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Le pays, le parti et le grand homme/Un patriotisme prodigieusement désintéressé

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Castor
Gilbert Martin, éditeur (p. 31-45).

UN PATRIOTISME PRODIGIEUSEMENT DÉSINTÉRESSÉ.


I


Dans combien d’entreprises privées, de spéculations louches, de compagnies largement dotées par l’État, ne trouve-t-on pas le nom de M. Chapleau ou celui de ses compères ! Vingt pages suffiraient à peine à en reproduire la liste, avec l’histoire des faveurs ministérielles dont elles ont été l’objet et des gros bénéfices qu’il a su en tirer.

Coïncidences aussi heureuses qu’étranges ! toujours ses parents et amis se trouvent les plus compétents à remplir les emplois publics les plus rémunératifs. Toujours l’on trouve que les compagnies, institutions ou sociétés dans lesquelles il sacrifie ses économies pour le bonheur du peuple, et dans lesquelles il s’immole à l’intérêt public, sont celles qui bénéficient des plus belles subventions, des privilèges les plus exorbitants accordés par les gouvernements dont il fait partie ou sur lesquels il exerce, quelque influence !


II


Voyez par exemple :

Il travaille aux élections : n’allez pas croire que ce soit par intérêt personnel : il sert son pays, voilà tout !

Mais le pays reconnaissant encombre de suite les bureaux publics de ses parents et amis ; son père, tous ses frères, etc., se choisissent les plus rémunérés parmi les emplois qu’ils peuvent remplir ; ils y spéculent même à la façon de Senécal. Et si M. Chapleau ne place plus de parents, c’est parce que M. Chapleau n’a plus de parents à placer !

Heureux M. Chapleau !

Pour lui-même, le patronage et la faveur gouvernementale abondent partout où il a des intérêts. Par exemple, c’est toujours lui, ses associés ou ses créatures qui, dix ans durant, ont les causes de la Couronne.

Heureux M. Chapleau !

Il condamne le double mandat ; c’est par patriotisme ! Mais comme cela lui sert bien ! Avec le principe du double mandat, M. Masson prenait les deux mandats de Terrebonne. Mais les électeurs de ce comté, soulevés par M. Chapleau, faisant mine de condamner le double mandat, M. Chapleau obtint, dès 1867, un siège dans la chambre locale.

Heureux M. Chapleau !

Guidé par un principe de haute philosophie sociale, M. Chapleau condamne la qualification foncière. Comme ce principe sert bien son intérêt personnel, lui qui n’a pas de qualification foncière !

Heureux M. Chapleau !

Les portefeuilles de ministre ne se font pas attendre. Depuis dix ans, il a toujours eu sa place au gouvernement aussi longtemps que les opérations de la clique ne l’on ont pas fait déguerpir. Depuis cinq ans, il n’a eu, suivant lui, qu’à choisir ceux qui lui convenaient, soit à Québec, soit à Ottawa.

Bien plus ! On exalte sa vertu de renonciation, lorsqu’il ne renonce à rien, son esprit de sacrifice lorsqu’il ne sacrifie que ce qu’il ne peut avoir.

Il pose, sans cesse en victime de son désintéressement, et cependant, comme le renard vis-à-vis les raisins, il ne trouve de trop vert que ce qu’il ne peut attraper.

Heureux M. Chapleau !

Ce qu’il abandonne dans la profession, ce n’est que sa clientèle journalière de la Cour de Police ; tout au plus a-t-il sacrifié les profits plus ou moins problématiques que donnent même les plus brillants succès en cour criminelle ; ce qui cependant lui permet de répéter sans cesse, comme Blake, que sa profession était pour lui la source d’une fortune colossale, et qu’en renonçant à cette fortune, il s’est sacrifié pour son pays.

Heureux M. Chapleau !

Il devient actionnaire dans le chemin de St-Lin. C’est là qu’il dit avoir placé ses économies ! De plus, son beau-père fournit $40, 000.00 pour bâtir le chemin. Tout cela est l’œuvre du patriotisme, bien entendu !

Et de suite, il faudrait déplacer le tracé du chemin de fer du Nord, pour le faire passer par St-Lin, de manière que les 15 milles de chemin dont M. Chapleau est co-propriétaire, deviennent partie du chemin provincial. En ne choisissant pas ce tracé patriotique, M. de Boucherville a encouru de bien sévères reproches. Ce n’est que dans l’intérêt de la Province qu’il veut ainsi déplacer le chemin du Nord ; mais comme une telle politique sert admirablement ses intérêts !

Heureux M. Chapleau !

Plus tard, ce chemin est vendu à la poursuite du beau-père et racheté par Senécal pour une faible somme, moins de $50, 000.00, croyons-nous, et tous les gros actionnaires et fournisseurs, tels que Deslongchamps, par exemple, qui y ont mis des milliers et milliers de piastres en bel argent sonnant, toute leur fortune, en un mot, se trouvent perdre tous leurs droits. Plus tard, M. Chapleau se sert de tout le poids de son influence de chef, il use de toutes les rigueurs de la discipline pour imposer au parti conservateur la vente du chemin du Nord.

Cette vente, c’est bien pour le salut de la Province qu’il l’impose. Oh oui ! mais la vente est faite à la condition que le syndicat du Pacifique achète en même temps l’embranchement de St-Lin et paie §300, 000.00 pour ce qui ne coûtait, que $50, 000.00 à M. Senécal. Et quelques jours après cette vente, M. Chapleau, l’homme au « seul capital de ses dettes », suivant son expression, plaçait sur deux propriétés $24, 000.00 ! Comme son intérêt personnel et celui de ses amis se trouve bien servi par la politique que son patriotisme désintéressé impose à la Province !

Heureux M. Chapleau !

En 1880, M. Chapleau fait incorporer la Compagnie du Crédit foncier franco-canadien. Il faut à cette compagnie un monopole exclusif de cinquante ans ; sans cela, elle ne viendra pas nous faire bénéficier de ses capitaux. Cela, c’est bien sûr ! Pour nous sauver de ce danger, M. Chapleau exerce une pression formidable sur son parti et l’odieux monopole est accordé. Grand acte de patriotisme sans doute !… lequel est suivi d’un dépôt en banque de $14,000.00 au nom de M. Chapleau, comme un faible témoignage de reconnaissance des juifs du crédit foncier !

Il sert son pays, qui l’en paie grassement. Mais en même temps il se trouve à faire la fortune du Syndicat-action du crédit foncier, qui l’en récompense au centuple. Ce n’est pas tout : les gens du crédit foncier lui allouent $2,000.00 annuellement, avec le titre de vice-président de leur société.

Heureux M. Chapleau !

Plein d’admiration pour le génie de Dansereau, et pour l’aider à faire la fortune de la province, il l’accrédite auprès du ministère, et Dansereau fait l’affaire des Tanneries. En reconnaissance, il paie à même les $50,000.00 de Midlemiss, certaines dettes de M. Chapleau. Ce dernier, innocent comme l’agneau de la fable, se voile la face, sous le coup de l’indignation, dès qu’on veut le soupçonner d’être complice de Dansereau ! Il répudie énergiquement la transaction et se retire blanc comme neige. Il a fait acte de patriotisme, servi Dansereau et Midlemiss, reçu sa petite part de bénéfices et garde une réputation au-dessus de tout soupçon.

Heureux M. Chapleau !

Dans l’intérêt de la province de Québec, il faut à tout prix obtenir du parlement fédéral la Charte d’un chemin de fer de Toronto à Québec. Toutes les influences québecquoises sont mises en réquisition pour obtenir cette charte patriotique en faveur de MM. Chapleau, Senécal et leurs amis. Comme toujours, leurs noms ne sont là que pour représenter l’intérêt public de la province.

Mais la charte obtenue, ils la vendent à une autre compagnie et empochent chacun leur part du prix !

Heureux M. Chapleau !

Il en est de même des compagnies du Tunnel, etc., et d’une foule d’autres :

Heureux ! Trois fois heureux M. Chapleau !

Il a accepté un titre de docteur en droit et une chaire de professeur de Laval. C’est une démarche contraire aux principes conservateurs, aux intérêts de son parti. « C’est presqu’une trahison des intérêts de la région de Montréal ! » lui disent ses amis, « Laval veut vous enrégimenter à son service, avec quelques autres influences montréalaises, pour diviser nos forces.

— « Laissez-moi donc faire ! réplique-t-il. Tous ces rouges de l’Université sont sans cesse à me calomnier. On me représente comme indigne de la confiance publique. Ces titres, cette chaire que m’offre une si haute autorité religieuse et sociale, c’est une réhabilitation pour moi. J’accepte ; mais six mois après, je me retire. »

Mais six mois après, M. Chapleau se sent converti au grand principe du monopole universitaire. Le voilà devenu grand apôtre de Laval. Il va même, jusqu’à se servir de son autorité de chef pour exiger de certains amis politiques qu’ils acceptent des chaires de Laval, qu’ils mettent leur influence au service de cette institution. De ce moment, il devient l’ennemi le plus acharné des droits de Montréal, dont, par sa position, il est le défenseur naturel. C’est lui qui, en vertu d’un certain contrat synallagmatique, met toutes les forces du gouvernement au service de Laval, pour lui faire conférer sur Montréal un droit qu’elle n’avait pas. C’est lui qui, se cachant derrière le prétexte d’un voyage de santé en France, va à Rome, pour y ruiner, par des affirmations fausses, la cause de Montréal.

Mais il couvre le tout du prétexte de l’obéissance passive à l’autorité religieuse !

En deux mots, il a vendu à Rome la cause et les intérêts de Montréal, comme il les a brocantés à Québec !

Laval l’en récompense et d’une manière privée et d’une manière publique, en lui obtenant du St-Siége la croix de commandeur de St-Grégoire[1]. On sait le public de Montréal si naïf qu’on ne se donne pas même la peine de lui faire croire que c’est pour ses services généraux à l’Église que M. Chapleau est décoré. Le recteur de Laval vient publiquement dire à M. Chapleau, en lui remettant ses insignes, que c’est un tribut de reconnaissance pour les services qu’il, M. Chapleau, vient de rendre à Laval…

Et la population catholique et conservatrice de Montréal applaudit ! Elle proclame ou laisse proclamer bien haut que M. Chapleau est allé en Italie travailler dans les intérêts de Montréal !…

M. Chapleau s’allie à Laval pour servir son intérêt personnel au détriment de ses concitoyens. Cela lui donne prestige, influence, décorations ! Cela lui permet d’écraser ceux qui ont eu la hardiesse de critiquer ses erreurs, de persécuter ceux qui ont défendu contre lui la cause de la vérité.

Heureux, mille fois heureux M. Chapleau !


III


Il y a une foule d’autres incidents politiques où se manifestent toujours les mêmes tendances à faire céder toujours l’intérêt du pays, même celui du parti, à l’intérêt privé, impossible de les énumérer tous.

En l’automne de 1879, eut lieu la conversion mémorable de MM. Paquet, Flynn, Alexandre Chauveau, Fortin et Bacicot. Touchant effet des grâces de. M. Chapleau et du talent de persuasion de M. Senécal : ils surent communiquer à ces pauvres aveugles une étincelle de leur patriotisme désintéressé et faire briller à leurs yeux les lumières de la vérité. Cela valut à M. Chapleau le pouvoir avec le commandement en chef ; à M. Senécal l’administration du chemin de fer du Nord, avec la perspective certaine d’en faire plus tard sa propriété.

Dans la formation de cet étrange gouvernement, les conservateurs de toute la région de Québec furent totalement ignorés. Il y avait dans ce groupe bien des ultramontains à punir ! on était heureux de les frapper. Mais ce ne fut pourtant pas cela seul qui les fit sacrifier : M. Chapleau ne se croyait pas alors encore assez puissant pour déclarer la guerre à l’élément le plus fort de la province de Québec. Il fallait surtout achever de détruire Angers, en l’excluant tout à fait de la politique. C’était un rival trop danger pour le laisser prendre les forces du pouvoir.


IV


Mais, dira-t-on, ne l’a-t-il pas invité à entrer dans son gouvernement ? La Minerve l’a affirmé solennellement.

Non et oui, comme vous allez voir.

Non ! il n’a pas même songé à l’informer qu’un gouvernement conservateur était à se former.

Et pourtant, s’il y avait un homme qui eût des titres à recueillir les bénéfices politiques de la succession Letellier, c’était bien Angers. Angers, le plus actif, le plus énergique, le plus implacable des adversaires du coup d’État, qui ne recula pas devant le sacrifice de laisser ses affaires à Québec et de s’installer plusieurs mois à Ottawa où il travailla jour et nuit les puissants factums dont d’autres se sont attribué tout le mérite. Il était là comme un soldat toujours sous les armes, toujours sur la brèche, demandant sans cesse au ministère la tête de Letellier, déclarant qu’il resterait là jusqu’à ce que sa demande fût exaucée.

Et, que faisait M. Chapleau pendant ce temps ? Il ménageait la chèvre et le chou ! il finassait diplomatiquement. Sans doute qu’il prenait au mouvement une part suffisante pour réclamer à propos sa part des bénéfices ; mais aussi, il observait Sir John et le ministère pour ne pas se les rendre défavorables. Il y eut même un moment où, se tenant prudemment à Montréal, ayant bien soin de ne pas mettre le pied à Ottawa, il se montrait scandalisé de l’indiscipline d’Angers, Ross, Mousseau et Ouimet. Même, il réclamait vigoureusement et avec une vertueuse indignation contre ces écarts de jeunesse…

Et pourtant, il était le complice de la fameuse motion Mousseau, la connaissait d’avance, puisque ce fut lui qui, par une dépêche télégraphique, donna le signal de faire le coup ! ! !…

Hardi tirailleur embusqué bravement derrière une muraille, et faisait mine de protéger les ministres, avait-il le droit de répudier l’un de ceux qui, tête haute, et poitrine découverte, combattait loyalement en rase campagne pour ce qu’il croyait être le droit et la justice… ? Et pourtant, il l’ignora comme s’il eût été le dernier des serviteurs inutiles.

Non ! il ne l’invita pas à faire partie de son gouvernement !

Mais oui ! il l’invita, répéteront les organes de M. Chapleau.

Oui !… Après que le gouvernement fut définitivement formé et que la nouvelle s’en fut répandue dans Québec, un groupe influent de conservateurs ayant appris qu’Angers, leur chef, en était exclu, se rendit de suite auprès du premier et lui reprocha amèrement et avec indignation cette injustifiable exclusion. Un protêt écrit fut même remis à M. Chapleau, réclamant énergiquement contre une pareille injustice. Le lendemain matin, M. Chapleau, voyant quelle bourde il avait commise, manda Angers. Et alors, mais alors seulement, il lui offrit un poste très secondaire dans son cabinet.

En ce sens oui, il l’a invité à entrer. Mais tous les gens de cœur comprendront qu’Angers se devait à lui-même de refuser.

Pourquoi cette exclusion injustifiable, lorsque M. Chapleau disait à qui voulait l’entendre qu’il n’en avait que pour quelques mois à Québec, avant de partir pour Ottawa ?

Des sept membres de ce gouvernement, tous excepté un sont déjà partis.

Pourquoi priver la province des services de l’un de ses hommes d’État les plus capables et les plus expérimentés, surtout lorsqu’il savait que la plupart des membres de son fameux ministère n’étaient que des chercheurs de fortune politique qui, au bout de quelques mois, seraient tous disparus de la scène publique ?

Pourquoi ? Parce que les capacités supérieures d’Angers menaçaient son prestige et rendaient impossibles les petites opérations que l’on connaît !

En effet, aurions-nous été soumis à l’humiliation de voir les tripotages qui ont signalé les deux dernières sessions, si Angers eût été là ?

Angers, banni de Québec, se dit : « Eh bien, j’irai servir mon pays dans la politique fédérale… »

Il accepta donc le mandat fédéral de Montmorency, que ses anciens électeurs, revenus d’un moment d’égarement, lui donnèrent avec enthousiasme et par une large majorité.

Rendu là, il sentit qu’il nuisait à de trop puissantes ambitions et que M. Chapleau avait autant d’intérêt à le bannir de la politique fédérale que de celle de Québec.

Pris de dégoût et sentant que, pour un temps indéfini, l’intrigue rendait stériles tous ses efforts pour servir son pays dans la politique, il entra dans la magistrature. C’est ainsi que la raison d’État l’a exclu à jamais de la politique.


V


Que servait-il à Chapleau de bannir Angers du ministère local, puisque lui-même devait bientôt aller à Ottawa ? C’est que Chapleau était irrésolu : ne pouvant suffire à saisir à la fois tout ce que ses convoitises faisaient miroiter à ses yeux. Être à Ottawa, ça donnait un plus fort salaire, et c’était un poste plus élevé ; mais être premier à Québec, cela ressemblait plus à César !… Et puis, il y avait là une chose qui n’était pas à dédaigner : c’était le tour du bâton. Il eût voulu être à la fois premier à Québec, ministre à Ottawa, chef partout ! Il n’avait pas assez de mains pour tout prendre, et cependant, rééditant la fable du chien sur la botte de foin, il fallait empêcher les autres de toucher à ce qu’il croyait être sien, savoir : les trois autres parts du lion de La Fontaine.

Cependant, il fallait choisir, car nous en étions à novembre 1880, et Masson venait de lui signifier qu’il ne pourrait davantage rester à Ottawa. Pour lui garder la place et empêcher qu’elle ne fût remplie par ceux qui y avaient droit, il avait compromis irrémédiablement sa santé. Pour faire l’affaire de M. Chapleau, il avait fallu priver la province des services d’un de ses trois ministres français et priver le comté de Terrebonne des services effectifs d’un député en bonne santé.

Enfin, Chapleau était prêt : le remaniement allait se faire. Mais voilà bien que Caron revendique la succession de Masson, et que Sir John déclare ne pouvoir la lui refuser. Et pourtant, M. Chapleau a fait connaître à Sir John sa volonté d’y aller et d’y aller de suite !


VI


Que restait-il à faire, sinon de signifier à Baby, un simple mortel après lout, de faire place au grand homme ?

« Filez, mon brave homme de Baby ! » lui dit donc Sir John.

M. Baby était assez populaire, malgré qu’il portât, comme tous les enfants d’Adam, son petit contingent de faiblesses et d’imperfections. Il avait le respect de tous et possédait les qualifications nécessaires pour faire un bon ministre. Déjà il s’était fait une réputation comme administrateur. Il désirait rester au ministère. Pas une plainte sérieuse n’avait été portée contre lui. Pas le moindre indice que l’opinion publique exigeât sa retraite. Le pays et le parti trouvaient leur compte à ce qu’il restât au pouvoir, mais ça ne faisait pas l’affaire du grand homme.

« Pourquoi m’en aller ? » disait Baby.

« Raison d’État ! » répétèrent à la fois Sir John et Langevin.

L’on pourvoit M. Baby d’une jugerie, afin de le faire déguerpir plus vite. Et cependant, M. Chapleau, comme Louis XIV, faillit un instant attendre.

Une jugerie ! M. Baby n’y avait jamais songé ; il ne s’y était nullement préparé, si peu que, au moment où on l’envoyait siéger en cassation des jugements de vieux juges de la cour supérieure, magistrats éminents qui, pour la plupart, avaient brillé au barreau, et depuis plus de quinze ans avaient honoré la magistrature par une profonde science du droit et une grande connaissance de la jurisprudences, lui M. Baby, n’avait même jamais plaidé en cour d’appel !

C’est ainsi que l’on sacrifiait, une fois de plus, le principe d’une saine administration de la justice au caprice de M. Chapleau. Toujours le grand homme avant le pays !

Baby hésita : il eût voulu rester ministre. Sans doute qu’avec ses talents et un travail ardu, M. Baby deviendra bientôt un excellent juge, même de cour d’appel. Mais ce ne furent nullement ces raisons-là qui lui valurent une accession à la cour du banc de la reine. Quel qu’il fût, on l’envoyait à la cour d’appel pour faire place à M. Chapleau qui arrivait ; voilà tout !

Quel bénéfice, encore une fois, le public allait-il retirer de ce brocantage de position ?

M. Baby accepte l’hermine : il part. C’est, pour raison d’État et le bien du pays qu’on dit l’avoir fait sortir.

Or, il avait à peine franchi le seuil du conseil privé, que Sir John le rappelle : il venait de recevoir un télégramme :

« Pardon ! reprenez votre portefeuille, mon cher Baby ! »

— « Pourquoi ? »

— « Raison d’Etat ! »

— « Raison d’État ?… ah ! bien oui ! on la connaît celle-là ! »

— « Chapleau ne vient pas ; restez » !

— « Votre serviteur, mon Premier, réplique Baby, » je suis comme le corbeau lâché de l’arche par Noé, je suis parti ; j’ai bon pied à terre, je ne reviens pas !

« Puisque tôt ou tard il faut partir sur un caprice de Chapleau, c’est trop précaire : c’est comme le trône du Czar ! J’ai une jugerie, j’y suis, j’y reste !


VII


Raison d’État : partez !

Raison d’État : restez !

Tout le secret de cette raison d’État qui sans cesse se dément et se contredit, c’est que M. Chapleau veut, à la fois, rester chef à Québec avec le subside juif et les gâteaux de Senécal et se garder libre ou à peu près la position qu’il convoite à Ottawa. C’est pour cela que l’on souffle sans cesse le froid et le chaud, que l’on dit alternativement blanc et noir sur la même question.

Combien n’est-il pas amusant de suivre les cabrioles et les soubresauts qu’imprime sans cesse à cette raison d’État le caprice de M. Chapleau !

M. Chapleau veut entrer dans le gouvernement en 1878.

1ère raison d’État : il part !

Mais il se décide, ensuite de se sacrifier pour le salut de la Province !

2e raison d’État ! il reste !

Or, en 1880, il se lasse tout à coup de sauver son peuple !

3e raison d’État ! il part !

Il cédait à cette lassitude, lorsque Senécal et les juifs du crédit franco-canadien lui offrent chacun $2, 000.00 par an, pour rester à les aider dans l’œuvre de refaire nos finances. Ces $4, 000.00 unies à son salaire de Premier qu’il va augmenter jusqu’à $5, 000.00, son indemnité parlementaire qu’il va porter à $800.00, puis le tour du bâton, ça va faire un assez joli denier :

4e raison d’État ! il reste !

Mais voilà que ses collègues ne veulent point croire en Senécal : cela lui crève le cœur :

5e raison d’Etat ! il part !

Puis, après bien des hésitations, des grimaces et des hauts-le-cœur, la majorité consent à avaler Senécal et à ne pas vomir Dansereau !

6e raison d’État ! il reste !

Or, il advient que le trésor se trouve à sec, et il ne peut emprunter au méme taux que Joly :

7e raison d’État ! il part !

« Homme de peu de foi ! ne suis-je pas là ? » s’écrie Senécal qui paie secrètement de sa poche la différence d’intérêt. Et voilà que tout à coup la réputation financière du grand Homme se gonfle comme une vessie : l’honneur est sauf !

8e raison d’État ! il reste !

Cependant, Senécal finance au chemin de fer d’une manière alarmante. Mille soupçons surgissent : « Ce quintuple banqueroutier, s’écrie-t-on, ou prend-il l’argent avec lequel il bâtit, à son nom, les embranchements, achète les stocks… et les députés, soudoye les journaux ? Comment, lui, insolvable, a-t-il le gousset aussi bien garni tandis que le chemin de ter, qui fait pourtant des merveilles de recettes, à la caisse aussi bien dégarnie !

« Ça se gâte ! ça se, gâte, ! » dit Chapleau :

9e raison d’État ! il part !

On fait une enquête. Blumhart est un homme habile, et Louthood itou. Leurs chiffres sont parfaitement alignés.

Après la tempête, le beau temps. L’intégrité de ces messieurs est parfaitement établie, et hautement proclamée ! Même, on commence à soupçonner la clique de n’être au fond qu’une confrérie d’ascètes où l’on fait vœu d’abnégation et dont le compère Dansereau est le père abbé !

« Puisque notre innocence brille d’un si vif éclat, » se dit-il :

10e raison d’État ! il reste !

Comme l’appétit vient en mangeant, Senécal, Dansereau & Cie veulent, non plus seulement l’administration, mais le chemin de fer lui-même. Robertson, Loranger et autres s’excitent, et disent qu’il va y avoir du train dans le bal. Chapleau en est tout effrayé. Il est brave mais prudent :

11e raison d’État ! il part !

Mais Robertson est fiché par-dessus bord. Le turbulent, il le méritait bien ! on rappelle à Loranger qu’il doit y avoir un septième juge à Montréal. Ça a l’effet d’un prodigieux calmant. L’espérance renaît avec le calme.

12e raison d’État ! il reste !

Un malheur n’arrive jamais sans un autre : voilà bien que Ross non plus ne veut vendre. La perspective riante des beaux profits nets, des millions d’or tout ruisselant s’assombrit d’une manière désespérante.

13e raison d’État ! il part !

« Oui da oui ! on va voir ça, dit Senécal : il y aurait folie à lâcher la partie sans savoir si l’on n’a pas plus de jeu que ses adversaires ! »

Senécal joue carte sur table : atout partout !… l’on fait une cabale intelligente ; M. Dionne consent à faire métier de dupe : tout cela permet de pronostiquer une victoire certaine.

14e raison d’État ! il reste !

On avait un peu trop compté sans de Boucherville, Beaubien, Archambault, etc., etc., etc.

Voilà qu’une tempête formidable fond sur le vaisseau ministériel. Pour comble de malheur, Allan, Rivard & Cie viennent bien offrir un demi-million de plus que ne voulaient payer Senécal & Cie ! Pour le coup, ça devient trop dangereux ! il faut vite s’en tirer comme on pourra, finir la session et filer à Ottawa pour y mettre à l’abri le drapeau déjà fortement avarié.

15e raison d’État, ! il part !

Et cette fois, c’est sérieux !

M. Chapleau malade a entonné le chant du cygne. Il meurt à Québec ; mais comme le Phénix, il renaîtra de suite à Ottawa plein de vie et de santé. Son homélie in extremis a attendri tous les cœurs. Heureuse maladie ! plus heureux malade !…

Starnes aidant… et Senécal… et Lacoste !

Et Labruère reconsidérant, avec un désintéressement tout platonique, une opinion trop hâtive… ça passe au conseil.

Allons donc ! Pourquoi se laisser aller à de vaines terreurs ? se dit Chapleau… on fait de si jolies opérations à Québec !

16e raison d’État ! il reste !

Nous voilà rendu à la dix-septième raison d’État, et chose étrange ! rien encore pour ce pauvre pays ! La raison d’État en définitive, ça n’a donc rien à faire avec les intérêts de l’État… à moins donc que, comme Louis XIV, Chapleau ait le droit de dire : “ L’État c’est moi ! ”


VIII


Il part ! il reste !

Il reste ! il part !

Il y en aurait comme cela pour atteindre le N° 77 !

Abrégeons :

Voilà qu’à la fin, ça se corse terriblement ! Sans doute, qu’en vendant, on a fait un grand acte de patriotisme ! Sans doute qu’on a sauvé la province de la banqueroute !… et pourtant, c’est singulier… tout le monde semble pris d’une peur terrible. Loranger a la chair de poule. Flynn lui-même flageole sur ses mignonnes de jambes ! Paquet a l’air d’avoir des remords… Tous veulent se sauver !… À la course au portefeuille, état anormal de la politique et des politiciens, a succédé la fuite des banquettes ministérielles ! c’est un sauve qui peut général… Mais pourquoi donc avoir peur ?

Le vainqueur qui vient héroïquement de sauver son pays ne craint point de demeurer au sein de cette patrie dont il est le libérateur. Bien au contraire ! Il y reste pour jouir de sa victoire et des témoignages de reconnaissance que lui prodiguent ses concitoyens. Seul le flibustier décampe furtivement après son exploit.

Pourquoi parlent-ils tous de s’en aller !

Il paraît qu’il a mauvaise mine, notre exploit patriotique, se dit M. Chapleau !

17e raison d’État ! Décidément, sauvons-nous ! Sauve qui peut !

Sauve qui peut patriotique, bien entendu !


IX


À toutes ces raisons d’État, dame rumeur en ajoute une dix-huitième :

Il paraîtrait que dans son amour désordonné de ses concitoyens, le gouvernement Chapleau, pour faciliter l’application de sa politique nationale, et débarrasser plus sûrement la province de son éléphant de chemin de fer, avait appelé à son secours l’ami McGreevy. Or, on a beau être millionnaire, il paraît que la soif de l’or ne s’étanche pas facilement. McGreevy avait donc soif. Avant de le mettre à l’ouvrage, n’était-il pas naturel de lui payer quelque chose ?

Avec cela que McGreevy avait quelques millions de créances contre le gouvernement. De plus il avait si bien payé ses sous-contracteurs que ça l’avait mis à sec. Entre bienfaiteur de ses concitoyens et sauveur de son pays, on se doit des politesses. On avança donc à McGreevy la bagatelle de quelques centaines de mille piastres.

Or, voilà que, parmi les gens chargés de fixer le chiffre de la réclamation McGreevy, se trouvait un rétrograde du nom de Mailhot, un homme gâté au contact de M. de Boucherville, qui réussit à faire réduire les dix sept cents et quelques mille piastres de réclamation du seigneur McGreevy à $143, 000.00. Cent quarante trois mille piastres seulement !

Et M. Chapleau qui, lui, avait avancé, dit-on, le double de cette somme ! Comment avouer cela au bon public ? Car, après tout, ce bon public, malgré toute sa bonhomie, pouvait bien finir par se fâcher.

Filons donc ! dit-il, filons plus vite… que le violon ! « Mousseau, l’occupant actuel de ma place à Ottawa, ne demandera pas mieux que de devenir Premier à Québec, au lieu d’être tout simplement mis sur le pavé !

“ Vite ! Ajournons la maladie à deux mois ; faisons de suite le remaniement tant de fois promis et… en route pour Ottawa ! »

Il aurait été convenu, paraît-il, que Mousseau, pour se montrer bon prince, ferait reconsidérer l’affaire McGreevy et lui baillerait belle et bonne justice, sous forme de quelques centaines de mille piastres de plus.

Dame rumeur a-t-elle raison ?…


X


Quoi qu’il en soit, voilà toujours qu’il est rendu a Ottawa.

Quel est le motif qui, décidément, l’y a conduit ?

Faut-il dire que ce soit l’intérêt du pays ?… ou l’intérêt du parti ?… ou seulement l’intérêt du grand homme ?…


XI


Chapleau avait commencé par éloigner de Boucherville et Anvers.

Plus tard, Robertson le gêne ; il le chasse !

Tarte, (un bon compère d’autrefois, pourtant !) devient trop mauvais coucheur ; il le ruine !

Mathieu a, de fois à autres, des éclairs d’ultramontanisme…

Il s’est entêté à défendre les immunités du clergé !

Il correspond avec l’évêque Lallèche !

Il a travaillé à créer cette quasi unanimité qui a failli imposer à M. Chapleau le règlement de la question dite « de l’influence indue » dans le sens des droits de l’Église !

C’est un homme dangereux !

Marqué pour jamais du sceau de la réprobation, « il ne sera jamais ministre ! » Ainsi l’a décrété la clique. Qu’il soit donc assez sage pour accepter la retraite que lui offre le cousin Langevin sur le banc judiciaire.

Archambault ! c’est tout saturé du vieil esprit, de Cartier ! ça tient trop aux anciennes traditions du parti !

Beaubien : il voit trop clair dans les questions de chemin de fer !…

Et c’est cet entêtement qu’il met partout et toujours à vouloir réclamer sa part des honneurs et des bénéfices !

Lui qui n’est pas même de la clique !

Ostracisé à jamais, M. Beaubien !…

Taillon : malgré sa forte intelligence, il n’a toujours voulu être que la doublure de Loranger. Ce dernier parti, Chapleau saura bien en faire sa doublure, à lui ! Il a eu autrefois des velléités de libéralisme. Il y a toujours de la ressource chez un homme qui a déjà été mordu.

Ses plus solides relations sont ullramontaines ; il a été programmiste !…

C’est vrai ! Mais M. Chaploau a déjà su lui inspirer joliment de haine pour tout cela.

C’est un lutteur redoutable, un homme populaire. Donc ! Ne le bannissons pas !…

Ne lui donnons pas non plus trop de pouvoir… s’il fallait qu’il cédât à une bonne inspiration et retournât à ses anciennes amours pour Mgr Bourget !…

Qu’il soit Président de l’Assemblé Législative. Voilà !


XII


C’est ainsi que M. Chapleau a persévéramment travaillé à libéraliser le parti conservateur, en éloignant, autant qu’il l’a pu, des hauteurs du pouvoir, tous ceux qui n’étaient pas suffisamment atteints du virus libéral.

Mais là où M. Chapleau s’est surtout distingué dans son œuvre de bannissement, en gros et en détail, de l’élément conservateur, c’est lorsqu’il s’est agi de l’escamotage du chemin de fer du Nord.

Il y a là toute une pièce tragi-comique.

Arrêtons-nous-y un peu.

Quelques scènes sont d’un comique !…

Et d’un ridicule ! !

M. Chapleau y figure comme premier rôle.

C’est Jupiter Tonnant.




  1. Chose étrange ! tandis que Sir H. Langevin est, comme membre du Conseil Privé et comme chef de la Province de Québec, saisi de la question de désaveu du bill Lavai et se trouve, par conséquent, le principal juge dans la question, l’Université lui décerne le titre de Docteur en Droit, après l’avoir ignoré durant 25 ans !…
    L’an dernier, M. Champagne, seul avec M. Chapleau, se détachait du groupe des conservateurs Montréalais pour présenter le bill Laval. De suite il est, lui aussi, créé Docteur en Droit !…
    Ce n’est donc guère en l’honneur de la science légale que ce confère ce titre de Docteur.
    Messieurs Chauveau, Chapleau, Champagne, Langevin ! Docteurs en Droit ! ! ! Eh ! pourquoi pas M. Starnes ?… Et M. Bergeron ?…