Aller au contenu

Le Tigre de Tanger (Duplessis)/V/VII

La bibliothèque libre.
et Albert Longin
L. de Potter (5p. 179-206).

VII

L’expiation (suite).


Dès qu’elle fut seule, la belle Irlandaise appela Anna et lui ordonna d’aller chercher une voiture. Elle y monta bientôt, et partit après avoir ordonné qu’on la conduisit dans le Strand, à l’hôtel du grand juge au banc du roi. Elle n’avait pas fait un demi-mille que le doute commença à entrer dans son cœur si ferme et si résolu tout à l’heure.

— Ah ! dit-elle, si Fitzgerald se cache chez son puissant complice, et qu’il ne veuille pas me voir, il est clair que Jefferies ne me recevra pas ; ou s’il me reçoit, il me dira que mon frère n’est pas chez lui… Et cependant, j’en suis certaine, c’est chez le grand juge que Fitzgerald est dans ce moment-ci.

Tout à coup elle aperçut Chiffinch qui marchait dans la rue ; la voiture de Suzanne avait rattrapé le page qui, la tête baissée et le regard soucieux, cheminait lentement le long des maisons.

— Monsieur Chiffinch ! monsieur Chiffinch, dit Suzanne en passant auprès de lui ; faites arrêter la voiture et montez auprès de moi… Ah ! dites auparavant au cocher de continuer sa route.

Chiffinch obéit. Il était heureux et joyeux comme un enfant, il lui semblait qu’il venait de faire un pas immense auprès de son inexorable maîtresse.

Monsieur, lui dit Suzanne, c’est chez lord Jefferies que je vais… J’ai le plus grand intérêt à pouvoir pénétrer jusqu’à lui sans être annoncée… Si je m’étais présentée seule, c’était impossible, les valets de mylord ne l’eussent jamais permis… Vous êtes connu d’eux, monsieur Chiffinch ; un mot prononcé par vous dans l’hôtel du grand juge doit être obéi comme si c’était un ordre du maître… Monsieur Chiffinch, je compte sur vous : vous me ferez entrer dans le cabinet de Jefferies sans être annoncée… C’est pour cela que je vous ai fait monter dans ma voiture….

— Et que lui voulez-vous donc, Suzanne ? dit Chiffinch avec une mauvaise humeur subite, Pourquoi ce tête-à-tête ! Pourquoi surtout voulez-vous arriver à lui sans qu’il sache que c’est vous qui voulez être introduite ?…

— Je vous ai demandé un service, monsieur Chiffinch, et vous ne me répondez que par des questions… dit Suzanne d’un ton sec. S’il ne vous convient pas de me le rendre, descendez de la voiture et laissez-moi. Je saurai bien parvenir à mon but sans votre aide… Avec de l’or, quand on n’a qu’un valet à corrompre, on doit aller vite en besogne… Je vous ai dit de descendre de la voiture, monsieur Chiffinch…

— Je ferai ce que vous me demandez, Suzanne, dit le page d’une voix humble et en prenant dans ses mains tremblantes celle de la jeune fille qui la lui abandonna.

— Et ce n’est pas tout, poursuivit-elle. Il est d’abord bien entendu que vous n’entrerez pas avec moi dans le cabinet de mylord Jefferies… Et puis, je veux que vous m’attendiez chez lui dans le vestibule… Mylord Jefferies est un brutal… Il peut avoir la fantaisie de me maltraiter… Je ne serais pas fâché de vous savoir là, et que je puis vous appeler à mon secours…

— J’obéirai en tout point, murmura Chiffinch, en baisant la main de Suzanne, qui la lui retira, et dit :

— Nous sommes arrivés, descendons.

Le laquais de service vint au-devant de Chiffinch d’un air respectueux.

— Mylord est-il chez lui ? demanda le page de Jacques II.

— Oui, Votre Grâce : mais il est avec quelqu’un, et il a défendu de laisser entrer qui que ce fût… Mais puisque c’est Votre Seigneurie qui se présente, je vais annoncer.

— Je n’ai point à voir mylord, répondit Chiffinch ; c’est madame qui désire lui parler…

— Puisque c’est Votre Seigneurie qui présente madame, dit en s’inclinant l’obséquieux valet, je vais avoir l’honneur de l’annoncer.

— Il est inutile de te donner cette peine, madame montera toute seule… Je le veux.

— C’est différent, Votre Grâce… D’ailleurs, je pense que mylord ne m’en voudra pas trop de ce que j’aurai laissé monter madame sans l’annoncer… J’ai vu madame ici, et je sais que c’est son frère qui cause maintenant avec mylord…

Suzanne n’attendit pas plus longtemps ; elle monta l’escalier et se présenta à la porte du salon qui donnait sur le palier. Elle voulut l’ouvrir, mais elle ne put y parvenir : le verrou était mis en dedans. Elle prêta l’oreille alors, et il lui sembla entendre le bruit de deux respirations haletantes, mais sans aucun éclat de voix.

— C’est Fitzgerald qui met déjà à exécution ses projets de vengeance !… pensa-t-elle !… C’est trop tôt ! Il n’a pas assez de patience… Il faut l’empêcher d’achever…

La pensionnaire de Bridewell connaissait aussi les diverses pièces de la maison, plus particulièrement habitées par Jefferies ; elle alla sans hésiter à une autre porte ouvrant sur le même palier et qui donnait entrée dans la chambre à coucher du grand juge. Elle fit jouer le pêne et pénétra sans peur dans l’antre du tigre. Il ne s’y trouvait pas. Elle continua alors sa marche, ouvrit la porte qui faisait communiquer la chambre avec le salon, et entra dans cette pièce. Il n’y avait personne non plus.

— C’est là ! se dit-elle en se dirigeant vers la porte du cabinet de travail de Jefferies. Avant d’ouvrir, elle écouta.

Elle ne s’était pas trompée : c’était là qu’avait lieu une lutte terrible entre son frère et le grand juge. Cette lutte, du reste, tirait à sa fin, comme Suzanne put le comprendre bientôt par les paroles de Fitzgerald, qui parvenaient jusqu’à elle avec un grondement sourd.

— Ah ! je te tiens enfin sous mon genou misérable ! Ah ! il t’aura plu de fouler aux pieds toutes les conditions de notre pacte… Il t’aura plu de livrer, contre tes plus formelles promesses, de livrer, dis-je, à un de tes semblables, à Chiffinch, ma sœur pour qui je consentais à te servir, monstre !… J’ai versé le sang que tu me demandais de verser, mon serment est tenu !… Le tien, qu’en as-lu fait ?… Où est l’honneur, où est l’innocence de Suzanne ?… Rends-les moi en retour du sang que je t’ai donné… Tu ne le peux pas… Tu vas mourir !…

— Tu sais bien, disait Jefferies d’une voix étranglée, à peine intelligible, tu sais bien, mon bon Fitzgerald, que Suzanne a été respectée par Chiffinch, qui ne lui a fait que du bien…

— C’est-à-dire qu’elle a su se faire respecter… et si elle est restée pure, c’est contre ta volonté… Mais ce n’est pas seulement cette condition de notre pacte que tu as violée. Ne m’avais-tu pas promis que Suzanne ignorerait toujours les crimes que je m’engageais à commettre à ton profit et pour la sauver ?… Misérable ! misérable !… n’as-tu pas encore déchiré cet article de notre traité ? n’as-tu pas dit à Suzanne que c’est moi qui ai tué lord Lisle à Lausanne ? Eh bien ! vois ce poignard, c’est celui qui l’a tué !… et c’est aussi celui que je vais t’enfoncer dans la gorge !…

— Grâce, grâce, balbutiait Jefferies demi-mort de terreur ; grâce, mon ami !… Puisque tu sais que j’ai dit la chose à ta sœur, tu dois savoir aussi que j’étais ivre quand je l’ai dite… Et l’on ne tue pas un ivrogne qui a laissé échapper un secret… Car je suis un ivrogne, moi, un misérable ivrogne…

— Je te dis que tu vas mourir… mais je veux savourer ma vengeance… Tu m’as trop fait souffrir pour que je te tue d’un seul coup ! C’est à cause de toi, que je n’ose pas maintenant me présenter devant ma sœur ! C’est ta langue de vipère qui a fait qu’elle me maudit en ce moment, et qu’elle me repoussera avec horreur quand elle me verra !…

Suzanne, à ces mots, ouvrit la porte et s’élançant dans le cabinet :

— Jamais ! jamais, je ne te maudirai, Fitzgerald ! s’écria-t-elle avec une indicible émotion, et loin de te repousser, vois, je t’ouvre mes bras… Laisse vivre ton complice, Fitzgerald, et viens sur mon cœur, toi qui m’as tant aimée.

Tandis que Suzanne et son frère se tenaient embrassés, Jefferies s’était relevé, et, après s’être approché de son bureau, avait saisi, dans l’un des tiroirs, le pistolet à double canon qui y restait toujours chargé et amorcé. Il l’arma, et, le dirigeant sur Fitzgerald qui lui tournait le dos :

— Comme je ne veux pas m’exposer à voir recommencer tous les jours de semblables scènes chez moi, murmura-t-il en clignant les yeux, je vais en finir une bonne fois pour toutes… Il ne me sera pas difficile d’établir que le frère et la sœur n’étaient venus ici que pour m’assassiner…

Il allait lâcher la détente quand Suzanne se jeta au-devant de lui, et, couvrant Fitzgerald de son corps :

— Il est probable, dit-elle avec une mâle assurance, que pour imposer silence au témoin qui révélera le meurtre de mon frère, vous allez me tuer aussi, mylord ?

— Cela va sans dire, ma belle enfant ! répondit Jefferies avec un terrible ricanement.

— Je ne vous parlerai pas de la reconnaissance que vous me devez, mylord, à moi qui viens de vous sauver la vie ; mais je vous dirai tout simplement ceci : Je ne suis pas venue seule chez vous… votre bon ami Chiffinch m’a accompagnée ici ; c’est lui qui a ordonné à vos gens de me laisser monter sans être annoncée. Sans cela, vous savez bien que je n’aurais jamais pu parvenir jusqu’ici sans que vous eussiez été prévenu… Chiffinch m’attend en bas… Maintenant, mylord, tuez-moi et envoyez mon corps à Chiffinch… Cela ne manquera pas de resserrer les liens de votre amitié, et après un pareil cadeau, je m’imagine qu’il vous servira beaucoup mieux encore auprès de son gracieux maître Jacques II.

Jefferies abaissa lentement son arme et fit signe à Suzanne et à Fitzgerald de sortir.

— Viens, mon frère, viens, dit l’Irlandaise en jetant sur le grand juge un regard où la défiance se mêlait encore à l’orgueil du triomphe, viens ! Si tu savais ce que je veux faire, et pourquoi je vais te demander l’aide de ton génie tout entier !… Viens !

Suzanne entraîna Fitzgerald. En passant devant Chiffinch, qui attendait avec une patience digne d’une meilleure récompense.

— Merci, monsieur Chiffinch, dit-elle, vous pouvez maintenant vous rendre à vos occupations ; mais ne manquez pas de venir me voir dans la soirée.

Elle fit monter son frère dans sa voiture et se plaça auprès de lui, après avoir donné l’ordre de la ramener chez elle.

Dès que Fitzgerald fut seul avec Suzanne dans la voiture qui les entraînait rapidement vers Montagu-street, il attira la jeune fille sur son sein, et laissant tomber sur elle un regard plein de tendresse et de reconnaissance :

— Tu as fait comme notre cher et infortuné James, lui dit-il ; loin de me renier, tu m’as ouvert tes bras… sois bénie pour cela, ma sœur !… Ah ! Suzanne, tu ne sais pas le miracle que tu viens d’opérer par la simple manifestation de ton amour fraternel survivant à mon crime… J’étais perdu ; le désespoir m’avait rendu fou… Je tuais Jefferies, je me tuais après, parce que mon imagination épouvantée me représentait ma Suzanne détournant son visage de moi et me repoussant avec horreur… Je sacrifiais ainsi à une fureur d’un instant le plus admirable plan de vengeance que jamais homme ait conçu ! un plan qui, d’un seul coup, doit faire tomber dans les mains du bourreau trois êtres exécrés, les trois hommes qui nous ont fait le plus de mal, et qui se préparent à nous en faire encore davantage, Jefferies, Kirke, Chiffinch !… En m’ouvrant tes bras, tu m’as sauvé, et tu as aussi sauvé notre vengeance !… c’est pour cela que je le répète : sois bénie, ô ma Suzanne !

— Jefferies, Kirke, Chiffinch ! dit l’Irlandaise avec lenteur et à voix basse ; oui, tu as raison, ce sont bien là nos trois ennemis les plus redoutables… ceux qui, après avoir flétri notre passé, menacent encore plus notre avenir. Jefferies a commencé notre malheur. Chiffinch lui est venu en aide, et il n’a pas dépendu de lui que je ne sois aujourd’hui une fille perdue. Quant à Kirke, il s’attaque à un jeune homme qui a été noble, bon, généreux envers moi… Nous avons cependant un quatrième ennemi, Fitzgerald, dont tu te souviendras, je l’espère, quand le moment sera venu… Je parle de l’assassin de James !

— Tu peux compter sur moi, Suzanne. Je ne l’ai point oublié, je te le jure ! Et le jour que ma vengeance frappera les trois hommes que nous venons de nommer, elle éclatera aussi sur le meurtrier de notre pauvre frère.

— Et quand mets-tu à exécution le projet qui doit les livrer à Rose ?

— J’attends avec vigilance que l’occasion se présente.

— Penses-tu qu’elle se présente demain avant midi ?

— Y songes-tu, ma chère sœur ? Demain avant midi ! Mais c’est impossible ! Non, non, rien ne se fera, rien ne peut se faire avant le débarquement du duc de Monmouth…

— Ce sera trop tard, alors !

— Comment, ce sera trop tard ? Est-il jamais trop tard pour se venger ? La vengeance appartient à Dieu, Suzanne, et il la donne quand il lui plaît. Avancer son heure, c’est la compromettre. Et d’ailleurs, plus elle est tardive, plus elle a eu le temps de mûrir, et elle devient alors d’autant plus douce à savourer.

— Cela peut être vrai, Fitzgerald, et j’accepte avec joie l’espoir que tu me donnes… Mais je voudrais faire une chose dès demain… une chose qui n’empêcherait pas notre future vengeance, qui peut-être même la servirait, qui, dans tous les cas, la commencerait.

— Qu’est-ce que c’est donc, ma sœur ?

— C’est à toi que j’ai voulu avoir recours, avant d’en parler à aucune autre personne, bien que Chiffinch se soit mis à ma disposition, sans même savoir ce que je souhaitais. Mais outre que je n’ai pas une grande confiance en lui, je crois encore plus en ton génie qu’en sa puissance.

— Dis-moi donc ce que tu désires d’obtenir de moi.

— La rupture du mariage de Kirke avec miss Lucy Murray.

Fitzgerald fit un bond sur les coussins de la voiture, et se tournant brusquement vers Suzanne, il la regarda d’un air stupéfait :

— Tu désires, lui dit-il, tu désires que je fasse rompre le mariage du major-général Percy Kirke avec la fille du conspirateur Murray ?

— Oui, frère. As-tu quelque moyen d’arriver sûrement à cette rupture ?

L’Irlandais ne répondit pas ; il semblait plongé dans de sombres réflexions.

— Il me semble, Fitzgerald, continua Suzanne d’une voix persuasive, qu’avec une imagination aussi inventive que la tienne, tu ne tarderais pas, si tu voulais t’en donner la peine, à trouver quelque empêchement à ce mariage.

— Dis-le-moi franchement, ma sœur, demanda Fitzgerald, dont le visage était empreint de la plus cruelle inquiétude, aie confiance en moi. Ce serait assurément un malheur épouvantable, mais je préfère, si je dois en être frappé, je préfère de le connaître dès maintenant. Suzanne, aimerais-tu le major-général Percy Kirke ?