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Le pays, le parti et le grand homme/Voilà que ça se corse

La bibliothèque libre.
Castor
Gilbert Martin, éditeur (p. 27-31).


VOILÀ QUE ÇA SE CORSE !


I


Mais n’anticipons pas davantage.

Nous en étions à septembre 1878, au moment où M. Chapleau allait entrer, ou pour parler plus correctement, allait ne pas entrer dans le cabinet fédéral.

Masson étant le chef de la Province, il fallait bien qu’il en fût !… Et ce n’était pas pour rire que Langevin était ressuscité. L’Honorable Ministre des Travaux Publics n’est pas homme à badiner sur une affaire de cette nature. Il connaît les bons coins.

On s’entendait assez bien sur la question de sacrifier le principe de la représentation nationale au Sénat, et sur la nécessité d’ostraciser ceux qui étaient soupçonnés de tenir trop aux principes. Mais ce n’était pas là une solution de la difficulté : restait toujours la question d’hommes, la question des intérêts personnels, des amis gros garçons, bons vivants ou sympathiques à la clique. L’intérêt personnel ! n’était-ce pas là le principe primordial, suivant. M. Chapleau ?…

Nous avions la Sexarchie… sans compter le grand homme. Six pachas à pourvoir de la queue et seulement trois queues… À peine trois trônes pour nos six roitelets d’Ottawa ! Que donner au septième prétendant, le plus exigeant des sept ?…

Et puis, il y avait là aussi, Blanchet et Robitaille, qui comptaient bien partager dans les gros lots et qui, eux aussi, n’entendaient pas la rizette sur la question d’abstinence.


II


Or, c’était Masson qui devait tenir la baguette magique ; on n’est pas chef pour rien ! Masson arrivé d’Europe, voilà Mousseau, Baby, Chapleau, Caron et Ouimet qui se bousculent autour de lui. Qui allait-il toucher… et, d’un coup de baguette, faire d’un simple mortel un habitant de l’Olympe ?

On se rappelle les petites intrigues organisées par la clique, au profit de M. Chapleau, durant l’intervalle qui s’écoula avant l’arrivée de M. Masson. Aujourd’hui, c’était une prétendue députation partant de la Minerve et allant au Windsor réclamer de Sir John, et cela au nom de la députation conservatrice de la Province, l’entrée du grand homme, dans le ministère fédéral. Demain, c’était un télégramme adressé à Masson, pour l’avertir que la députation de la Province ne voulait d’aucun autre que M. Chapleau. Le troisième jour, une autre députation s’acheminait vers New-York, pour aller communiquer verbalement à Masson les vœux unanimes des amis. Un autre jour enfin, l’on amenait un député, notoire pour son habileté à tirer les marrons du feu pour les autres, à déclarer avec menaces, l’éclair dans le regard, la barbiche hérissée, que Masson entrant, c’était assez d’un ultramontain dans le ministère. Le jour de l’arrivée, toute une caravane se dirigeait à Québec pour escorter Masson jusque-là, et lui faire connaître les vœux unanimes de la région de Montréal. Qui ne se rappelle la mine que faisait parmi eux le gros Mousseau, son sac de voyage à la main !

Vous croyez peut-être que cela représentait un brin de l’opinion publique ? Pas du tout ! C’était, le compère Dansereau qui, comme toujours, avait tiré toutes les ficelles et fait mouvoir toutes ces marionnettes. Des députations au Windsor ? à New-York ? Demandez donc à la députation ou même à une partie de la députation quand elle s’est assemblée à la Minerve ! Quand elle a député quelqu’un à Sir John ou à d’autre ?

La députation, Dieu merci ! avait assez le sens des convenances constitutionnelles pour rester chez elle et laisser au Très Honorable Premier le soin de mander qui il voudrait soit pour l’aviser sur le choix des représentants de la Province, soit pour en faire des ministres.

Revenons à la scène qu’offrirent, les concurrents au troisième portefeuille. Chapleau rappelait, avec des larmes pleins les yeux, ses prouesses, ses dévouements, ses sacrifices, ses actes de renoncement ! Il redisait ses appétits Gargantuéliques… et ceux de Dansereau, puisqu’ils font le potage dans la même marmite. Ils étaient ruinés à jamais ! ils allaient mourir de faim, si lui n’arrivait pas au picotin !…

Baby, l’ami dévoué par excellence ! C’était le fidèle Achate ! Lorsque, au banquet de St-Henri, Chapleau avait voulu se proclamer, par ses états de service, le premier des conservateurs de la région Montrêalaise et afficher, à la façon de Cauchon, son quart de siècle de sacrifices au parti, n’était-ce pas lui qui avait revendiqué vaillamment les droits de l’absent et proposé bravement sa santé ?

Caron ! Tant et tant de fois ! il avait fait manger ses chefs et porté la mantille de ces dames ! N’était-il pas, d’ailleurs, le Swell par excellence ? Et n’a-t-il pas, de naissance, une hypothèque sur la caisse publique aussi bien qu’un bail emphythéotique du patronage ministériel dans Québec ?

Mousseau représentait les conséquences désastreuses que pourraient avoir, sur sa constitution, les effets d’un jeûne trop prolongé. Lui qui avait une soif ! mais une soif… de se dévouer au bonheur de ses semhlables ! « D’ailleurs, » disait-il, « voyez comme je suis tout essoufflé et tout boursouflé ! Depuis deux jours que je trotte entre Montréal et Québec, le sac à la main, serait-il possible que je n’attrapasse pas un portefeuille ?

Le grand Aldéric, solidement adossé à la dot conjugale, disait lui, tout, brutalement et tout nonchalamment, que les portefeuilles, ce n’était pas fait pour ces quêteux-là !


III


Telles étaient les raisons péremptoires apportées par chacun de ces grands patriotes pour justifier son entrée dans le gouvernement. Elles peuvent se résumer dans une seule phrase, absolument la même, répétée par chacun sur le même ton, avec la plus touchante harmonie : « Prenez mon ours ! »

Et le choix que requérait l’intérêt du pays ? ? ?… ! ! !… Dame ! on n’y avait pas songé !…

Mais cela ne tirait pas à conséquence. On savait le pays bon enfant, facile à satisfaire.

L’intérêt du pays !… !… !

Une de ces naïvetés dont on se corrige bien vite en politique !

Chapleau paraissait avoir pour lui l’argument péremptoire. Lui seul était assez grand pour que cela valût la peine d’ignorer un principe constitutionnel et de sacrifier un grand intérêt national aux intérêts privés d’un individu.

Et pourtant, Masson inclinait vers le fidèle Achate !


IV

Sir John eut une inspiration :

« Ouimet, dit-il, est repus, et Mousseau accoutumé au jeûne. Six mois de diète encore et nous le ferons juge de la Cour d’Appel ! »

« Raison d’Etat ! » exclama Langevin.

« Caron n’a pas encore tout à fait le nombril sec. Les autres sont des ultramontains qui poussent le dévouement jusqu’à la niaiserie ; ils se résigneront.

« Entrons Baby, à condition qu’il ne dure pas longtemps. »

« Raison d’état » répéta la même voix.

« Et toi Chapleau, pour te récompenser de m’avoir pris en tout, partout et toujours comme modèle ; en apparence, je ne te donne rien, mais en réalité, je te donne tout ! Reste à Québec (a part) afin d’y acquérir la force nécessaire pour supplanter Langevin, et y détruire certains préjugés nationaux et sociaux qui ont fait la force de Cartier, et qui ont été mon guignon pendant vingt ans.

« D’ici à la prise, du pouvoir local, nous te gorgerons de patronage, et les épaules de l’ami Dansereau ploieront sous le poids des jobs. Pour l’honneur du drapeau et pour ne pas faire mentir ton étoile, nous allons recourir à la fiction constitutionnelle :

« Constitutionnellement, tu auras été prié d’entrer dans le cabinet et tu auras refusé. Tu comprends ?…

« Lorsque, à quatre heures de l’après-midi, par exemple, la Chambre n’a plus rien à faire, excepté la prise en considération d’un bill qui n’est pas encore distribué, mais qui doit l’être d’une heure à l’autre, et qu’il convient de ne pas le remettre au lendemain, un membre se lève et dit à l’Orateur :

« Monsieur l’Orateur, je propose que vous déclariez qu’il est six heures ».

La Chambre, qui est toute-puissante, a bien le droit de déclarer quelle heure il est. Elle donne son assentiment unanime. L’Orateur se lève et dit : « Vu qu’il est maintenant six heures, je laisse le fauteuil. »

Puissance magique et féconde ! que celle de la machine constitutionnelle ! Lorsqu’il n’était que quatre heures, l’instant d’avant, voilà qu’il est six heures, l’instant d’après !

Et l’orateur qui l’a déclaré n’a fait qu’affirmer une vérité reconnue par la chambre, par conséquent, une vérité vraie !

(Et Josué qui s’était imaginé faire un coup en arrêtant le soleil !…)


V


« Malgré tes larmes, continue Sir John, malgré ton désir d’abandonner ton rôle d’oppositionniste ventre-vide, pour te sacrifier au bénéfice de toute la confédération, moyennant pitance de $8000.00 par an, tu ne peux entrer.

« En réalité, non seulement je ne te demande pas, mais je te refuse ! constitutionnellement, cependant, je te demande d’entrer dans mon gouvernement ; j’insiste, je te sollicite !

« Je te déclare, en face du pays, que ta présence est nécessaire à Ottawa pour sauver la confédération. (Entre nous, nous la sauverions bien un peu sans toi, mais ce ne serait pas un salut héroïque comme si tu y étais.) Il y a absolue nécessité que tu acceptes un portefeuille dans mon gouvernement !

« Notre mot d’ordre politique est celui-ci : Il faut Chapleau à Ottawa.

« Raison d’État ! » va roucouler Langevin.

« Mais toi de répondre de suite, bien haut, pour que tout le monde entende :

« Périsse la confédération ! plutôt que Ma Province de Québec !

« Votre portefeuille, Sir John, je n’en veux pas ! je refuse d’entrer dans votre gouvernement !

« Je m’immole sur l’autel du Bas-Canada !

« Je ne dis pas qu’après le sauvetage de Ma Province, je n’irai pas vous donner un coup de main pour sauver la confédération.

« Mais un patriote est plus obligé à sa peau qu’à sa chemise !

« Pour entrer à présent : nix ! je n’y vais pas !

« Je suis le salut de mon peuple ; je reste à Québec !

« Et Langevin criera aussi bien fort :

« Il faut Chapleau à Québec ! Raison d’État !!!

« Avec cela que nous allons mettre dans le bail de Baby une bonne petite clause, l’obligeant à déguerpir au premier signal. Quand la fantaisie de Masson sera satisfaite, Baby sera sommé de vider les lieux, et tu entreras. »


VI


Et voilà pourquoi nous avons eu Baby :

Raison d’État !

Voilà pourquoi Chapleau est resté à Québec en 1878 :

Raison d’État !

Voilà pourquoi, en 1882, il n’est pas davantage resté à Québec :

Raison d’État !

Voilà aussi pourquoi et comme quoi non seulement ce n’est pas Chapleau qui a refusé d’entrer au ministère fédéral en 1878, mais bien les chefs d’Ottawa qui lui ont refusé le portefeuille qu’il convoitait.

Et cela toujours, pour raison d’État.

Avouons-le, il y avait pour les officiers amplement de quoi se pâmer devant les renoncements héroïques de M. Chapleau !