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Le Termite/2/5

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Le Termite (1889)
Albert Savine (p. 185-204).
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V

Le soir du samedi, après le départ de Chavailles, Noël resta pénétré du fracas d’une locomotive à prunelles de Lévathian. Dévoreuse de l’espace, entre des plaines de craie, par le gouffre des tunnels, les échancrures sylvestres, elle se ralentit à mesure qu’il se la figurait plus lointaine, décroissante, minuscule comme un jouet d’enfant, sombre limace à rouages dont les rails figuraient la trace argentine.

— Il restera six jours ! dit Luce.

— Ah ! six jours !

Ce délai parut bref. Pourtant, l’impression que toute absence est un fragment de trépas et laisse du veuvage à l’arrière fit entre Luce et Noël une atmosphère de solitude et de sécurité. Elle, ce soir, dans des laines pâles et légères, moite du bain, les yeux dormeurs, induisait d’électricité Noël.

Alors il songea à l’Acte, aux calculs des jours précédents, éveillés en sursaut, tautologiques. Il ne les détourna point, enclin plutôt à les élucider : par là ils s’obscurcirent, ne laissant au creuset cérébral que l’obsession d’un vouloir pertinace. Désorienté, attardé quelques secondes à raisonner sans succès, il fut en proie à beaucoup de vague, à des hypnotismes d’ambiance, — le tapis de Judée, les orchidées, les roses de la jardinière, les oscillations dissonantes de deux pendules : un sur la cheminée, lent et lourd, l’autre émané d’une petite horloge de nickel allant à sauts hâtifs, nerveux, comme une puce sur un microphone. Il crut que si le tapis avait été de nuances moroses et surtout le balancement des pendules harmonique, il eût pu coordonner des ratiocinations. Il subit la souvenance de « grelots » de chèvres dans les rues de Vaugirard, de « clochettes » de diligence dans un opéra-bouffe, d’un air d’harmonica, cependant qu’une Jérusalem de gravure « oscillait » dans son crâne, encadrée du tapis de Judée, ramenant le voyage, Chavailles, les félibres et l’Acte.

— Vraiment Chavailles adore ces anniversaires, dit-il.

— Il les préfère à tout.

Le malaise reprit, l’apparition des choses hétéroclites — apparemment sans lien avec l’entour — mêlée de l’épouvante de voir Luce tellement inerte et mystérieuse, Sa position au centre d’un sopha, envahissant presque les bordures, la traînerie de sa jupe, tout se présenta en obstacles insurmontables. Puis, les broderies de la même jupe saillirent lourdes, menaçantes, solennelles.

Dans un accès de désespérance, il remit tout au lendemain, se dispensant ainsi du calme. Mais, selon la coutume, avec l’obligation disparue, le charme remonta. Luce s’enveloppa de puissance, la lueur des océans et des fleuves sommeilla sur ses prunelles, le fluide des nues électriques arma sa gorge et son visage, le mystère terrible de la beauté trembla sur les plis de son corsage. L’audace amoureuse traversa comme un cyclone le cervelet de Noël, avec l’instinct presque d’un crime. Il se leva, fit une enjambée vers la jeune femme. Dans sa pose de repos favorite, attendait-elle, percevait-elle l’approche du péril, la grave aventure où tendait leur destinée ? Était-elle dans l’indécision, le oui ou le nom de l’enfant où se plaît la paresse féminine ? Allait-elle être stupéfaite, se raidir, se débattre, avec des yeux de mépris ou des terreurs glaciales, rendre pour jamais l’union impossible ? Simultanément ces questions se heurtèrent dans l’imagerie de la scène, les froissements d’étoffes, les étreintes, les pâleurs, les saccades, les soupirs et cassèrent net l’élan du jeune homme. En même temps il se répéta qu’il allait se jeter à la roue de fortune, qu’il voulait ou se perdre ou triompher.

Il aura beau temps | fit Luce.

— Oui.

Ces mots, comme une sonnerie de clairon, dévièrent la songerie. Servaise fut rehanté de la locomotive plus ténue encore sur les plaines, de Chavailles pareil à un soldat de plomb dans une voiture-jouet, de l’irrégularité des deux tic-tac, avec l’odeur des roses et la lueur du tapis de Judée. Il songea que s’il pouvait se promener un quart d’heure dehors, par les seiglières, autour des tilleuls, il reviendrait armé de force et de bravoure.

— Je veux ! je veux ! répétait-il à travers ces songeries.

— De plus en plus un instinct de maraude, d’escalade, de crime se tapit au fond de son crâne avec l’apparition de gendarmes grotesques, d’un interrogatoire, de phrases pareilles aux légendes de Lavrate, de pompiers, de nez, de bosses, de rosières enceintes, et d’une phrase mélodique exaspérante, sur un ton de flûte :

— Je veux !

En bataille contre ces caricatures, il fixa les yeux sur une boucle d’oreille de Luce. Il tinta des rimes par son oreille :

C’était un grand vase vermeil
Où l’on avait peint les apôtres.

. . . . . . . . . . . .

Une boucle d’or frissonnait.

. . . . . . . . . . . .

J’ai baisé tes paupières closes.

Au dernier vers, l’Acte revint dominateur, en une densité de serments faits la veille, Servaise en retourna vertigineusement les faces morales, le trouva fantasmagorique, d’une inutilité sans borne, apitoyé sur Luce, estimant féroce et immonde d’oser songer à elle, pour cela, prêt à pleurer, sans sexe, sans désir, empli d’une amitié infinie et douce comme une rêverie anglaise de poète lauréat. Alors Luce, le silence, les lampes tout fut d’un autre monde, baigné dans l’irréel, avec des déformations semblables à celles d’une songerie trop longue sur les causes finales.

— Il doit approcher d’Orléans ! fit Servaise.

Observant qu’ils ne parlaient que du peintre, il se fâcha contre Luce, tout en se demandant si ce n’était pas l’indice d’états moraux analogiques en elle et en lui-même. Cette espérance, retour au positif, fut suivie d’une nouvelle prédominance du cervelet. Il fit quelques pas en parlant, à l’affût de la meilleure direction pour se rapprocher « naturellement » de Luce.

Mais il vint ainsi près des pendules, dont les petites voix de métal le désorientaient comme des sarcasmes, avec le surcroît d’une des lampes projetée droit sur lui, le détaillant de la tête aux pieds. Il s’arrêta, trembla, honteux, repris de sautes de songeries, tenta de tout vaincre en appelant des visions brutales, des désordres de toilette, des dénouements de chevelures. Par là, la supputation revint d’une résistance, de la distance où Luce pouvait être de l’Acte. Même en ne supposant qu’une simple lutte pudeur, il resta l’effroi, la réapparition de lectures sur « l’impuissance née de l’émotion ».

Cependant, il était à un pas de Luce sans savoir comme, toutes ses notions montant et descendant des spirales obscures, avec des éveils de lucidité pareils aux chocs d’une machine magnéto-électrique. Il s’arrêta au frôlement du sopha. Une cloche sonnait dans son cerveau, sa volonté coulait sans rives comme les fleuves aux grands dégels. Il sentait confusément que tout se décidait en-dehors du « moi ordinaire », que mille personnalités affluaient du fond de sa mémoire et s’entre-choquaient dans une fatalité de cataclysme. Ardent et gelé il s’assit près de Luce. Il allongea son bras vers elle, brusquement perçut une jeune et divine souplesse enserrée contre lui, puis un grand baiser d’amour reçu passivement par la jeune femme, puis un « non ! » dont il s’effara, qui le fit dénouer son étreinte et reculer. Alors, quoique Luce eût la face douce et bonne, il se crut perdu sans appel, il se sentit debout comme sur des ressorts, sur un terrain fluide, sur de la boue de marécage, il salua d’une manière ridicule, avec des balbutiements, et se trouva dehors, dans la nuit.


Quand il eut dépassé les tilleuls, il resta stupide et vertigineux. L’impression d’un avortement irréparable pesa sur sa poitrine. Il alla dans le vague, orienté d’instinct, dans le trou de la nuit ouvert jusqu’aux étoiles. Clapotant, heurté aux rebords du sentier, sa pensée s’équilibra très lente, Les hontes des pilotes égarés et des généraux vaincus trottinèrent par son crâne, épaisses, pesantes comme de la matière, écrasantes pour les poumons et l’épine dorsale, nourries de réminiscences détaillées, des mots, des gestes, des silences de cette heure où il eût dû vaincre. Très vainement entrecoupait-il d’un opiniâtre « demain » ses souffrances. Le retour d’un moment similaire semblait reculé aux profondeurs du temps et de l’espace, comme le moqueur demain de la légende.

— Fini ! fini !

Monomanisée, cette conviction, il l’étendit obscurément aux ambiances : il parut que, par cette nuit, jamais il ne parviendrait à parcourir la route où traînait sa marche claudicante. Il se sentait enfoncer dans le néant ou la folie, comme une à une devant lui les constellations s’enfonçaient dans la croissance orageuse des nuages. Par instants, une réaction physique, le souvenir des lèvres tièdes, le galvanisme du désir calcinant et corrodant ses nerfs. Il s’arrêtait alors, étreignait la nuit fraîche, il lui semblait poser sa bouche sur la bordure tremblante des nimbus.

L’instinct le mena en haut de la pente, devant la ferme-auberge. Là, les bras sur la poitrine, il prévit quel cercueil allait être sa chambre, quels étouffements et quels affres « d’attente, » quelle horreur de sa personne, et quels grincements de dents !

— Entrerai-je… entrerai-je ?

Rien que l’idée d’ouvrir la porte, de monter l’escalier comme un calvaire, le terrorisa.

— Entrerai-je ?

Brusque, il tourna les talons, il redescendit la colline à grands pas, il s’enfonça vers le pâle des tilleuls où dormait la bienaimée. Le bruit de ses pas semblait une levée de bestioles dans les herbes, des exodes de mulots, de batraciens, de perdrix. Là-haut, la nuit rôdait belliqueuse.

Aux grandes nues surgies de l’horizon, des brasiers blancs traînèrent parmi des lacs de bitume. Les électricités denses tordirent chaque molécule ; encore hésitantes, amassées pour des fureurs prochaines. Cette ambiance de terreurs occultes ; les haleines spirales du vent, la submersion des constellations harmonieuses, les murailles de l’ombre sur l’horizon, l’embuscade des forces mystérieuses, se répercutaient dans la chair de Servaise comme dans un hymne d’amour, merveilleusement trouble et douloureux, plein des instincts du « quand même, » des concordances du cataclysme et de la passion. Au cerveau comme aux sens, cette nuit était femme, par l’effleurement des robes du vent, par les chairs du nuage, par le parfum, par la moiteur flottante et féconde, par la confidence des feuilles, par le glissement des formes fluides dans la ténèbre, femme comme ne l’est jamais la mâle nuit pure, où la chaleur du sol rayonne dans le cristal firmamentaire, comme ne l’est jamais la nuit d’ouragan sans orage.

Le premier éclair s’allongea, timide et pâle et lointain, suivi d’un faible grondement bu par l’espace comme une clameur de lions à l’autre versant d’une colline. Servaise tressaillit, songeant aux fleuves d’eau qui allaient lui couler sur l’échine. Arrêté, il voulut rebrousser chemin, mais le pôle continuait à l’attirer, une main semblait accrochée à sa gorge, légère, forte et impérieuse.

— Quelle jobardise !

Lentes, très douces, tordues comme des bêtes phosphorescentes de la mer, les lueurs électriques s’échelonnèrent vers Chaunes, faiblement rythmées de foudre. Elles progressèrent à la longue ; mordirent plus brèves et plus colères dans l’espace, avec des rauquements précipités. Le paysage trembla, les harmonies détruites par des dissonances fulgurantés. Le choc d’une convulsion d’éléments vers une cime de talus, coupa la poitrine de Servaise, et que ce fût le bruit ou l’influence électrique, il se sentit étreint, les tendons raides. Comme il revenait à lui, les premières gouttes survinrent, de guinguois, écrasées sur sa tempe et sa mâchoire gauches.

— Le déluge !

Il vint un arrêt, un silence, une pause de drame dans le paysage, puis une belle rumeur monotone, une rumeur de cent mille vies, la fécondité versée à pleines coupes sur la terre nerveuse, les chuchotis-sanglots de la pluie. Dans ce voile humide, Noël atteignit les tilleuls entr’ouverts sur la petite vitre faiblement fluorescente là-bas, le conte de fées de la Belle au Bois dormant, translucide sur la face de la maison de Chavailles. Il s’immobilisa, avec dans la poitrine autant de pulsations que dans la plaine furieuse, répétant d’un ton d’oremus :

— Le phare ! le phare !

En marchant vers la clôture du jardin, il heurta quelque chose, — une échelle oubliée. La folie frémit à ses tempes, le rêve de grimper vers la fenêtre comme un sauvage.

Les nues s’ouvrirent plus fort, les eaux en mascarets, retentissantes comme des cuivrailles sur la terre nue, sur les univers de la feuille, croulèrent en creusant des sources. Furieux et dans une bravade, Noël ôta son chapeau, reçut le torrent sur son crâne, l’âpre hydrothérapie du firmament, la pesée des flots irréguliers aplanissant les cheveux. En même temps qu’une purification ineffable, le revif des bons parfums de la plante, les poudres rejetées au sol, des odeurs nervines de nitre et d’ozone naquirent avec le sentiment d’une fécondation bienheureuse, la volupté des palingénésies. Les vêtements saturés, les cheveux applanis sur le crâne, la nuque froidie de cruels cinglements d’onde, Noël se réfugia sous un tilleul avec un grondement, un désir hydraté par toute la chair. Son œil ressaisit la fenêtre de Luce, la translucidité de tulle de la vitre, la lumière frêle parmi les clameurs de l’ouragan, parmi les grands éveils de lueur, comme une âme timide parmi les fracas d’une bataille.

Ah ! s’élancer, broyer l’obstacle du poing, entrer en tumulte, en conquête, s’agenouiller dans sa force et son triomphe ! Il sortit de sous le tilleul, il s’avança de nouveau vers les clôtures de Chavailles. L’incendie l’irradia, la lividité électrique de tout l’horizon, une chute de foudre sur les collines. Dans une panique de témérité, franchissant la muraille à l’aide de l’échelle, il se trouva en malfaiteur dans le clos. Tremblant, il avança, il appliqua l’échelle contre la fenêtre…

Des encognures, des pénombres aiguisées de reflets, le lit pâle vers la droite, le tout comme une contrée aussi lointaine que les vallées du Zambèze, et mille frontières ténues et implacables : la Vitre, la Loi, la Coutume, le Sommeil, que pas un homme sur dix mille, dans les mêmes circonstances, n’oserait franchir. Mais comme le Livingstone résigné aux fièvres et aux embuscades, comme le Vasco sillant aux déserts atlantiques, Servaise s’anima d’un esprit de monomanie, d’une témérité nourrie d’orage, de désespoir, de déséquilibre. Dans l’accalmie, il heurta des ongles à la fenêtre. Un mouvement par delà la veilleuse, Luce dressée, et les lèvres du jeune homme collées contre la vitre bruirent :

— C’est moi… Noël !

Puis, la définition du moment, un coup d’œil cérébral en embrassant les circonstances psychiques et matérielles, la conscience que ses vêtements mouillés, son chapeau tordu, ses cheveux trempés à la tempe, faisaient de lui une manière de bandit. Lente, la fenêtre s’ouvrit, une voix faible murmura :

— Oh ! quelle folie !

Abruti, lui ne disait et ne répétait que :

— Luce !

— Je vous ai reconnu, par bonheur, fit-elle… j’ai reconnu votre voix… mais vous n’avez donc pas songé…

Un peu de colère dans sa voix indolente :

— Vous n’avez donc pas songé au péril… à tout ce dont votre tentative vous menaçait… Et si j’avais eu l’ouïe moins fine ? Si j’avais crié de peur ? Si Jean et Mariette étaient accourus ?

— Fou ! fou ! trouva-t-il les bras étendus.

Debout encore sur l’échelle, dans le vent, tout à coup il gravit l’entable. L’orage entra avec lui, les éclairs, le bruit des feuilles, l’immensité des nuages haillonnés sur la voûte, l’odeur nerveuse de l’air électrisé, toute la maladie fraîche et rude de l’espace et de la terre, tout le courant d’amour des crises de l’élément. Elle ne vit ni la mouillure de ses habits, ni ses bottes limoneuses, ni sa moustache en désordre, mais une force parmi ces grandes forces, une hardiesse parmi les éclairs, le puissant élan d’un être vers elle, à travers les menaces et le tumulte de l’orage. Et lui se courba, chuchotant son repentir, son irresponsabilité, la violence du cœur.

— Sans conscience… j’ai rôdé… rôdé des heures… l’orage me tenait, la pluie me perçait… je voyais cette vitre…

Elle l’écoutait, dans la robe de laine pâle, le nuage de sa grâce, tiède d’intimité, embaumée d’une toute légère essence, dans l’harmonieuse anomalie d’un éveil. La pitié et l’orgueil, les sens induits de foudre, la mollesse de sa nature, l’étrange, l’aventureux, le retour à la sauvagerie mêlée à l’intimité du refuge, ces choses plaidèrent en elle pour lui :

— Ah ! pauvre garçon !

Plus près, la figure dans le corsage, il se leva, il la pressa contre lui. Tout en eux s’ébranla, les virtualités de leurs êtres se levèrent dans la fureur et la tendresse de l’étreinte, dans un mariage environné de foudre.

Quand il se leva, vainqueur et humble :

— L’échelle ! fit-il.

Ils se regardèrent, les yeux de l’homme lui transmuant le visage et éteignant le trivial des traits. Elle, dans l’émotion triste de la chute, le conduisit vers la fenêtre, le vit descendre et s’enfoncer dans la nuit.

Sur les chemins boueux, l’échelle jetée, il marcha en triomphe, heureux des assauts du vent et des eaux, riant des paroles confuses, dans la stupeur que la vie fût si romanesque, si détruiseuse de formules.

— C’est que la vie contient tout !… tout !… grommelait-il.

Il sentit véritablement à ces minutes qu’il n’est point que les récits de filasse et de froideur, que les plus humbles ont dans leur histoire une épopée, une marche héroïque pareille, au niveau près, à l’épopée de Napoléon ou de César dans la vie des peuples.