Aller au contenu

Le Termite/1/7

La bibliothèque libre.
Le Termite (1889)
Albert Savine (p. 112-123).
◄  VI


VII

Vers le solstice, les réunions littéraires se firent rares. À peine rôdaient les forçats de la petite chronique, quelques poètes rouilleux ou adolescents, par les brasseries et les cénacles. La puanteur de Saint-Ouen et de la plaine Saint-Denis coula des hauteurs de Clignancourt jusqu’aux grands boulevards. Le « tourisme » écrasa la ville.

Alors Servaise tomba dans la nausée. Ses déceptions, privées de l’aiguillon des disputes, s’abattirent plates comme des pierres tombales. Les velléités colériques de travail, les notes « vengeresses » prises pour le roman, tout se fusionna dans une morosité gélatineuse. Reléguée par l’absence et la lutte, son utopie de l’hiver, son amour de « Belle et Bête » regerma comme une fleur des landes. Hypocondriaque, il y rêva, sans oser préciser, avec la conscience d’une chimère trop fluide, avec un surcroît de peine à savoir Mme Chavailles si loin.

Les jours de coudes sur la table, souvent l’image reprit, chaque fois chassée par les mêmes sentiments de Nirvâna, des visions frustes de suicide. Aux crépuscules sinistres, alors que douze heures durant, Noël avait moisi dans sa chambre à vainement enfiler des métaphores, à lutter contre le besoin d’aller sonner chez quelque camarade, il sortait vivement. Il s’éloignait du centre où la goule disputeuse l’aurait englouti. Comme des cavernes de désespérance, les rues s’ouvraient à sa marche, prêchant la philosophie des défaites. Les coins de ciel, les taupes humaines, tout se transmuait en hiéroglyphes de sa destinée,

Un soir, il se trouva vers la frontière, rue de Tolbiac. Là, un pan de métamorphose urbaine, un labeur fuligineux et acide, une poussière de chaux, de cendre, de guenilles et de champignon, conquit son être. Il y vécut, accoudé sur une planche vétuste, dominant de haut un gouffre d’industrie et de nature. Dans la trouée vaste, à talus disparates et semblables à des collines, des effondrements de ferraille, des lambeaux de cheminées, des comblements couleur de plombagine et d’argile. Des chariots en marche déversaient une abondance de terreaux, de conglomérats, de sable, de résidus de fabrique, de poteries en miettes, de paperasses, de coke, de poussière de briques, de vague minerai, de ciments et de calcaires arrachés à des ruines. De cet amalgame tout l’Ouest était comblé lentement, strié de voies orniéreuses et polychromes, enveloppé de méphitisme sec ; de poudres cuisantes flottant au crépuscule.

Plus bas, dans le val libre luttaient des herbes plaintives, de petits champs de pommes de terre nourries de bitume, une échelle de verts pleureurs et de tiges d’ataxie, des maisons de bois au bord d’ex-sentiers noirs comme le Cocyte. Un ruisseau s’acharnait à se frayer carrière.

Dans tout cela, une ou deux routes réelles, couleur de dunes, des lanternes microscopisées dans la profondeur, comme des follets sur une lagune, accrochées sur la pente arrière, ascendantes à celles de gauche, étranges, attendrissantes, pures sur l’impureté du paysage. Funéraires dans ce déblai de plante et de minéral, trois peupliers, reliquat d’une ancienne bordure, et qui, par leur ligne interrompue, marquent-on ne sait quelle ampleur d’espace fantôme, on ne sait quel spectre d’ancien val s’enfonçant et se prolongeant dans le frais des pâturages, la vie des napées, la palpitation des ondes, la joie des renoncules et des trèfles. Eux, noirs de poussière, arbres presque de schiste, montent le rêve étouffé de leur croissance, leur bel acharnement à créer des cellules et de la sève, la feuille et l’écorce dans la nécropole végétale.

De tout cela une magie surprenante de perspective, un élargissement obtenu, au rebours des lois d’immensité, par le complexe des apparences, la multitude des êtres, par le vertige de maisons neuves, comme suspendues sur l’abîme, par le sinistre des labeurs, l’âpreté de la vie, l’étouffant du coloris et de l’atmosphère, les grands aérostats de la nuée sur les forges du couchant, la fantasque présence de Paris vers Montrouge et la Glacière, l’arrivée de foules artisanes précipitées au repos.

— Ce livre qui ne veut pas mourir ! grommela Servaise.

Et les charretées plâtreuses, les enclos de pommes de terre, les vagabonds fouillant les débris d’un geste d’ours fouisseur ou de coyote des savanes, furent des assonances à son chagrin autant que les vapeurs dardantes qui cuivraient l’horizon.

L’horreur des combats pour vivre se distilla par gouttelettes glaciales sur son cœur. C’était une oscillation de pendule, un repos et une souffrance alternatives, des torpeurs et des acuités subites, des chutes de cendre amère et de pluie mortelle.

Tantôt le centre d’obsession s’accompagnait des trois peupliers, tantôt d’une maisonnette où fumait quelque paria en blouse calcinée, tantôt d’un tertre de glaise, tantôt d’une cheminée obélisque vomissant un poison violâtre. Ces choses, entrées dans le sens intime, y devenaient psychiques, formatrices de pensées noires, axes d’associations idéennes, déformées et synthétisées par l’être qui les contemplait.

L’heure avança, les nues en fuseaux comme des lampes et des cierges de funérailles, une verrerie, une métallurgie languissante à mi-route du zénith. Noël identifia toujours davantage l’ambiance à sa philosophie dévoreuse, L’univers tint en ce coin de ruine et de genèse, toute l’histoire de l’humanité inscrite sur des tas de plâtres et de verres cassés, sur la veste d’un rôdeur de ruines, sur le ruisseau empruntant une splendeur hypocrite à la lumière d’un nuage.

Mais par-dossus toute philosophie, par-dessus choses et hommes, un fantôme plana, le fantôme jaunâtre du volume naufragé, le drame des articles et des éloges en vain attendus, l’indifférence inexpiable du monde pour trois cents pages de veilles, pour cette grande livre de chair offerte en holocauste à la gloire.

— Mufles ! mufles !

Sa rage épanchée sur tous les hommes monta vers ses amis mêmes, Elle ressembla de plus en plus à une extravase de vieille fille, exempte de hauteur, tout en acides, en mauvaisetés d’épigramme, en calomnie. Elle eut le goût moisi de ces revues de cénacle où l’on fait l’aumône d’éloges entrefilés d’accusations ambiguës, gonflés de noms de maîtres lâchement accumulés — et au hasard — par des plumes de mendiants littéraires. Le monde déjà si calfeutré par sa philosophie de naturaliste de la deuxième couche, Noël le rapetissa à un papotage de camelots, des injures de voyou, un pessimisme de savetier ou de concierge.

L’éclosion des sorcelleries du soir, un démarrage de brises pénétrantes, électrisées de bonheur, une solennité féconde, un cheminement d’étoiles sur la vapeur lumineuse de Paris, un soir de santé d’âme et de chaleur de fibres, il y marcha la tête basse, aveugle, sans tact, reprenant son refrain de brûlante rancune :

— Mufles ! mufles !

D’instinct, il alla dans une petite gare de ceinture où il attendit le train. Sa navrance se berça aux complexités du joli monde mécanique, au grincement d’une cordelle de métal précédant la chute d’un fanal rouge ou l’ascension d’un fanal vert, aux prunelles qui cillaient sur la voie rigide, prolongée comme un fleuve d’encre entre les berges des talus.

Les rails contaient la victoire presque séculaire du mastodonte aux entrailles bouillantes sur l’Espace et le Temps. L’heure vacillait à petits coups électriques sur un cadran translucide. Les nerfs du télégraphe allaient en fibrilles fines dans les demi-ombres, une sonnerie à trembleur chantait comme un grillon de la science, une armature palpitait ainsi qu’un cœur de bestiole métallique.

Cependant, l’été moite, sous les arbres vitrés, roulait une haleine d’empyreume et de houille, Des voyageurs inclinés sur les bords du quai, épiaient au tunnel la pupille ambrée d’une locomotive. Minuscule comme les lanternes lointaines, longtemps le foyer parut stationnaire au fond de la caverne, puis les pulsations s’accrurent, l’ambre se métamorphosa en topazes ruisselantes dans des tulles dramatiques de ténèbres.

Un signal, un employé poussant une malle, la pupille se projetant immense, en mascaret de rayons raides, et quand les coups lourds du piston et la respiration des fourneaux s’enflèrent, quand le colosse de lueurs et de fracas emplit la petite gare, Noël eut un tressaut des artères, un éveil belliqueux que son dénigrement rencoigna.

Puis, seul au fond d’un wagon, l’idée d’espace et de voyage fit dévier son cerveau. D’abord naquit une ivresse fluide, un vœu de délivrance dans une impression d’envol comme aux rêves de l’adolescence. Le souvenir que Servaise écartait toute cette quinzaine surgit, sembla proche, comme si le tourbillon du train se précipitait vers le séjour des Chavailles.

Il n’y résista pas, la tempe vibrant d’une rumeur de rémémorations, de la multitude des jours anciens se levant en deux temps, aussi vifs et forts que les à-coups des pistons. Comme ces cataractes longtemps vaincues qui anéantissent le barrage, ses désirs du printemps revécurent, l’envie aveugle de s’immerger dans le positif d’une passion, de jeter à pile ou face le présent et le futur.

Alors, il essaya de reconstruire nettement Mme Chavailles. Selon la règle, il y échoua. À peine revit-il telle pose de la tête sur le col frêle, telle onde de mouvement, tandis que des caractéristiques à côté revenaient fermes antant que nombreuses — boucles d’oreilles, soutaches du corsage, nuances de robes, écharpe algérienne, pantoufle-scarabée.

Seule vivait de pleine vie l’impression de la nuit de crise, vrai déterminatif de sa passion, au point qu’il eût pu se demander si là n’était pas tout son amour, si du fond de ses entrailles souffrantes n’avait pas jailli la tendresse, si toute autre femme exquise, et vue précisément la veille, ne serait pas devenue le centre d’obsession ? Encore faudrait-il y joindre la brutalité de Chavailles, le condiment qu’est en amour l’idée de victime et de prisonnière.

Au fracas des ferrailles, au bruissement de l’air contre la maison roulante, l’idée du départ brûla toujours davantage Noël. Son cœur se fondit dans un baiser chimérique, dans une folie étayée de pauvretés raisonneuses. Doucement, sur le plan incliné des enthousiasmes, il vit couler, possible et « même sage », un projet dont jaillirait du malheur peut-être, mais à coup sûr de l’inspiration, de « la bonne semence pour travail », le projet d’aller en villégiature dans un trou voisin du district de Chavailles.

Devant la vitre où se constellaient les luminosités de Vaugirard, des perles semées à l’aventure, un à un se dissolvèrent les scrupules de Servaise, tout son vouloir polarisé vers un miracle vague, le brûlement de vaisseaux dont tant de petits Cortez espèrent l’énergie et la victoire.