Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/39

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 406-408).

Comment frere Ian ſe raillie auecques les cuiſiniers
pour combatre les Andouilles.


Chapitre XXXIX.


Voyant frere Ian ces furieuſes Andouilles ainſi marcher dehayt, diſt à Pantagruel. Ce ſera icy vne belle bataille de foin, à ce que ie voy. Ho le grand honneur & louanges magnificques qui ſeront en noſtre victoire. Ie vouldrois que dedans voſtre nauf feuſſiez de ce conflict ſeulement ſpectateur, & au reſte me laiſſiez faire auecques mes gens. Quelz gens ? demanda Pantagruel. Matiere de breuiaire, reſpondit frere Ian. Pourquoy Potiphar maiſtre queux des cuiſines de Pharaon, celluy qui achapta Ioſeph, & lequel Ioſeph euſt faict coqu, s’il euſt voulu, feut maiſtre de la cauallerie de tout le royaulme d’Ægypte ? Pourquoy Nabuzardan maiſtre cuiſinier du Roy Nabugodonoſor[1] feut entre tous aultres capitaines eſleu pour aſſieger & ruiner Hieruſalem ? I’eſcoute, reſpondit Pantagruel. Par le trou Madame, diſt frere Ian, ie auſerois iurer qu’ilz autres foys auoient Andouilles combatu, ou gens auſſi peu eſtimez que Andouilles : pour les quelles abatre, combatre, dompter, & ſacmenter trop plus ſont ſans comparaiſon cuiſiniers idoines & ſuffiſans, que tous genſdarmes, eſtradiotz, ſoubdars, & pietons du monde.

Vous me refraiſchiſſez la memoire, diſt Pantagruel, de ce que eſt eſcript entre les facecieuſes & ioyeuſes reſponſes de Ciceron[2]. On temps des guerres ciuiles à Rome entre Cæſar & Pompee, il eſtoit naturellement plus enclin à la part Pompeiane, quoy que de Cæſar feuſt requis & grandement fauoriſé. Vn iour entendent que les Pompeians à certaine rencontre auoient faict inſigne perte de leurs gens, voulut viſiter leur camp. En leur camp apperceut peu de force, moins de couraige, & beaucoup de deſordre. Lors præuoyant que tout iroit à mal & perdition comme depuis aduint, commença trupher & mocquer maintenant les vns, maintenant les aultres, auecques brocards aigres & picquans, comme treſbien ſçauoit le ſtyle. Quelques capitaines faiſans des bons compaignons, comme gens bien aſceurez & deliberez luy dirent. Voyez vous combien nous auons encores d’Aigles ? C’eſtoit lors la deuiſe des Romains en temps de guerre. Cela, reſpondit Ciceron, ſeroit bon & à propous, ſi guerre auiez contre les Pies. Donques veu que combatre nous fault Andouilles, vous inferez que c’eſt bataille culinaire, & voulez aux cuiſiniers vous rallier. Faictez comme l’entendez. Ie reſteray icy attendant l’iſſue de ces fanfares.

Frere Ian de ce pas va es tentes des cuiſines, & dict en toute guayeté & courtoiſie aux cuiſiniers. Enfans ie veulx huy vous tous veoir en honneur & triumphe. Par vous ſeront faictes apertiſes d’armes non encores veues de noſtre memoire. Ventre ſus ventre, ne tient on aultre compte des vaillans cuiſiniers ? Allons combatre ces paillardes Andouilles. Ie ſeray voſtre capitaine. Beuuons amis. Cza, couraige. Capitaine (reſpondirent les cuiſiniers) vous dictes bien. Nous ſommes à votres ioly commandement. Soubs voſtre conduicte nous voulons viure & mourir. Viure (diſt frere Ian) bien : mourir, poinct. C’eſt à faire aux Andouilles. Or donques mettons nous en ordre. Nabuzardan vous ſera pour mot du guet.



  1. Nabuzardan maiſtre cuiſinier du Roy Nabugodonoſor. Dans la Bible (Rois, IV, XXV, 8 et suivants), Nabuzardan est toujours qualifié de « princeps militias » ou « exercitus, » ou de « magister militum. » Toutefois ce n’est pas Rabelais qui a imaginé de le transformer en cuisinier. Il n’a fait en cela que suivre une fort ancienne tradition. On lit dans un poëme allégorique sur le siège de Jérusalem par Nabuchonosor et Nabuzardan, composé en 1180 et dont M. P. Meyer a donné un extrait dans la Romania (VI, 7) :

    Grant mal fit a Iheruſalem,
    A iceſt tens Nabradanz :
    Les oz conduiſt cheualiers,
    Et fut maitres confanoers (sic)
    Prince queurs fut de la coiſine.

    On trouve en outre dans les Anciennes poësies françaises des XVe et XVIe siècles publiées par M. Montaiglon dans la Bibliothèque elzévirienne (t. I, p. 204) : Un Sermon ioyeulx de la vie ſaint Ongnon, comment Nabuzarden, le maiſtre cuiſinier, le fit martirer…

  2. Ioyeuſes reſponſes de Ciceron. Voyez Plutarque, Apophtegmes.