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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/48

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Comment Pantagruel deſcendit en l’iſle des Papimanes.

Chapitre XLVIII.


Laissans l’iſle deſolee des Papefigues nauigaſmes par vn iour en ſerenité & tout plaiſir, quand à noſtre veue ſe offrit la benoiſte iſle des Papimanes. Soubdain que nos ancres feurent au port iectees auant que euſſions encoché nos gumenes, vindrent vers nous en vn eſquif quatre perſones diuerſement veſtuz. L’vn en moine enfrocqué, crotté, botté. L’aultre en faulconnier auecques vn leurre & vn grand oizeau. L’aultre en ſolliciteur de procès ayant vn grand ſac plein d’informations, citations, chiquaneries, & adiournemens en main. L’aultre en vigneron d’Orleans, auecques belles gueſtres de toille, vne panouere & vne ſerpe à la ceincture. Incontinent qu’ilz feurent ioinctz à noſtre nauf, s’eſcrierent à haulte voix tous enſemble demandans. Le auez vous veu gens paſſagiers ? l’auez vous veu ? Qui ? demandoit Pantagruel. Celluy là, dirent ilz. Qui eſt il ? demanda frere Ian. Par la mort beuf ie l’aſſomeray de coups. Penſant qu’ilz ſe guementaſſent de quelque larron, meurtrier, ou ſacrilége. Comment (dirent ilz) gens peregrins ne congnoiſſez vous l’Vnicque ? Seigneurs (diſt Epiſtemon) nous ne entendons telz termes. Mais expoſez nous (s’il vous plaiſt) de qui entendez, & nous vous en dirons la verité ſans diſſimulation. C’eſt (dirent ilz) celluy qui eſt. L’auez vous iamais veu ? Celluy qui eſt[1], reſpondit Pantagruel, par noſtre Theologique doctrine eſt Dieu. Et en tel mot ſe declaira à Moſes. Oncques certes ne le veiſmes, Et n’eſt viſible à œilz corporelz. Nous ne parlons mie (dirent ilz) de celluy hault Dieu qui domine par les Cieulx. Nous parlons du Dieu en terre.[2] L’auez vous oncques veu ? Ilz entendent (diſt Carpalim) du Pape ſus mon honneur. Ouy, ouy, reſpondit Panurge, Ouy Dea meſſieurs, i’en ay veu troys. A la veue des quelz ie n’ay gueres profité. Comment ? dirent ilz, nos ſacres Decretales chantent qu’il n’y en a iamais qu’vn viuent. I’entends, reſpondit Panurge, les vns ſucceſſiuement apres les aultres. Aultrement n’en ay ie veu qu’vn à la foys. O gens, dirent ilz, troys & quatre foys heureux, vous ſoyez les bien & plus que treſbien venuz.

Adoncques ſe agenoillerent dauant nous, & nous vouloient baiſer les pieds. Ce que ne leurs vouluſmes permettre, leurs remontrans que au Pape ſi là de fortune en propre perſone venoit, ilz ne ſçauroient faire d’aduentaige. Si ferions ſi, reſpondirent ilz. Cela eſt entre nous ia reſolu. Nous luy baiſerions le cul ſans feuille & les couilles pareillement. Car il a couilles le pere ſainct, nous le trouuons par nos belles Decretales, aultrement ne ſeroit il Pape. De ſorte qu’en ſubtile philoſophie Decretaline ceſte conſequence eſt neceſſaire. Il eſt Pape, il a doncques couilles. Et quand couilles fauldroient on monde, le monde plus Pape n’auroit.

Pantagruel demandoit ce pendent à vn mouſſe de leur eſquif qui eſtoient ces perſonaiges. Il luy feiſt reſponſe, que c’eſtoient les quatre eſtatz de l’iſle : adiouſta d’aduentaige que ſerions bien recuilliz & bien traictez, puys qu’auions veu le Pape. Ce que il remonſtra à Panurge, lequel luy diſt ſecretement. Ie foys veu à Dieu c’eſt cela. Tout vient à poinct à qui peult attendre. A la veue du Pape iamais n’auions proficté : à ceſte heure de par tous les Diables nous profitera comme ie voy. Allors deſcendiſmez en terre & venoient au dauant de nous comme en proceſſion tout le peuple du pays, homes, femmes, petitz enfans. Nos quatre eſtatz leurs dirent à haulte voix. Ilz le ont veu. Ilz le ont veu. Ilz le ont veu. A ceſte proclamation tout le peuple ſe agenoilloit dauant nous, leuans les mains ioinctes au ciel & cryans. O, gens heureux. O bien heureux. Et dura ce crys plus d’vn quart d’heure. Puys y accourut le maiſtre d’eſcholle avecques tous ſes pedagogues, grimaulx, & eſcholiers, & les fouettoit magiſtralement, comme on ſouloit fouetter les petitz enfans en nos pays quand on pendoit quelque malfaicteur. Affin qu’il leurs en ſoubuint. Pantagruel en feut faſché, & leurs diſt. Meſſieurs, ſi ne deſiſter fouetter ces enfans, ie m’en retourne. Le peuple s’eſtonna entendent la voix Stentoree[BD 1] & veiz vn petit boſſu à longs doigtz demandant au maiſtre d’eſchole. Vertus de Extrauaguantes, ceulx qui voyent le Pape deuiennent ilz ainſi grands comme ceſtuy cy qui nous menaſſe ? O qu’il me tarde merueilleuſement que ie ne le voy, affin de croiſtre & grand comme luy deuenir. Tant grandes feurent leurs exclamations, que Homenaz y accourut (ainſi appellent ilz leur Euesque) ſus vne mule deſbridee, carapaſſonnee de verd, accompaigné de ſes appous (comme ilz diſoient) de ſes ſuppos auſſi, portans croix, banieres, cinſalons, baldachins, torches, benoiſtiers. Et nous vouloit pareillement les pieds baiſer à toutes forces (comme feiſt au pape Clement le bon Chriſtian Valſinier) diſant qu’un de leurs hypophetes[BD 2] degreſſeur & gloſſateur de leurs ſainctes Decretales avoit par eſcript laiſſé que ainſi comme le Meſſyas tant & ſi long temps des Iuifz attendu, en fin leurs eſtoit advenu, auſſi en icelle iſle quelque iour le pape viendroit. Attendens ceſte heureuſe iournee, ſi là arrivoit perſonne qui l’euſt veu à Rome ou aultre part, qu’ilz euſſent à bien feſtoyer, & reverentement traicter. Toutesfoys nous en excuſaſmez honeſtement.


  1. Voix Stentoree. forte & haulte comme auoit Stentor, duquel eſcript Homere 5. Iliad. Iuuenal. lib. 13.
  2. Hypophetes. qui parlent des choſes paſſees : comme Prophetes parlent des choſes futures
  1. Celluy qui eſt. « Ego sum qui sum. » (Exode, III, 14)
  2. Nous parlons du Dieu en terre. « Vn cardinal… eſtant malade à la mort, & ayant voulu eſtre confeſſé, quand le confeſſeur luy parla d’adorer vn ſeul Dieu il diſt qu’auſſi faiſoit-il, mais que c’eſtoit le Pape. Car d’autant que Pape eſt Dieu en terre, ie l’ay mieux aimé adorer, parcequ’il eſt viſible que non pas l’autre qui eſt inuiſible puis qu’il n’en faut pas adorer deux. » (Henri Estienne, Apologie pour Hérodote, c. XXV, t. I, p. 581)