Aller au contenu

Le Termite/2/4

La bibliothèque libre.
Le Termite (1889)
Albert Savine (p. 168-184).
◄  III
V  ►


IV

Noël doubla ses visites chez Chavailles.

L’après-midi, le soir, il s’attardait. En lui crûrent des imaginatives d’ile déserte, tout d’horizon interposé en océan autour de l’habitat. La lutte vitale se délimitait entre trois êtres, avec nulle concurrence que le vouloir de la femme et la présence du mari. L’événement et la nature furent complices. Une puissance immobilisante, la stupeur d’une vie horizontale, sans tressauts extérieurs, sans renouveau d’êtres, de paroles, d’incidents, ancra Servaise en Luce.

Sur la rétine de la jeune femme, la face au teint brouillé, aux traits aigus, la saillie de l’ossature s’harmonièrent insensiblement. Elle ne vit pas Noël charmant, certes, mais dans un crépuscule, une vapeur atténueuse. La phase de la nuit de crise plaida pour lui perpétuellement à voix basse. Nivelé à ce rôle de traînante conquête, il n’osa désirer que les faveurs intangibles, les syllabes et les sourires amis, à peine teintés de sexe.

Son instinct critique demeurait, cependant. Comme jadis, il construisit la philosophie moqueuse de son idylle, abaissant et la femme et l’amour. Mais ses arguments tombèrent, comme des pierrailles à l’abîme, dans l’immense synthèse de la passion. Il fut vain et ridicule de savoir si telle ou telle était la femme, capricieuse ou fidèle, onduleuse, rusée, éphémère de cœur et d’esprit, ou loyale et tenace. Elle fut comme la vie, comme le mystère subtil des préférences — par elle-même — indépendante de ses qualités et de ses défauts, miraculeuse, dominatrice, redoutable et inaccessible.

Luce, par les après-midi indolents, apprit les yeux de Servaise. Encadrés d’une sclérotique laiteuse ; les iris avaient une nuance pareille aux demi-soirs purs de décembre, quand les étoiles primaires triomphent à peine du jour trépassant. Elle tomba dans la manie de ces prunelles, condensa tout Servaise en leur cristal.

Les yeux de Chavailles, bordés à cette époque de soufre et d’ocre, ses sclérotiques fibrillées de sang et de fiel, l’ictère de sa face, son hyponcondrie bilieuse aggravée de mauvaise haleine furent les affidés secrets de Servaise. Il le comprit admirablement, attentif à n’oublier rien du banal de toilette qui est aimable et jeune.

Sa laideur s’évanouit, l’illusion le couvrit de magie. Les rustres lourds qui passaient aux abords firent paraître élégante sa démarche. Sa voix un peu fêlée fut délicate à côté du timbre siliceux de Chavailles. Comme toujours, tels épisodes tout en demi-tons résumèrent cette époque :

Un jour, l’orage avorte. L’inquiétude de la terre, une ressemblance entre les torsions de la limace et les basses nues vermiculaires déroulées ou en hélices, dardant des pointes pâles vers les nues hautes. Une foudre latente, à flots lourds, le sol tenace aux pieds. Une basse-cour trouble, peureuse, bavarde par à-coups brusques. Des paniques de passereaux, l’indécision des bizets à s’élancer au delà des clochers, des erreurs de plantes qui se recroquevillent. Les soupirs, les bâillements, le piétinement du bétail. La peau humide, puis sèche, le passage de brises onctueuses ou métalliques, la respiration avivée, puis ralentie : un malaise en tout comparable à celui d’un rendez-vous incertain. Une lumière épongée, sans rais directs, hypocrite, insinuante, psychique. Des étains oxydés, de vieux plombs, des poudres de ferraille, emmêlées au zénith à des pans de lacs, des coquilles, à des amadous troués d’ignition, à des blocs de phosphore blanc. Un passage de délices extrêmes, comme au répit des fièvres paludéennes, des éveils condensés de mémoire, les anciens décors de la vie reparus dans une perspective enfantine ou ardoiseuse. L’organisme désobéissant au cerveau, une sujétion plus forte au mystère des forces, une angoisse d’éphémère grossie aux chocs de l’électricité. Tout ce jour, enfin, les plantes et les bêtes en déséquilibre, le firmament trop vital, la chute de grosses gouttes sitôt coupées, la fausse menace des nues impuissantes à l’avalanche ou au rugissement.

Luce et Noël se tenaient près d’une embrasure, Chavailles allait comme un cheval de guerre, débridé, blasphémant aux répercussions de l’atmosphère sur son foie, Servaise lui-même souffrait d’une saute rhumatismale près des omoplates, d’une douleur contuse dans les reins. La barométrie des souffrances, aiguë, sensible au delà de tout appareil, variait à telle ouverture, à telle fermeture d’une nuée, à telle haleine moite qui vire les tilleuls comme des robes.

— Est-ce sale, hurla Chavailles, ce ciel plein d’hypocrisie, toutes ces machines qui travaillent à vous perforer les nerfs !

Il leva le poing vers deux nuages qui, s’unifiant insensiblement, transmuaient des micas en rhodiums, des fumerolles en tourbes, dont chaque condensation nouvelle semblait une fermeture de pince sur l’hypocondre droit de Chavailles.

— Joliment l’air d’une conspiration ! répondit Servaise.

Pourtant il ne détesta pas, en ces minutes, sa peine. Point vive, instable doucement, elle le poussait à une exaspération extatique vers Luce qui montrait l’extrême splendeur d’yeux de ces jours, la demi-fièvre riche en teintes de peau, en quasi-luminosités du visage, du col, des bras. Le léger parfum répandu sur elle se « suavisait », armé de pénétration aiguë. La volupté mi-morbide transfigurait le port de sa tête écrasée de cheveux, le mouvement avivé de sa poitrine, la demi-asphyxie de sa personne.

Or, par intermittences, alors que Chavailles, dans sa course, passait par la chambre à côté, que ses talons sonnaient à distance, Luce se tournait vers Noël.

Leurs yeux se saisissaient un temps très court, et très timidement. Était-ce la confidence, la première réponse sexuelle de la jeune femme, une promesse équivoque ? Quand Chavailles reparaissait, le mystère semblait insoulevé, les distances reconquises, le doute reparu devant les plis retombants de la jupe, si légers et si insondables !…

Un soir, ce fut le cyclone, une fureur de Atlantique, le broiement des navires contre les mâchoires du récif.

La grande éloquence de l’Élément hurla les origines, les guerres de l’Espace, les cycles nomades et troglodytes, l’hymne chargé de l’encens des solitudes, de l’âpreté des golfes, de la semence des promontoires et des collines, de la poudre des savanes et de l’humus des îles, la harpe harmoniée à la crête des vagues, aux embrasures des falaises, aux nefs des clairières.

Luce et Noël écoutaient les voix vastes. Elles accouraient, elles se ralliaient contre les tilleuls et sur les toitures comme des hordes nécromanciennes, tantôt enfantines, troubles, ébaucheuses de langage, tantôt sans accent, minéralisées, confuses, fouettantes. Éparses, elles semblaient dévorées par l’étendue, faiblement accrochées encore à quelque branche, à quelque girouette, à quelque gouttière, puis reparaissaient en troupeaux de buffles, poursuivies de trompes chasseresses, de meutes féroces aux défilés d’un val. Et une intimité profonde, une joie de bestioles à l’abri dans un creux d’arbre, circula de Luce vers Noël, par-dessus Chavailles et dont ils eurent conscience…

C’est une métairie, à un kilomètre de Chavailles, où Servaise et Luce se tiennent sur le seuil.

Le peintre esquisse la course des dindons, de petites sentes argileuses sur le quadrillage des cultures, des épées de soleil à travers un treillis, une pâture d’ouailles sur des chaumes, des toitures fauves semées aux replis d’un cours d’eau, des baignades d’étalons dons un estuaire. Partout une béatitude diaphane, un doux bouillonnement d’atmosphère. Les aiguilles de l’ombre allongent l’heure sur l’horloge terrestre.

Or, le teint brouillé de Servaise parut infiniment délicat en comparaison de la tête gercée et rocheuse d’un jeune valet de ferme en train d’aiguiser une faucille. Ses mains et son cou, soignés et blancs, plusieurs fois cueillirent le regard de Luce, acquirent toute leur valeur dans ce milieu rustique, assoupissant, tendre, où la peau des fermières présentait la teinte et la rugosité de cous de dindons…

La deuxième quinzaine d’août passa dans ces événements intimes aussi insensiblement gradués que la croissance d’un roseau ou la chlorose des feuilles de la forêt de Malvor.

Une ou deux fois, une allusion de Servaise toucha le tréfonds de l’aventure sans que Luce parût comprendre. Mais le jeune homme avait la notion d’être dans la voie juste, tardive mais sûre, épouvanté seulement du passage des jours, de l’approche d’octobre. Les gerbes du seigle et du froment, la tristesse rase des champs fauchés, aux courtes éteules tranchantes, les premiers labours des jachères, le rouissage du chanvre, le fanage des foins, le pâturage des oies, l’exode des fauvettes, tous ces événements indicateurs d’époque, lui glacèrent le cœur.

Il vit Paris, un univers de beaux jeunes hommes qui d’un éclair feraient ressaillir son peu de grâce, comme un rayon électrique projette un acarus sur une muraille. Tumultueux, il trama des hardiesses, les vit dénouées toutes par la servitude de Luce, les défectuosités de l’habitat où l’atelier de Chavailles avait trop d’issues vers les chambres, par la rareté des tête-à-tête que toujours coupait le tatillonnage du peintre.

Quant aux scrupules, il n’en éprouvait plus le moindre, chaque jour excité par quelques mots fanfarons et goguenards du mari, par des attitudes brutales où il puisait, à côté de l’amour même, un désir infini d’écraser Chavailles. Une accumulation de haine, son ancienne rancune surnourrie par la présence perpétuelle, par des éveils de souvenirs denses, par la colère surtout d’avoir à se déguiser et se morfondre, tout cela grossit de ce que l’autre, malgré sa nature méfiante, le considérât comme une quantité tellement négligeable, ne daignant pas même lui faire l’honneur de cette jalousie fugitive, sans racine, morte aussitôt que née, qui fait périodiquement irruption dans les âmes les moins soupçonneuses.

Tandis que Noël retournait ces incertitudes, la vie parut lui vouloir accorder une grâce. Un jour, il trouva Chavailles plus gai que de coutume, avec ce rire particulier aux gens qui remuent ensemble des souvenirs aimés et des joies promises :

— Tu sais, cria le peintre, c’est pour lundi !

— Quoi ?

— La grande fête félibre, mon cher… une cérémonie comparable à celle de l’an dernier, avec Mounet-Suily… Ah ! ce peuplé entier qui se lève… cette marche triomphale à travers les plus belles villes du monde… ces fêtes du soleil… et ce soir dans l’immense amphithéâtre… le drame grec… dix mille spectateurs… un silence inouï… la splendeur du ciel de cristal… puis les mains tendues… les étreintes… les rugissements d’enthousiasme… et même tes vieilles grenouilles du Nord, tes critiques gelés qui pleuraient…

Son visage jaune charria l’enthousiasme, la surélévation de l’être devant ses préférences. C’était la minute poétique où il oubliait le tatillon et le féroce, où l’enfance, la race, la mémoire soulevaient les allégresses et rajeunissaient le monde.

— Je pars samedi… tu viendras voir Luce quelquefois pendant mon absence ?

Noël, trouble, observait cette joie qui lui ouvrait du possible. Il y perdit haleine, le cœur congestionné comme devant un péril, puis battant à pleins coups de marteau, lui raucissant le larynx :

— Vrai, tu pars ?

— Si je pars ! Mais, c’est-à-dire mon pauvre vieux, que si tu assistais une seule fois à ces assises de notre race, tout faubourien que tu es et malade de la petite cochonnerie du naturalisme, tu serais emporté comme une coquille, tu sentirais s’envoler ton brouillard comme une toile d’araignée dans un ouragan… que tu en aurais la nostalgie, que tu pousserais un cri de gloire à chaque anniversaire, et que rien ne pourrait te barrer la route vers ce merveilleux soleil de la langue d’oc, l’ivresse sacrée des Mistral et des Aubanel, dont les œuvres dominent les petits excréments documentaires comme l’aigle domine le milan… comme le fleuve domine la mare…

Servaise était peureux, recroquevillé. Tout à la fois, il n’osait croire au départ, il le « niait » intérieurement ainsi qu’une superstition obscure, debout chez le tzigane vagabond comme chez les plus vieux civilisés, porte à faire devant tous les bonheurs sur le point d’éclore, et il tremblait que Chavailles ne lui demandât de l’accompagner. Il se sentait mou, lâche, devant ces paroles sonnant un clairon de voyage. Cependant, il crut devoir opposer, par tactique, une contradiction à l’enthousiasme du peintre :

— Monte-toi le coup, mon vieux… Mais n’essaie pas de démolir les colosses du naturalisme avec les ayolis de Carpentras ou de Carcassonne !

Chavailles haussa les épaules et se mit à dire :

— Les colosses du naturalisme ! Si tu avais dit cela il y a quatre ans, passe ! Mais à présent qu’on te les dissèque et qu’on fait sortir la sciure de bois malpropre dont ils gonflaient leur bedaine !… Eh ! va donc ! tu ne me fâches même pas… et toi comme les autres, tu finiras par entendre la voix retentissante du Lion latin… tu sauras qu’il n’est qu’un homme de génie en existence et que celui-là chante sous notre soleil !…

Servaise le laissait aller, dans une fièvre analogue à celle dont il ouvrait, à dix ans, le soir venu, sa mansarde close, le Diable boiteux, plein de « cavaliers » et de « dames ».

Assis sur le plancher — c’était par la saison chaude — là où la descente du toit créait une grotte, des morceaux de torche résineuse jetaient autant de fumée que de lumière sur les pages. Le firmament épiait par la fenêtre horizontale. Du buis béni trempait dans une bouteille. L’incompréhensible dansait sur les gravures faites à petits carreaux, sur la poutre du toit et le lit de bois jaune. |

Quelquefois une ombre, le passage de quelque chose, une animalisation des encoignures. Une mouche bruissait comme une âme, soulevait un essaim d’épouvantes minuscules. Quelquefois aussi un tunnel dans la muraille, des soies et de la parfumerie, un chuchotis : c’était la Dame.

Le petit solitaire fermait les yeux, la Dame passait sur sa poitrine à petits coups de talon. Elle se reposait sur lui une minute, dans une pesanteur voluptueuse, puis le tunnel, les soies, la parfumerie se refermaient dans la muraille.

Pendant que Noël écoutait Chavailles, Luce devenait la « Dame, » condensant en sa robe et sa chevelure tous les poèmes de la mansarde, mais cela accompagné de réflexions sournoises, d’un envol d’audace et de ruse, d’une volonté qui retentissait en mots brefs contre le crâne du jeune homme.

Malgré la crainte superstitieuse, l’amulette du « il ne partira pas » qu’il murmurait encore, Servaise calculait ses projets avec la mine d’un maraudeur rêvant l’empoisonnement d’un molosse. Des pensées peu nobles, une goguenardise, une bourrasque de la perversité originelle, s’entrelaçaient à des ascensions d’amour mystique assonés aux deux mots : « Lion latin » répétés à plusieurs reprises par Chavailles et qui restèrent tout ce soir une des obsessions de Noël.