, et tous se fichent des mollets, de fausses poitrines et surtout de faux fronts, des fronts énormes, c’est leur culte, et pas un qui fasse la dépense d’un râtelier !…

Il se mit à rire, entraînant les autres de sa verve débutante, puis :

— Étonné de voir Maguet, Méridional lui-même… si froid dans ce rôle de Rouma, un rôle de vie sensuelle et débordante, je l’interroge : « Dites done, Maguet, est-ce que vous n’êtes pas protestant ? — Oui, fait-il surpris, pourquoi ? » Naturellement je ne lui ai pas dit pourquoi.

— Les gens de théâtre m’effraient, murmura Fombreuse, un malaise comme devant des fous, jamais le lendemain ils n’ont gardé la volonté de la veille… et toujours des promesses rompues !

— Comme tous les joueurs, dit Guadet, Le directeur le plus fin… jamais ne connaîtra le public ; tous les succès les prennent par surprise… rouge et noir… la roulette. Et c’est extraordinaire ces têtes de Gorgone vues par le trou du rideau, ce hasard d’une humanité qui ne se connaît pas elle-même… surtout les têtes féroces des Parisiens qui ont payé leurs stalles… ces créanciers implacables qui attendent leurs gros sous de plaisir… puis le rideau… le rien ne va plus… la bataille à tâtons entre la pièce et la foule hostile.

— C’est vrai, murmura Myron, l’immense force qui gît là, incoordonnée, aux courants si divers… quelle terreur de sentir qu’elle sera pour ou contre, comme les ténèbres qui vous font échapper à l’ennemi ou vous jettent dans l’embuscade…

Tous se turent, l’encre crépusculaire dévora les encoignures. Les ombres furtives s’entrelacèrent aux fumerolles du tabac.

Dans l’atténuation des tableautins de la muraille, les vitres furent des toiles resplendissantes. Les grands platanes s’immobilisèrent sur l’agonie du ciel, sous les grisailles des nues frileuses, teintées de dissolutions infiniment diluées, de poudres de vert-de-gris, de laitons et de briques roses, d’huiles pâles, de pâtes translucides de bougies, de charpies de soie. À la craintive rôderie des rayons, les têtes des visiteurs s’animalisèrent ou se transformèrent en profils de philosophes rêveurs au fond d’un musée. Les mouvements participèrent du vague, difformes, tous plus longs ou plus courts qu’à la lumière, avivés des courbes décrites par les foyers des cigarettes.

Guadet se mit à dire :

— Savez-vous ce qui nous a fait taire ? Il y a eu dans le ton de Myron quelque chose qui a été de la terreur.. ; une note… et dans ce crépuseule… Oh ! la peur au théâtre, ce qu’on pourrait faire, des effets simples, la répétition d’un acte, d’une parole, d’un phénomène, des riens comme la petite lanterne dont s’effraient les imaginations simples, et qui ne rate jamais. Vous savez, un trou, un escalier qui tourne, et la petite lumière va et revient, disparaît et reparaît…

— Je ne sais rien de terrible comme des salles pleines de lumières, une salle, deux salles, trois salles, rien que des lumières, et personne !…

— Connaissez-vous, fit Guadet, le grand sentiment, le soir, très loin, dans le silence du paysage, un incendie, cette menace qui vit sans bruit, qui va par-dessus les bois, et on finit par avoir l’impression que ça pourrait anéantir le monde… Je me rappelle, une nuit, près d’un étang où j’étais resté à l’affût, le noir tout autour, mon chien près de moi. Tout à coup il est venu de la vie, des trous d’embuscade et du clair, et mon ombre et celle de mon chien : allongées sur l’eau… c’était sinistre… et je n’osais pas me retourner pour regarder la cause, la grande lune rouge qui venait de monter derrière moi, qui était comme une personne énorme, une âme effrayante sur le paysage…

Le crépuscule s’approfondit, une solennité douce par le salon, le charme apporté par le causeur, sa parole claire, capteuse, son mystérieux pouvoir d’évocation.

— Et l’effroi de l’absinthe ? Un groupe à une table, un soir comme celui-ci, leurs mains tremblantes, et quand l’un d’eux — le vieux Jehin que vous avez tous connu — quand il levait son absinthe… son regard ! Car ce n’est pas une absinthe qu’on prend… ça va au fond, rejoindre mille, dix mille absinthes bues dans une vie, ça va faire revivre la vieille liqueur, morte et sinistre tant qu’on est à jeun, mais qui s’éveille, qui crée une autre existence, un autre monde dès qu’on boit ; qui fait remonter dix, vingt années dans le cerveau des gens qui ne vivent plus de sang, mais qui vivent de poison, qui sont des cadavres jusqu’à l’heure du poison !…

De grandes lampes vinrent, dissipant le recueillement et l’ombre, la conversation divergea sur le mouvement littéraire, l’esprit de pédanterie et de brume allemande de la jeunesse contemporaine.

— L’extraordinaire de cette génération, c’est tous ces jeunes gens qui commencent par la critique, des critiques de dix-huit, vingt ans, un débordement d’impuissance à tirer de son propre fond une sénilité à bavarder sur le travail des autres.

— Et pas un mâle, fit Myron… un principe femelle, lâche et odieux, un bavardage d’eunuques philosophiques et de pédérastes littéraires.

— Ce sont les fils de la conquête ! fit Guadet. Comme il s’attache toujours une synthèse physique à nos idées, c’est en écoutant Lohengrin que j’ai eu l’impression précise… quand les stridentes trompettes s’élèvent… Je me suis dit : « La voilà, la conquête ! » Eh bien, Mourlannes, et toute la bande des absconces, c’est la conquête, ce sont les terrifiés et les ahuris de 1870, c’est sur leurs cœurs comme un bloc de granit, un grand poids qui les rend peureux et sans haleine. Ils sont tournés vers là-bas, ils ont accueilli avec respect la philosophie de la-bas, une philosophie de lard et de pâtes que leurs estomacs français n’ont pas digérée ; ils ont mâché ça, en conscience, ils nous l’ont servi, ils ont alourdi leurs lèvres sans attraper le tour de main… et c’est la littérature de la conquête !

— Heureux encore que les vainqueurs n’aient pas de littérature contemporaine… nous en serions étouffés !…

Servaise, bercé à la voix de Guadet, se leva péniblement pour partir. Mais à une phrase commencée par le causeur, il s’arrêta, il n’osa traverser les groupes pour aller vers Fombreuse :

— La maladie… la force et la santé d’une maladie, sa beauté… une belle plaie !… une belle plaie pleine de vie grouillante… qui grandit, qui vit sa lutte de plaie contre des principes contraires… qui se féconde comme une fleur. Vous rappelez-vous, Fombreuse, les bois de Champrosay dévorés par les charançons ? Oh ! la vigueur du coloris, la splendeur de ça, cette mort parée comme une grande fête de la nature ! Et voyez-vous, parmi nous, les efforts de la maladie, ces phtisiques qui épousent des phtisiques, ces maladies de foie qui vont vers les maladies de cœur, et le détraquement, la folie… cette force qui fait que presque toujours, quand le choix est libre, vous verrez le fils d’une famille de fous épouser la folie d’une autre famille… le profond mystère de ça… et que l’humanité y ait survécu !

Six heures. Les groupes se levèrent. Bonnin, Gourvain et Jouveroy dévalèrent avec Servaise, précédés de l’encolure forte de Rolla qui disait à Myron :

— Vous direz que je suis un sale bourgeois… mais tout ça ne fera pas, qu’ayant fait un livre superbe, vous n’en ayez gâté la vente pour des choses qui n’y ajoutent rien !

Tandis que Gourvain partait en invectives contre les architectes, Servaise avait une envie immense d’être heureux, l’affreuse lassitude du fiel dépensé tous ces jours ; mais son volume était entre lui et le repos, comme une bête fauve dans un viandis, toujours prête à bondir et à dévorer, et qu’il sentait grouiller par sa tête même aux heures du sommeil.

Ah ! que ce poseur de Myron avait de chance ! Et il ne pouvait se figurer Myron, oppressé comme lui, se repassant le couteau du doute par les entrailles cent fois par minute, et comme lui rêvant sinistrement sur l’oreiller d’insomnie, écoutant bondir un cœur triste comme une cloche des morts, endormi dans des torpeurs malsaines, des assoupissements mi-lucides où un chuchotis demeuré, des syllabes de miserere, une âme de détresse errant par les catacombes du crâne.