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Le spectre menaçant/03/25

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 242-248).

XXV

Pour se distraire, Agathe faisait tous les jours de longues marches, tâchant d’oublier, si possible, celui qu’elle adorait. « Le langage des fleurs ne ment pas », mais les fleurs ne lui avaient dit qu’une chose et elles avaient laissé de côté le mariage. Entre s’aimer et se marier il y a tout un monde de différence. Elle allait tous les jours chercher le courrier, parcourant à pied la longue distance entre leur résidence et le bureau de poste.

Deux mois de cette vie monotone s’étaient écoulés. La révision du procès marchait à pas de tortue. Mille et une objections furent posées par l’avocat de la Couronne, pour retarder le nouveau procès.

Par une belle et tiède journée d’avril, où la neige fondante multipliait les petits ruisseaux sur la chaussée, Agathe s’en retournait chez elle en lisant le journal rempli de gros titres. Quelle profusion de nouvelles ! se disait-elle. Tout à coup, ses yeux tombèrent sur une manchette qui sembla l’intéresser plus que les autres : Testament unique ! y lit-elle.

— Tiens, qu’est-ce que ce testament ? Une erreur judiciaire ? Mais c’est intéressant ! C’est d’une chose semblable qu’André a été victime ! Mais elle se trompe donc la justice, parfois ! Elle continua de lire l’article :

« Un vagabond, mort au refuge Meurling, laisse un testament qui fait la lumière sur un procès resté célèbre dans nos annales judiciaires.

« James Cummings, alias Jack Brown, tel est le nom de ce mystérieux individu qui s’était enregistré au refuge, sous le nom de Peter Hacket. Or, ce James Cummings, alias Brown, alias Hacket s’accuse du vol de la Banque du Canada, à Montréal, il y a plusieurs années, et pour lequel André Lescault, un jeune employé de la banque, a été arrêté, jugé et condamné. »

Le testament se lit comme suit :

Montréal, le 4 avril.

— Je soussigné, James Cummings, alias Jack Brown, alias Peter Hacket, jouissant de mes pleines facultés et désirant réparer, après ma mort, le tort que j’ai fait à mon bienfaiteur, André Lescault, désire livrer à la publicité les faits suivants :

Le 6 septembre 1923, en compagnie de Harry Short et James Carring (que Dieu ait pitié de leur âme), nous nous sommes introduits, par un dimanche après-midi, dans la Banque du Canada, située rue Sainte-Catherine, à Montréal, et y avons volé la somme de cinquante mille dollars, après avoir forcé le gérant, à la pointe du revolver, à nous ouvrir la voûte. Nous sommes sortis avec notre butin, Short et moi, et nous nous sommes dirigés vers l’auto qui nous attendait, conduite par Carring. Le directeur de la banque, que nous avions ligoté, avait réussi à se libérer et à avertir la police en donnant notre signalement. Une balle de revolver ayant sifflé à nos oreilles, nous crûmes plus prudent, Short et moi, de nous réfugier dans le premier cinéma que nous rencontrerions. Nous prîmes avec nous le magot, et Carring continua avec l’auto qu’il alla précipiter dans le fleuve.

Nous avions été observés en entrant au cinéma, et la police attendait notre sortie pour nous arrêter. Toutes les issues étaient bien gardées. J’aperçus un homme de police qui, imprudemment, mit sa tête dans l’entrebâillement d’une porte, cherchant à nous localiser dans la salle. Je portai la main à mon revolver pour lui flamber la cervelle, mais je me ravisai. Comme tout le monde sortait, je profitai du brouhaha pour me coucher sur le plancher avec Short. Nous entendîmes un tumulte au dehors pendant que nous restions couchés à plat ventre sur le plancher. Des cris de protestations, puis des cris de : Jail him ! jail him ! Coffrez-le ! coffrez-le ! c’est lui ! Il était déguisé, mais je le reconnais ! furent distinctement entendus par nous. Nous pûmes reconnaître la voix du directeur de la banque qui donnait des instructions à la police.

— Notre affaire est bonne, dis-je à Short ; un autre est arrêté à notre place ! Nous sortîmes alors du théâtre pour nous mêler aux autres curieux, en attendant une chance de nous sauver. La patrouille fut bientôt sur les lieux et nous vîmes partir un jeune homme, pâle de terreur, au bras de deux hommes de la patrouille. C’est toi qu’ils emmènent, me dit Short ; regarde comme il te ressemble. En effet, je me reconnaissais dans la personne de ce jeune homme que l’on arrêtait à ma place. Heureux de cette méprise, nous nous cachâmes jusqu’au lendemain matin. Après nous être vêtus de neuf, nous achetâmes une automobile avec laquelle nous avons franchi la frontière américaine ; puis nous nous sommes réfugiés à New-York, où nous avons follement dépensé notre argent.

Je suivais les détails du procès de Lescault, sur les journaux de New-York, et, à ma honte, je dois dire que j’en éprouvais de la joie. Après la condamnation de Lescault, me sentant en pleine liberté, je traversai du côté canadien, mais il ne me restait plus que quelques dollars. Ayant appris la construction du barrage de l’Isle Maligne, je m’y dirigeai. N’ayant plus d’argent, je parcourus à pied la distance entre Roberval et l’Isle Maligne. Par surcroît de malheur, je fus induit en erreur et m’écartai du côté nord du Lac. Au cours de mon trajet, je m’arrêtai dans une famille du nom de Lescault. Ces gens me prirent pour leur fils André. Ne trouvant pas la place sûre, je continuai ma marche jusqu’à ce qu’enfin j’eus atteint l’Isle où je n’eus pas de difficulté à me procurer de l’ouvrage. Je me cachai ainsi, pendant trois ans, à la faveur du milieu cosmopolite qu’était Saint-Joseph-d’Alma, à cette époque. Or, un dimanche après-midi, je tombai accidentellement à l’eau. Je me croyais irrémédiablement perdu. Désespérément, je me cramponnai à une branche au-dessus du torrent et fus sauvé par André Lescault, qui était connu sous le nom de Selcault. Tout le monde fut frappé de notre ressemblance. Je ne laissai cependant rien percer du mystère, quoique je fusse vivement touché de l’acte d’héroïsme de Lescault. Deux fois, j’ai été tenté de lui faire ma confession, mais la lâcheté l’a emporté sur le courage.

Après ma convalescence, je décidai cependant de quitter les lieux, car je ne pouvais supporter la vue de celui qui m’était si supérieur en tout et qui avait souffert pour moi.

J’ai depuis traîné ma misère de ville en ville, et, comme le médecin du refuge où la charité publique m’a recueilli déclare mon cas désespéré, je fais cette confession avant de mourir et demande à Dieu et à Lescault de me pardonner.

Signé :
James Cummings, alias Brown, alias Hacket.

Agathe s’était appuyée à la fenêtre d’une boutique et avait lu tout d’un trait ce testament, macabre en soi, mais si heureux pour André et pour elle-même.

Ayant achevé la lecture de l’article, elle héla un taxi.

— Filez à toute vitesse à l’usine Drassel, dit-elle au chauffeur.

En quelques minutes, le taxi fut à la porte du bureau de son père. Elle jeta une poignée de pièces de monnaie au chauffeur et ouvrit précipitamment la porte.

— Lisez, papa, dit-elle en tombant presque évanouie dans un fauteuil.

Un moment de stupeur suivit la lecture de ce document révélateur par Monsieur Drassel.

Il regarda Agathe sans mot dire.

Se levant, enfin, il ouvrit la porte du bureau d’André et lui dit :

— Venez que je vous embrasse et vous félicite.

Pâle comme la mort, André lut, avec l’émotion que l’on peut comprendre, la bonne nouvelle de sa réhabilitation.

Agathe alla inconsciemment se jeter dans ses bras et tous deux pleurèrent des larmes de joie, en attendant d’aller raconter à Madame Drassel l’heureuse nouvelle.

Le 9 juillet suivant, les nouveaux mariés s’embarquaient à Bagotville pour un voyage de trois mois, en Europe, sur le yacht privé de Monsieur Drassel.

En passant à Québec, avant qu’André aille se jeter dans les bras de ses parents, ils s’arrêtèrent saluer la bonne Madame Coulombe. De là, ils se rendirent à Verchères pour assister aux noces de Joseph Lescault, qui avait, le matin même, épousé une jeune fille de cultivateur de la paroisse. La noce finit au milieu de la joie la plus pure, et l’heureux couple se rembarqua sur le yacht pour poursuivre son voyage.

André, victime d’une erreur judiciaire, avait bien mérité cette vacance après ce long martyre.

FIN

avignon, maison aubanel père