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Le spectre menaçant/03/23

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 236-240).

XXIII

La famille Drassel, plutôt habituée à la vie de famille, était sortie dégoûtée du vain faste exhibé par les Duprix. Ils n’avaient pas été témoins de la fin tragique de ce bal, où l’énervement causé par l’intensité des lumières avait rendu les invités presque fous. Ils furent heureux de réintégrer leur beau « home », où aucun luxe inutile n’était étalé. Le spectacle des toilettes osées, exhibées avec un sans-gêne choquant, avait jeté le dégoût dans l’âme simple d’Agathe. Elle avait été élevée dans le sérieux du pensionnat de la Présentation, à Coaticook ; la vie du monde lui était indifférente. Elle continua donc, sous la surveillance de sa mère, à s’intéresser davantage à l’art culinaire. Son père était toujours heureux, quand elle lui apportait un plat nouveau, préparé de sa main.

Cette vie paisible tombait dans les goûts naturels de cet Écossais pratique, qu’était resté Monsieur Drassel. Une seule chose le contrariait, c’était la fausse position sociale d’André, encore connu sous le nom de Selcault. Inutile de songer à son mariage avec sa fille ; sous un faux nom, la loi et l’Église s’y opposeraient. Pourtant c’était celui qu’Agathe aimait ; le seul qu’elle pût aimer et le seul aussi qui possédait les qualités qu’il avait toujours espéré trouver chez celui qui deviendrait son gendre. Une héritière riche et jolie comme Agathe ne pouvait se résigner au célibat, et pourtant tout projet de mariage devait être écarté pour le moment. Monsieur Drassel aurait certainement préféré un fils d’Écosse pour gendre, mais il en avait pris son parti. Marié lui-même à une Canadienne-Française qu’il avait choisie librement, il ne pouvait blâmer sa fille d’avoir un penchant pour les Canadiens-Français. D’ailleurs son éducation était française. Sans rien laisser percer de ses intentions, son épouse avait choisi pour elle une maison d’éducation canadienne-française, et maintenant il était trop tard pour récriminer.

Malgré qu’André eût franchement raconté sa vie à son patron, celui-ci y voyait toujours un mystère qu’il se décida à éclaircir une fois pour toutes. Il le pria donc de passer à son boudoir, un soir qu’il rendait visite à sa fille, pendant que celle-ci finissait sa toilette.

— André, dit-il, j’ai à vous parler de choses sérieuses. Depuis que vous êtes à mon service, je n’ai qu’à vous louer de votre habileté en affaires. Il y a bien cette malheureuse grève, qui a mis momentanément un peu de froid entre nous ; mais passons.

J’ai peut-être commis une imprudence en vous laissant fréquenter Agathe. Il est vrai que, sans vous, elle n’existerait plus ; mais, d’un autre côté, vous auriez pu accepter la récompense substantielle que je vous ai offerte et nous aurions été quittes. Cependant on ne refait pas le passé. Jurez-moi que votre refus n’était pas calculé, et que vous n’aimez pas Agathe pour sa dot !

— Je vous le jure sur mon âme ! répondit André, inquiet d’une telle entrée en matière. Aucun sentiment sordide ne me guide dans mes fréquentations chez vous. Agathe est belle, bonne, et nous avons les mêmes idées. Si elle a de la fortune, ce n’est pas de ma faute ni de la sienne, et je l’aime pour elle-même. Sauver la vie à quelqu’un, c’est un peu comme la lui donner. Vous comprendrez donc que je me sois attaché d’avantage à elle après l’accident. Rien ne pourrait maintenant m’en détacher, même si les circonstances nous séparaient pour jamais.

— Dieu ne m’a pas donné de fils, il faut y suppléer par un gendre ; mais vous savez que votre situation n’est pas claire.

— C’est pourquoi je ne vous ai pas encore demandé sa main ; et je ne le ferai pas tant que je n’aurai pas été réhabilité.

— Ce sont de belles paroles qui vous honorent, André ; mais de là à les mettre à exécution ! Par quel moyen comptez-vous vous réhabiliter ? Vous avez eu un procès régulier ; rien n’a été négligé et votre père, me dites-vous, s’est même ruiné pour vous défendre. Vous avez été jugé par douze de vos pairs ; enfin vous avez fait trois ans de bagne !

— Si j’étais coupable, Monsieur Drassel, j’aurais encore le droit de vous dire que j’ai payé ma dette à la société, que je lui ai donné ce qu’elle exigeait de moi ; mais je suis innocent et je vous le jure.

— Alors comment concilier tout cela ?

— C’est une de ces malheureuses erreurs judiciaires qui ne s’expliquent que quand le vrai coupable fait une confession. J’ai l’intention de faire réviser mon procès.

— Et vous croyez faire ainsi éclater votre innocence ? Ne craignez-vous pas de vous enfoncer davantage, en ressuscitant cette malheureuse affaire, et de n’obtenir comme résultat qu’une dépense considérable d’argent ?

— Croyez que je tiens plus à l’honneur qu’à l’argent. Existe-t-il dans les annales judiciaires, à votre connaissance, le cas d’un coupable ayant subi sa peine et demandant une révision de son procès ?

— Non, et ce serait peut-être le seul atout en votre faveur ; les témoins, le jugement, tout serait contre vous.

— Je le ferai quand même, Monsieur Drassel ; je l’ai promis à Agathe. Je suis actuellement à la recherche d’un individu, et, si je puis le rattraper, je crois que je tiendrai la clef du mystère.

— De quel individu s’agit-il ?

— C’est mon secret, pour le moment !

— Alors, allez-y, jeune homme ; la main d’Agathe est à ce prix. Puisez dans la caisse tous les fonds dont vous aurez besoin et placez les montants au compte des « profits et pertes ». Je crois à votre innocence, mais le public n’y ajoutera foi que devant la preuve.

— Merci, Monsieur Drassel, de votre confiance, d’abord, et de votre aide pécunier, ensuite. Je mets les meilleurs limiers à la recherche de cet homme. S’ils le retrouvent, je vous promets qu’André Lescault retrouvera son honneur et reprendra son nom. Ensuite, j’irai m’agenouiller devant mon père et demander sa bénédiction.

André était pâle d’émotion quand il sortit du boudoir, suivi de près par Monsieur Drassel, dont la figure trahissait aussi une émotion intense. L’avenir de sa fille était l’enjeu d’un coup de dés, mais il avait encore confiance au succès d’André.