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Le Tigre de Tanger (Duplessis)/V/VIII

La bibliothèque libre.
et Albert Longin
L. de Potter (5p. 209-237).

VIII

L’expiation (suite).

L’étonnement qu’avait tout à l’heure éprouvé Fitzgerald n’était rien auprès de celui où tomba Suzanne, en entendant la question que lui adressait son frère. Cet étonnement, toutefois, fut de bien courte durée, et fit tout à coup place à un bruyant éclat de rire, où les nerfs surexcités de la jeune fille avaient plus de part que sa volonté.

— Sais-tu bien, frère, que je t’en veux presque, dit Suzanne en se calmant aussitôt, de venir ainsi, par tes excentriques interrogations, faire éclater chez moi une gaité si hors de saison ?… Si j’aime le major-général Percy Kirke ?… Ah ça ! voyons, es-tu fou ?… Parles-tu sérieusement ?

— Loin de te blâmer, j’applaudis à ton rire, Suzanne, car il m’enlève une grande terreur en me prouvant que je me suis trompé… Mais puisque tu n’éprouves aucun amour pour Percy Kirke, pourquoi Souhaites-tu si ardemment que son mariage avec miss Lucy n’ait pas lieu ?

— Fitzgerald, ne me fais pas dire mes raisons, je l’en supplie. Sans t’occuper de tout ce que je peux penser sur ce mariage, brise-le, tu me rendras heureuse… Dis, peux-tu le briser ?… le veux-tu ?…

— Je n’aurais pas besoin de m’ingénier longtemps pour faire chasser Kirke de la maison de sir Charles Murray ! Non, ce facile exploit ne me coûterait pas de bien grands efforts ! Je n’ai qu’a lever le doigt pour que le terrible, l’indomptable Kirke soit jeté dehors comme un larron découvert à temps, et à qui, avant de le chasser, on arrache le diamant qu’il allait dérober.

— Ah ! Dieu soit loué ! s’écria Suzanne ravie ; je savais bien que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de m’adresser à toi ! Puisque tu le peux, Fitzgerald, tu le veux bien, n’est-ce pas ?

— Non, Suzanne, je ne le veux plus.

— Tu rejettes ma prière, Fitzgerald ?

— Avant que tu n’aies songé à me la faire, Suzanne, j’avais été violemment tenté, dès hier au soir, de frapper Percy Kirke de ce coup beaucoup plus sensible pour lui que tous les autres ; mais c’était fractionner ma vengeance, c’était n’atteindre qu’un cœur, quand j’ai trois têtes à faire tomber, trois cœurs à broyer !…

— Ah ! dit la jeune fille à voix basse et comme se parlant à elle-même, il voulait, hier au soir, sans même m’avoir vue, faire ce que j’allais lui demander aujourd’hui… Et maintenant que je le lui demande, il ne le veut plus !… Fitzgerald, continua-t-elle en haussant la voix et en levant sur son frère des yeux humides de larmes, je ne crois pas qu’il soit possible de dire plus clairement à quelqu’un qu’on n’a que haine et mépris pour lui…

— Allons ! voilà que je te hais et que je te méprise, maintenant !… Voyons, Suzanne, sois donc raisonnable… et chasse ces fausses idées… Tu sais bien que tu es toujours ma sœur chérie et honorée.

— Si cela est, prouve-le moi, aie confiance en moi, ne me traite pas comme une enfant, ne me cache pas tout. Tu m’as déjà caché le nom du meurtrier de James, j’ai respecté ton secret, j’ai compris que sa possession pouvait m’ôter mon sang-froid et me rendre imprudente, si jamais je me trouvais face à face avec l’homme que tu m’aurais désigné… Mais ce qui t’a fait changer d’idée du soir au matin, sur le coup que tu pouvais immédiatement porter à Kirke, pourquoi me le taire aussi ?… Qu’avais-tu besoin alors de me proposer, il y a quelques jours, cette association de nos moyens et de nos forces ?… Il paraît que tu as aussi changé d’idée là-dessus…

— Je n’ai pas du tout changé d’idée là-dessus, Suzanne… car je vais te dire des choses bien graves, que je devrais peut-être te taire !… Mais je te les dirai parce que, sachant tout, tu comprendras qu’il serait souverainement puéril de rompre le mariage de Percy Kirke avec miss Murray.

— Parle, Fitzgerald, je t’écoute, dit Suzanne en se rapprochant de son frère. Mais non, attends un moment, voilà que nous sommes arrivés chez moi… Montons, nous sommes plus tranquilles pour causer.

Un instant après, l’Irlandais et sa sœur étaient commodément assis l’un à côté de l’autre dans le petit salon de Montagu-street. Fitzgerald reprit ainsi la parole :

— Je n’ai plus à te cacher, ma chère Suzanne, que je suis un agent du grand juge, ou du moins que je l’étais tout à l’heure encore. Comme tel, j’ai dû aviser aux moyens de pénétrer parmi les conspirateurs qui méditent le renversement du roi Jacques II. Refusant de me rendre en Hollande, parce que je voulais rester à Londres pour veiller sur toi, j’ai cherché à faire ici ce que j’aurais fait là-bas, à connaître les plans, les projets et la marche pour ainsi dire jour par jour de la conspiration qui a pour chef nominal le duc de Monmouth, pour chef réel sir Charles Murray… Je méditais de m’introduire chez ce dernier, de capter sa confiance et de m’ouvrir chez lui une large source de précieux renseignements. Tout cela était convenu avec lord Jefferies, et même, pour enlever tous les obstacles qui pouvaient me gêner, le grand juge au banc du roi avait, sur ma demande, fait arrêter et conduire à Newgate, le vieux William, un domestique duquel j’avais intérêt à n’être pas vu… J’appris bientôt que Percy Kirke était éperdûment épris de miss Lucy Murray, et qu’il l’avait demandée en mariage… Sa réputation bien connue d’homme qui ne respecte ni Dieu ni diable, le parti politique qu’il servait, ses relations d’amitié avec Jefferies, le rendaient aux yeux du puritain Murray un gendre impossible… Et d’ailleurs, la jeune fille avait un bel amoureux à qui elle était même fiancée et de qui elle raffolait. Percy Kirke fut donc repoussé, malgré les conseils de John Widman, mon ami et mon collègue en tripotages politiques… avec cette différence cependant qu’il paraît être de bonne foi, lui… Mais sir Charles Murray, qui avait compté sur le jeune Henri Lisle pour en faire le mari de sa fille, dut bientôt renoncer à cette idée si chèrement caressée… Il fallait pourtant un époux à la belle Lucy, il lui en fallait un, coûte que coûte !… Percy Kirke revint ; il avait été fait dans l’intervalle major-général de l’armée anglaise… L’inflexible puritain se sentit tout radouci pour lui ; la jeune fille songea sagement que dans le choix d’un mari il ne fallait pas être trop difficile, trop exigeante, et elle agréa enfin et faute de mieux la recherche obstinée de Percy Kirke… C’est alors que l’idée me vint de renverser tout ce bonheur d’un homme que je hais, et je résolus de le faire honteusement chasser de chez sir Charles Murray…

— Alors, interrompit Suzanne, tu as donc bien réellement en ta puissance un moyen certain, infaillible, de faire rompre ce mariage, si tu le veux ?…

— Tu l’as dit, ma sœur, un moyen certain, infaillible, mais que je me garderai bien de mettre en usage !… Qu’il l’épouse ! qu’il l’épouse ! C’est de ce mariage que doit naître notre vengeance terrible, magnifique, complète, achevée ! s’écria Fitzgerald en se levant et en marchant à grands pas dans le salon.

Suzanne faisait effort sur elle-même pour garder le silence ; elle parvint à se contenir, et ce fut avec un calme apparent qu’elle dit à son frère :

— Continue, mon ami, et dis-moi comment et pourquoi tu as épargné le major-général ?

— Épargné, Suzanne ?… Épargné ! moi, j’ai épargné le major-général Kirke ! dit Fitzgerald indigné. Ce n’est pas bien, ce que tu dis là, ma sœur, car c’est comme si tu me jetais au visage que je suis un lâche et un infâme !…

— Je ne vois en vérité pas pourquoi tu te fâches ainsi, frère ! répondit la jeune file avec douceur ; certes, si quelque chose est loin de ma pensée, c’est l’intention de te causer le plus léger des chagrins !… Laissons là le mot épargné, et dis-moi pourquoi tu as changé d’idée.

— Je me rendais, hier au soir, chez sir Charles Murray, à qui je devais être présenté par John Wildman, quand celui-ci voyant en moi un agent dévoué corps et âme au duc de Monmouth, me confia un secret… important ! tu vas voir s’il l’est ! John Wildman me dit que le major-général n’avait pas été agréé sans conditions… Et que ces conditions assuraient le succès de l’entreprise de Monmouth, et par suite, celui de la révolution qui allait renverser Jacques II du trône… Il ne fut pas d’abord plus explicite ; mais bientôt, persuadé par mes protestations de dévoûment et surtout par la connaissance profonde que je laissais paraître des moindres détails de l’entreprise, il me prit pour un des chefs du projet de soulèvement, et baissant la voix, me dit que ce projet si compromis depuis quelque temps venait d’acquérir un auxiliaire tout puissant. Le major-général Kirke, ajouta-t-il, dans la première rencontre des troupes royales avec les soldats de Monmouth et les populations qui auront pris les armes, entraînera du côté des insurgés les formidables bandes revenues naguère de Tanger, et de cette façon, la victoire sera fixée sous nos drapeaux… Comprends-tu, Suzanne, comprends-tu tout le parti qu’il y avait à tirer d’une révélation aussi inattendue ?

Fitzgerald s’arrêta et regarda sa sœur pour voir l’effet qu’il produisait sur elle. La jeune fille était restée calme, presque indifférente.

— Allons, poursuivit Fitzgerald, à ton air, je vois que tu n’as pas compris. Je vais donc t’expliquer ma pensée et mes plans. J’allais chez sir Charles Murray avec l’intention bien arrêtée de faire rompre le mariage de Percy Kirke avec miss Lucy. Mais le secret que me confiait Wildman, me fit tout à coup dédaigner cette mesquine vengeance pour en poursuivre une autre digne de ma haine pour Jefferies, pour Chiffinch et pour Kirke. Écoute-moi attentivement, Suzanne, car, toi aussi, tu auras ton rôle dans l’exécution de ce projet… D’ailleurs, rien de si simple à concevoir, de plus court à expliquer. Kirke va donc trahir Jacques II ; mais la trahison ne peut s’isoler ; elle ne peut exister dans un seul homme ; à celui qui lui ouvre sa porte, il faut des complices ; le major-général en aura… Ses plus intimes parmi les officiers qui commandent les régiments de Tanger seront appelés et sollicités par lui… Il s’agira alors, et en temps opportun, d’étendre le bras et de faire main-basse sur ce nid de conjurés… Les arrêter, les interroger séparément…

— Oui, dit Suzanne en interrompant son frère, je comprends que tu tiens ainsi le major-général, et qu’en sortant du tribunal où tu le jettes, il n’a plus que les mains du bourreau où tomber… Mais Jefferies, mais Chiffinch, que peux-tu donc contre eux ?

— Jefferies, Chiffinch et Kirke, tu le sais mieux que personne, forment entre eux ce qu’il nomment un triumvirat. Penses-tu donc qu’il soit bien difficile de faire du juge et du page les complices du soldat ? Je réponds, moi, de prouver jus- qu’à l’évidence cette complicité… non pas seulement complicité morale, mais bien complicité de fait… Je te le répète, je me charge de cette partie de la besogne… Je compte, il est vrai, un peu sur ton aide. Une femme dont Chiffinch aura voulu faire sa maîtresse… qui aura vécu dans son intimité… qui soupait avec lui et le grand juge, au cabaret de la Vache-Rouge ; cette femme doit posséder bien des secrets. Et ses révélations devant la justice…

— Fitzgerald, je comprends maintenant ! Ne compte pas sur moi, mon frère, pour le rôle que tu viens de créer là ; je ne saurais le jouer.

— Tu me refuses ton aide, Suzanne ?

— Oui, Fitzgerald… mais ne va pas croire que ce soit par lâcheté de cœur, par faiblesse de tête… Je comprends que l’on marche par n’importe quelle voie à une vengeance aussi légitime que la nôtre… Mais je ne saurais te suivre, non pas dans la voie que tu prends, mais dans la vengeance elle-même dont tu me parles.

— Pourquoi donc ?

— Parce que tout d’abord tu vas renoncer à cette vengeance.

— Oh ! pour cela, non ! Je la poursuivrai avec toi ou sans toi, mais je la poursuivrai !

— Je te dis que tu y renonceras.

— Veux-tu bien expliquer tes énigmes, Suzanne ?

— Tu renonceras, te dis-je, à cette vengeance collective, parce que la base elle-même sur laquelle tu la plaçais, va te manquer.

— Comment ? Kirke n’a pas l’intention formelle de trahir Jacques II ? Et les intentions de Kirke ne passent-elles, pas toujours à l’état de faits ? dit l’Irlandais.

— Kirke, il est vrai, a maintenant l’intention formelle de trahir son roi, et cependant demain il sera prêt à le servir avec toute la fougue et toute la bravoure qui le caractérisent.

— Ah ! tu en sais alors plus long que moi, ma bonne Suzanne, dit Fitzgerald, en couvrant d’un sourire moqueur l’inquiétude que faisait naître en lui l’assurance de sa sœur.

— Non, non ! dit l’Irlandaise d’une voix résolue, le major-général Kirke n’entraînera pas ses agneaux dans le parti de Monmouth.

— Et la raison de ce que tu prédis là, ma chère prophétesse ?

— Il n’aura aucun intérêt à le faire.

— Et son amour pour Lucy ? Et sa parole engagée à Murray ?

— Son amour pour Lucy sera devenu haine et rage. Quant à sa parole, elle lui aura été rendue. Tu te tais, Fitzgerald, et tu ne m’interroges plus. Sais-tu pourquoi tout cela arrivera ? C’est parce que demain, avant midi, le major-général sera chassé outrageusement de chez sir Charles Murray.

— Il n’y a que moi au monde qui ai le pouvoir de le faire chasser.

— Aussi, est ce sur toi que je compte.

— Tu as tort, Suzanne, tu as tort de compter sur moi ; je n’obéirai jamais à un aussi étrange caprice ; je ne changerai jamais pour une vengeance aussi mesquine.

— Il n’y a là ni caprice, ni vengeance, Fitzgerald ; il y a expiation ! dit la jeune fille d’une voix solennelle. Écoute-moi, mon frère, tu as tué le père de lord Henri Lisle.

À ces mots un sourd gémissement sortit de la poitrine de l’Irlandais qui courba la tête devant l’imposante autorité du geste et de la parole de Suzanne.

— Je ne te fais point de reproche, Fitzgerald ; je n’ai pas le droit de t’en faire… Laisse-moi continuer sans m’interrompre. Tu as tué le père de lord Henri Lisle… Eh bien ! moi, j’aime le fils de ta victime, je j’aime d’un amour immense !… Avant d’avoir connu ton crime, je voulais jeter Lucy, la fiancée de Henri, aux bras de Kirke… C’était une épouvantable douleur que j’allais donner là à l’homme que j’aime, mais une douleur nécessaire, qui devait le guérir de son amour pour Lucy et le conduire vers moi… D’ailleurs ma jalousie me conseillait ainsi. Mais aujourd’hui rien de tout cela ne peut avoir lieu… J’offre mon cœur en holocauste… Je sais bien que je vais souffrir : la terreur de voir un jour Henri me préférer Lucy, me rendra bien malheureuse. Mais au moins lui que tu as si cruellement frappé dans son père, ne sera pas encore frappé dans sa fiancée… Ce n’est pas pour qu’il l’épouse un jour que je la lui conserve pure. J’espère que jamais elle ne sera sa femme. Mais je ne veux pas qu’il ait cette effroyable torture de la savoir aux bras de son ennemi. Ma conduite, Fitzgerald, sera l’expiation de ton crime… Dis-moi, mon frère, tu ne voudras pas me faire mourir, n’est-ce pas ? et, je le sens, je mourrai si Kirke cause une telle douleur à Henri. Tu le vois donc bien, il est nécessaire que tu rompes ce mariage !

— Suzanne, ma sœur, que me demandes-tu là ?

— D’apaiser le remords chez toi, de l’empêcher de naître en moi !

— Je ne puis aller chez sir Charles Murray.

— Pourquoi donc ?

— Le major-général pourrait m’y rencontrer…

— Eh bien ?

— Je ne veux pas le voir pour le moment, murmura Fitzgerald.

— Mais de quel infaillible moyen me parlais-tu ? Puis-je aller à ta place, moi ?

— Oui… mais un dernier mot, Suzanne, ma Suzanne bien-aimée, ta résolution est-elle irrévocable ?

— Oui, Fitzgerald.

— Eh bien ! tu seras contente de moi, ma sœur ! À demain !

— À demain, Fitzgerald !