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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/51

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Or notez Beuueurs, que durant la meſſe ſeche de Homenaz, trois manilliers de l’Eccliſe chaſcun tenant vn grand baſſin en main, ſe pourmenoient parmy le peuple diſans à haulte voix. N’oubliez les gens heureux, qui le ont veu en face. Sortans du temple ilz apporterent à Homenaz leurs baſſins tous pleins de monnoye Papimanicque. Homenaz nous diſt, que c’eſtoit pour faire bonne chere. Et que ceſte contribution & taillon l’vne partie ſeroit employee à bien boyre, l’aultre à bien manger, ſuyuant vne mirificque gloſſe cachee en vn certain coingnet de leurs ſainctes Decretales. Ce que feut faict, & en beau cabaret aſſez retirant à celluy de Guillot en Amiens[1]. Croyez que la repaiſaille feut copieuſe, & les beuuettes numereuſes.

En ceſtuy dipner ie notay deux choſes memorables. L’vne que viande ne feut apportee, quelle que feuſt, feuſſent cheureaulx, feuſſent chappons, feuſſent cochons, (des quelz y a foizon en Papimanie) feuſſent pigeons, connilz, leuraulx, cocqs de Inde, ou aultres, en laquelle n’y euſt abondance de farce magiſtrale. L’aultre, que tout le ſert & deſſert feut porté par les filles pucelles mariables du lieu, belles, ie vous aſſie, ſaffrettes, blondelettes, doulcelettes, & de bonne grace. Les quelles veſtues de longues, blanches, & deliees aubes à doubles ceinctures, le chef ouuert, les cheueulx inſtrophiez de petites bandelettes & rubans de ſaye violette, ſemez de roſes, œilletz, mariolaine, aneth, aurande, & aultres fleurs odorantes, à chaſcune cadence nous inuitoient à boire, auecques doctes & mignonnes reuerences. Et eſtoient volontiers veues de toute l’aſſiſtence. Frere Ian les reguardoit de couſté, comme vn chien qui emporte vn plumail. Au deſſert du premier metz feut par elles melodieuſement chanté vn Epode[BD 1], à la louange des ſacroſainctes Decretales.

Sus l’apport du ſecond ſeruice, Homenaz tout ioyeulx & eſbaudy adreſſa ſa parole à vn des maiſtres Sommeliers, diſant. Clerice[2], eſclaire icy. A ces motz vne des filles promptement luy præſenta vn grand hanat plein de vin Extrauaguant. Il le tint en main, & ſouſpirant promptement diſt à Pantagruel. Mon Seigneur, & vous beaulx amis, ie boy à vous tous de bien bon cœur. Vous ſoyez les treſbien venuz. Beu qu’il eut & rendu le hanat à la bachelette gentile, feiſt vne lourde exclamation, diſant. O diues Decretales, tant par vous eſt le vin bon bon trouué. Ce n’eſt, diſt Panurge, pas le pis du panier. Mieulx ſeroit, diſt Pantagruel, ſi par elles le mauuais vin deuenoit bon. O Seraphicque Sixieſme[3] (diſt Homenaz continuant) tant vous eſtez neceſſaire au ſauluement des pauures humains. O Cherubicques Clementines comment en vous eſt proprement contenue & deſcripte la perfaicte inſtitution du vray Chriſtian. O Extrauaguantes Angelicques, comment ſans vous periroient les paouures ames, les quelles ça bas errent par les corps mortelz en ceſte vallee de miſere. Helas quand ſera ce don de grace particulere faict es humains, qu’ilz deſiſtent de toutes aultres eſtudes & neguoces pour vous lire, vous entendre, vous ſçauoir, vous vſer, practiquer, incorporer, ſanguiſier, & incentricquer es profonds ventricules de leurs cerueaulx, es internes mouelles de leurs os, es perples labyrintes de leurs arteres ? O lors, & non plus touſt, ne aultrement, heureux le monde.

A ces motz ſe leua Epiſtemon, & diſt tout bellement à Panurge. Faulte de ſelle perſee me conſtrainct d’icy partir. Cette farce me a deſbondé le boyau cullier. Ie ne arreſteray gueres. O lors (diſt Homenaz continuant) nullité de greſle, gelee, frimatz, vimeres. O lors abondance de tous biens en terre. O lors paix obſtinee infringible en l’Vniuers : ceſſation de guerres, pilleries, anguaries, briguanderies, aſſaſſinemens : exceptez contre les Hereticques, & rebelles mauldictz. O lors ioyeuſeté, alaigreſſe, lieſſe, ſoulas, deduictz, plaiſirs, delices en toute nature humaine. Mais O, grande doctrine, ineſtimable erudition, preceptions deificques emmortaiſees par les diuins chapitres de ces eternes Decretales. O comment liſant ſeulement vn demy canon, vn petit paragraphe[BD 2], vn ſeul notable de ces ſacroſainctes Decretales, vous ſentez en vos cœurs enflammee la fournaiſe d’amour diuin : de charité enuers voſtre prochain, pourueu qu’il ne ſoit Hereticque : contemnement aſceuré de toutes choſes fortuites & terreſtres : ecſtatique[BD 3] eleuation de vos eſpritz, voie iuſques au troizieme ciel : contentement certain en toutes vos affections.


  1. Epode. vne eſpece de vers comme en a eſcript Horace
  2. Paragraphe. Vous dictez parafe, corrompans la diction, laquelle ſignifie vn ſigne ou note poſee pres l’eſcripture
  3. Ecſtaſe. rauiſſement d’eſprit
  1. Guillot en Amiens. Ce n’est pas là un personnage de fantaisie. Sa réputation était bien établie. Jean de la Bruyère Champier, dans son De re cibaria (XV, 1), mentionne à Amiens : « Vnum popinarium, nomine Guillelmum (Guillotum vulgus cognominat), » qui sait préparer avec la plus grande promptitude des repas dignes des rois et a facilement et à bon droit obtenu la palme parmi les taverniers de France. » Montaigne, dans son Voyage, p. 202, parlant, à l’article Lavenelle, d’un célèbre cuisinier de Toscane, dit : « L’hoſtellerie eſt fameuſe… On en faict ſi grand feſte que la nobleſſe du païs s’y aſſamble ſouuant, come chés le More à Paris, ou Guillot à Amians. »
  2. Clerice. Vocatif du mot latin clericus, « clerc. » Il forme une sorte de jeu de mots avec eſclaire icy, qui suit.
  3. Seraphicque Sixieſme. Sixième des Décrétales, ajouté aux cinq premiers par Boniface VIII.